La production de films de genre est-elle possible en France ? La question est posée à chaque fois par critiques et amateurs de cinéma à chaque sortie d’un nouveau film « de genre » en France. Les afficionados des dits films « de genre » espérant toujours son développement dans l’Hexagone. Cependant, pour diverses raisons qui seraient longue à aborder ici, cela ne se fait jamais et même si le film est encensé par la critique, il est rarement gagnant en nombre d’entrées spectateurs et n’entrainent pas d’autres productions à sa suite. Et la critique de découvrir à chaque sortie de nouveau films un film d’horreur ou de science-fiction français, alors que la France a un long passé cinématographique avec le « genre », comme nous avions pu le voir dans le cas de René Laloux.
D’abord définissons ce qu’est un film de genre. Selon notre bon ami Wikipédia, cela désigne un type de film rattaché à un genre cinématographique précis, qui est devenu surtout synonyme de cinéma de divertissement associé principalement au cinéma d’horreur, fantastique et de science-fiction. Bref, cela ressemble fortement à un concept fourre-tout, beaucoup utilisé pour marquer la distinction avec des films plus – ou qui se veulent tels- réfléchis. Il est même dans l’absolu assez peu intéressant, car certains films peuvent être « d’auteur » (autre concept fourre-tout) tout en utilisant des éléments fantastiques ou de science-fiction. Certains peuvent même mélanger plusieurs genres et rendre inclassable l’œuvre cinématographique en question. C’est ce dernier cas qui se rapproche du film dont nous allons parler aujourd’hui. Faisons donc comme-ci c’était un concept valable un instant.
Le cinéma français a déjà eu à travers son histoire de nombreux films surfant sur le genre à l’instar des films de George Mélies, en passant par Les portes de la nuit de Marcel Carné, Les Diaboliques de Clouzot, Fahrenheit 451 de Truffaut, Alphaville de Godard ou la filmographie de René Laloux. Dans les années 80, une série de cinéastes ont tentés de lancer plusieurs films de genre en France, en se basant un peu sur le modèle américain, du type René Manzor (Le Passage et 3615 code Père Noël) et Alain Robak (Baby blood). Dans cette période intervient Jérôme Boivin, réalisateur né en 1954, qui a développé un univers décalé dans quelques court-métrages et… seulement deux films ! En effet, faute de pouvoir produire ses films, la carrière de ce réalisateur, toujours en activité, c’est davantage concentré sur les téléfilms. Un trait malheureusement typique de ceux qui tentent de sortir des oeuvres de genre dans l’Hexagone[1], à l’instar de ce qui s’est passé pour la carrière d’Alain Robak. Les deux seuls long-métrages que nous avons de la part de Jérôme Boivin sont donc Baxter (1989) et Confession d’un barjo (1992). C’est le premier qui va nous intéresser.
Adapté d’un roman de Ken Greenhall nommé Des tueurs pas comme les autres, Baxter raconte l’histoire d’un bull-terrier du même nom, réfléchissant sur son existence et sur les humains qui l’entourent, notamment à travers les différents maitres peuplant sa vie.
Après un générique sombre montrant des chiens en cage dans une ambiance sonore oppressante, nous sommes présentés au personnage principal, Baxter, qui n’est rien d’autre qu’un chien. Nous entendons d’abord sa voix, sa silhouette étant dans l’ombre, mais au fur au mesure de son discours, la caméra se rapproche et la lumière éclaire son corps canin pour mieux le visualiser. Le film sera donc présenté de son point-de-vue et il parlera à la première personne, dans un langage qu’on pourrait dire olfactif ou descriptif, montrant que les propos ne sont pas tenus par un humain, et la relative naïveté dans la recherche d’explication dans celui qui utilise ces phrases. Son but sera de comprendre les humains et de se faire comprendre d’eux. La voix de Baxter est bizarre, monolithique, presque inquiétante, comme-ci c’était un être difforme qui parlait, un élément qui était voulu par le réalisateur[2]. Un aspect inquiétant renforcé par les gros plans sur les yeux de Baxter, visant à humaniser un bull-terrier !
Toute l’originalité de Baxter repose sur le fait qu’il soit… un chien qui pense ! En effet, même si on entend ses pensées, qu’il tente de comprendre le monde qui l’entoure avec ses propres mots, il reste un chien, davantage guidé par ses instincts et sa bestialité naturelle que par des réflexions intellectuelles poussées. Quand il dit dans le film qu’il ne connait « ni l’amour, ni la peur », cela ne signifie pas que Baxter est un psychopathe, mais que tout être pensant qu’il est, il reste un chien et ses pensées ne sortent pas de ce cadre. Nous verrons en quoi d’ailleurs cette précision le rend opposé à l’un de ses maitres, Charles.
Pour bien comprendre cela, faisons la distinction nature/culture. La nature est en quelque sorte ce qui nous fait appartenir de manière biologique et innée à une espèce déterminée. Les êtres vivants se développent en interagissant avec leur environnement. Toutefois, cela ne signifie pas que le développement amène à la culture, car dans la nature ce qui est donné au départ et ce qui est acquis dans un développement considéré comme normal de l’espèce est tout aussi naturel[3]. La culture consiste dans les comportements d’une espèce indépendamment de ses déterminants biologiques. Elle consiste surtout à user du travail pour construire ses moyens d’existence et ne plus seulement se contenter de trouver les choses, bref d’utiliser l’outil pour avoir ses moyens de production. Comme le disait Marx et Engels dans L’idéologie allemande :
« On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion, par ce qu’on voudra. Ils commencent eux-mêmes à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire eux-mêmes leurs moyens d’existence. »
Une fois ces comportements acquis et ces moyens de production construit, avec toutes les connaissances qui vont avec, ceux-ci peuvent être transmis aux générations suivantes par l’intermédiaire de la société dans laquelle vit l’individu et qui possède ses propres rites, même en ce qui concerne le fait d’assouvir un besoin naturel (par exemple manger). De tel sorte qu’on peut dire que la culture se caractérise par la possibilité d’un héritage de l’individu hors du domaine biologique. Chez les animaux il existe des actes dits protoculturels qu’on observe : ainsi les pinsons des Galapagos ont appris à se servir d’épines de cactus pour attraper des insectes, les macaques japonais apprennent aux générations suivantes le fait de laver les fruits ou encore la capacité de certains chimpanzés à utiliser des symboles abstraits pour communiquer[4]. Cependant, à la différence des autres espèces animales, l’espèce humaine a approfondi ces aspects protoculturels dans la culture. On peut seulement comparer les outils des animaux et un TGV créé par l’homme, les capacités d’abstraction des chimpanzés et celle d’un architecte, pour voir aisément la différence. Un développement d’autant plus facilité de par ses dispositions biologiques (il a des mains et se tient debout) qui lui ont permis d’évoluer et de créer des outils développés :
« En effet, étant donné l’organisation du corps humain (son anatomie), étant donné les liens entre l’homme et le milieu naturel, l’homme va être amené à produire, c’est-à-dire à faire apparaître par le biais de l’outil et du travail des objets (partiellement) artificiels (artificiels par leur forme, naturels par leur matière première). Il faut évidemment entendre par là des outils mais aussi tous les objets fabriqués servant à satisfaire les besoins. A partir de ce moment, le centre du développement humain ne va plus être seulement, ou principalement, le corps humain. »[5]
D’autre part, avec son développement la domination de l’état de nature chez l’homme se remplace peu à peu par la domination culturelle :
« De même chez certains animaux proches de l’homme des éléments du culture ou de préculture peuvent cohabiter avec l’ordre biologique, proprement animal, qui les domine et se subordonne en fonction de ses propres fins. Cette domination s’inverse progressivement chez les préhominens et tout l’enjeu de l’anthropogénèse est précisément de soumettre l’ordre naturel au nouvel ordre socio-culturel résultant du travail, du langage, de l’héritage et de la technique. Bref, chez l’homme l’ordre héréditaire de la biologie est globalement de plus en plus soumis à l’ordre social de la transmission culturelle. »[6]
Pour revenir à nos moutons, même si Baxter est un chien qui pense, développe ses réflexions et tente de comprendre le monde à sa manière, il ne sort jamais de son enfermement biologique et de ses bas instincts qui le rappellent toujours à l’ordre. Il ne comprend pas non plus ses propres déterminations comme pourrait le faire un être humain (par exemple il ne comprend pas pourquoi il couche avec la chienne alors qu’elle le dégoute) et a une capacité à conceptualiser assez pauvre. On peut distinguer l’individu qui fait partie d’une espèce biologique déterminée et la personne qui est un être socialement et historiquement déterminé. Et même si Baxter tend à devenir, surtout vers la fin, une personne à part entière, sa personnalité ne s’est pas développée à fond et reste dans l’état de nature. Reconnaissons-lui quelques traits culturels proéminents comme le besoin de règle socialement acceptée et d’une relation de réciprocité chez les êtres qui l’entourent.
« Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maitre de jurande et compagnon, en un mot : oppresseurs et opprimés, se sont trouvés en constante opposition ; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt cachée, tantôt ouverte, une guerre qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine commune des classes en lutte. (…)
« Toutefois, notre époque – l’époque de la bourgeoisie – se distingue des autres par un trait particulier : elle a simplifié les antagonismes de classes. De plus en plus, la société se divise en deux grands camps ennemis, en deux grandes classes qui s’affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat. »
Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels.
On ne présente plus Sergueï Eisenstein, réalisateur soviétique de génie qui a révolutionné le cinéma avec ses films. Eisenstein qui a révolutionné les conceptions du montage[1] ; il a d’ailleurs théorisé 5 types de montages : métrique, rythmique, tonal, harmonique et intellectuel[2]. Nous savons tout cela car les travaux sur ces sujets sont nombreux ! Nous allons donc moins nous attarder sur le montage que sur un aspect moins étudié : la montée en puissance, non pas d’un personnage en particulier mais d’une classe sociale, le prolétariat, à travers les trois premiers films d’Eisenstein, c’est-à-dire La grève (1925), Le cuirassé Potemkine (1926) et Octobre (1927). Nous prévenons tout de suite : nous n’allons pas nous attarder sur les erreurs historiques du cinéaste, celles-ci étant connues de tous et ne sont pas l’objet du présent article.
Avant d’entrer dans le vif de sujet, il faut se mettre d’accord sur une notion : qu’est-ce qu’un prolétaire ?
Le prolétaire est celui qui ne possédant rien, n’a que sa force de travail à vendre. Producteur de la valeur économique – le travail étant la principale source de la valeur – le travail du prolétaire est accaparé par le capitaliste qui lui détient les moyens de production et récupère le fruit du travail de ses salariés. Volé serait aussi le bon mot, le prolétaire n’étant payé que la valeur de la reproduction de sa force de travail et pas de la totalité, car en travaillant il créé du surtravail transformé en profit par le détenteur des capitaux et récupéré pour sa pomme[3]. C’est cette description faite par Marx dans Le capital et par d’autres à la suite qui justifie la révolution pour abolir les classes sociales et arriver à une société harmonieuse, le communisme. Bien qu’on puisse avoir tendance à l’amalgamer, la notion de prolétaire ne se recoupe pas totalement derrière celle d’ouvrier[4]. En effet, les ouvriers d’usine sont considérés bien souvent comme l’avant-garde du prolétariat à cause de la grosse concentration de prolétaire en un endroit et la facilité à créer des interactions, donc l’union entre eux face au patronat. Toutefois, de par sa définition le prolétariat est plus large que l’ouvrier. On peut parler des marins exploités et maltraités dans Le cuirassé Potemkine, des « indépendants » du type chauffeur Uber ou encore des employés de la restauration.
Le prolétariat ne recouvre pas non plus entièrement la notion de peuple. Cette dernière notion est sensée désigner la majorité des citoyens d’un territoire donné en faisant abstraction de leur classe sociale. Utiliser la notion de peuple pour un parfait réactionnaire ou par un populiste de gauche républicaine parfaitement ignorant du marxisme n’est donc pas un problème, le « peuple » étant très extensible dans le vocable politique en fonction de l’idéologie de celui qui parle. Bien sûr, le prolétariat étant amené dans la plupart des pays capitalistes à représenter la majorité de la population, il arrive très souvent chez les personnes se réclamant du socialisme, dont Eisenstein fait partie, d’utiliser « peuple » et « prolétariat » de manière équivalente.
Eisenstein voulait avec ces trois premiers films amener le peuple vers le socialisme. Il faut savoir d’ailleurs que son premier film devait être le début pour une série de films intitulée Vers la dictature du prolétariat. Eisenstein a commencé sa carrière au théâtre du Proletkult (dont sont issu les acteurs de son premier long-métrage). Il s’agit d’un courant artistique né en 1917 qui voulait fournir la fondation d’un véritable art prolétarien sans influence bourgeoise. Une conception assez peu dialectique et qui fit l’objet de sévère critique de la part du Parti bolchévique[5]…
Chacun des trois films débutent avec une citation de Lénine, à chaque fois en rapport avec l’intrigue. Dans le premier, c’est un extrait indiquant la nécessité pour le prolétariat d’être organisé ; pour le second c’est rappeler l’étincelle de la révolte des marins en 1905 ; le dernier pour parler de la révolution d’Octobre.
Le film La grève montre la première tentative du prolétariat russe de se rebeller contre la toute-puissance patronale. Le long-métrage décrit la grève des ouvriers d’une usine en 1912, suite au suicide d’un collègue accusé injustement d’un vol. La grève s’installant dans la durée et malgré une grande combativité, celle-ci se terminera par la faim, les traîtres en son sein, les provocations patronales et pour finir la répression barbare des armées du tsar.
L’effervescence du début de la grève est montrée par un montage rythmique commençant par le tabassage de l’un des contremaitres demandant qu’on reprenne le travail, puis lorsque les ouvriers ordonnent à ce que les machines s’arrêtent, ensuite courant entre les divers secteurs de l’usine pour demander à chacun de rejoindre la grève. Cette longue séquence se termine par une scène que je trouve très belle : celle d’une roue mécanique servant à faire fonctionner les machines, qui tourne, puis sur son image nous voyons apparaitre trois ouvriers d’âge différent, d’abord les bras le long du corps, puis les bras croisés. Au moment de croiser les bras, la machine s’arrête, puis disparait pour ne laisser que les trois ouvriers. Riche de sens, cette scène symbolise tout à la fois l’unité des ouvriers contre le capitalisme, la récupération de leur force face à la machine qui les broie et la preuve que sans leur force de travail celle-ci ne fonctionne pas.
Le sujet central du film est celui de l’organisation et du maintien de l’unité. Il faut remarquer que même si les personnages se pensent comme ouvrier en soi, leur conscience de classe est concrètement lacunaire, s’expliquant notamment par le fait que les militants (bolchéviques) sont peu nombreux. D’autre part ils doivent faire face à un réseau d’informateurs/ provocateurs au service du patronat beaucoup plus expérimentés qu’eux. C’est d’ailleurs l’occasion d’évoquer un thème du film présent avec les informateurs : celui du lumpenproletariat[6]. Il s’agit du prolétariat déclassé qui s’adonne aux crimes et dont les membres, s’ils peuvent être entrainé dans le cadre d’une révolution vers les autres prolétaires, sont surtout des alliés du patronat ou des forces réactionnaires, voire fasciste, pour réprimer le prolétariat révolutionnaire. Dans le film, cela se traduit par des maîtres chanteurs ou des provocateurs mettant le feu à une maison. Ce statut du « prolétariat en haillons » peut être oublié encore de nos jours par certains à gauche, mais il est bien nécessaire de rappeler que les mafias et autres banditismes ne peuvent pas servir en tant que tel la cause du prolétariat et que dans la mesure du possible il nous faut lutter contre ces activités.
Suite au massacre en fin de long-métrage, le film demande à ce que le prolétariat se souvienne de ses martyrs et rendent honneur à leur mémoire. Les héros de la classe ouvrière doivent l’inspirer mais aussi, en creux, doit lui faire apprendre de leurs erreurs. Cette leçon sera en partie comprise lors du second film, Le cuirassé Potemkine.
L‘histoire du Cuirassé raconte la révolte des marins du cuirassé Potemkine pendant l’année révolutionnaire 1905 en Russie, face aux mauvais traitements des gradés et à une nourriture avariée. Durant le soulèvement, le marin ayant appelé à se rebeller est traitreusement abattu par le capitaine du bateau. Son corps sera déposé de manière quasi-religieuse sur le port d’Odessa, avec un écriteau expliquant les évènements ayant entrainé sa mort. Son exemple vivifiera la foule qui choisira de se révolter et de suivre l’exemple du Potemkine. Malheureusement, la foule d’Odessa sera ostensiblement massacrée par l’armée tsariste, avant que les marins ne répliquent.
Ce film qui part sur des évènements réels mais romancés, nous montre toujours des scènes de révoltes contestant l’autorité (tsariste et religieuse en l’occurrence), mais l’unité est plus ferme et se fait entre plusieurs couches du prolétariat, comme le montre la scène du marin assassiné donnant l’étincelle aux gens d’Odessa pour se rebeller. Une unité que ne viendra pas briser les haines irrationnelles : un homme scandant « morts aux juifs » dans la foule se faisant taper dessus pour son antisémitisme.
Les insurgés d’Odessa se font attaquer par surprise par l’armée du tsar dans la fameuse scène de l’escalier. Les cosaques arrivent de par dessous la statue du tsar, pour bien représenter qu’ils agissent en son nom d’oppresseur. Un mouvement de panique se créé et plusieurs personnes tombent touchés par les balles des soldats. Malgré les tentatives, il est impossible de parler aux soldats du tsar qui tuent même les enfants. Avec la fameuse scène du landau qui tombe des escaliers, Eisenstein montre la vie qui s’en va devant l’horreur de la scène, renforcé par les gros plans sur le visage des victimes de la répression dont l’humanité ressort. Seulement, cette fois les marins répliquent face à l’abominable et bombardent l’opéra d’Odessa. Le montage se veut intellectuel, les explosions faisant référence à la colère du prolétariat qui s’exprime et les statues de lions qui apparaissent représentant les soldats du tsar et la réaction. Contrairement au premier film, l’histoire se termine par une semi-victoire lorsque les croiseurs laissent passer le Potemkine sans combattre, les équipages de ces vaisseaux s’étant rebellés et ayant rejoint la révolution.
Nous en arrivons donc à la troisième tentative, celle du film Octobre. Bien entendu le long-métrage raconte les journées révolutionnaires menant à la prise du palais d’hiver le 25 et 26 octobre 1917, amenant l’avènement du premier Etat socialiste au monde.
Contrairement aux deux premiers opus, le prolétariat russe est beaucoup plus conscient de lui-même : il ne se laisse plus embobiner, réprimer ou séparer impunément, comme le démontre la scène où les menchéviques ralliés au gouvernement provisoire tentent durant l’assemblée du soviet de Pétrograd d’arrêter la révolution, avec des supplications comparées graphiquement à un joueur de violon, sans que cela n’arrête le prolétariat. A l’inverse, là où les ennemis de classe étaient unis lors des deux premiers films, ceux-ci ne le sont plus et sont particulièrement soumis aux contradictions de leur classe sociale.
D’autre part, ce qui change des fois précédentes, c’est la présence plus marquée d’un parti d’avant-garde du prolétariat : le parti bolchévique.
La forme parti relève d’une importance capitale pour les communistes (comme le souligne le fameux Manifeste du parti)[7]. Loin des partis auxquels nous sommes habitués en France, ayant un but purement électoral et à engranger des subventions, le parti communiste selon les textes de Marx et de Lénine, est un parti représentant une classe révolutionnaire, le prolétariat, capable d’organiser son action même spontanée, de représenter cette classe en tout lieu (travail comme parlement). Formateur théorique, il joue le rôle d’intellectuel collectif et permet de pousser à la conscientisation les travailleurs. Le parti permet de maintenir l’élan révolutionnaire et d’atteindre une transformation radicale de la société. Le Parti est là pour assurer qu’il n’y ait aucun retour en arrière : une scène remarquable du film est celle du rembobinage de la première séquence, montrant la destruction par le peuple révolutionnaire des ouvriers et des paysans de la statue du tsar Alexandre 3, au moment où les troupes de général Kornilov menacent de déferler pour renverser la révolution de février et remettre la famille royale. Face à cette perspective, ce sont les bolchéviques, certains emprisonnés suite aux manifestations de juillet 1917, qui seront le fer de lance de la lutte contre Kornilov, le chef du gouvernement provisoire Alexander Kerenski se montrant incapable de diriger celle-ci malgré ses rêves de grandeur. Bien entendu, pour permettre une meilleure identification – et parce que la référence est obligée- le Parti bolchévique s’incarne dans la figure de Lénine, dont on romance le retour en Russie, le peuple attendant avec impatience sa sortie de la gare pour l’écouter parler.
Tous les évènements du film amènent à la prise du pouvoir du prolétariat pendant les journées d’octobre 1917, présenté comme un soulèvement des masses prolétariennes contre la bourgeoisie. La prise du palais d’hiver fait penser par certains côtés à ce que fera en 1938 Jean Renoir dans son film La Marseillaise lors de la prise du château du roi par les insurgés. La scène finale montre les prolétaires de Saint-Pétersbourg heureux d’avoir pris le pouvoir et fait tomber le gouvernement de Kerenski, leur permettant de décréter enfin la paix et la terre aux paysans. Les horloges s’arrêtant partout dans le monde à cet instant et annonçant l’avènement du prolétariat. En toute fin, nous pourrions mettre un bémol sur la caricature outrancière de l’ennemi de classe. Celui-ci est souvent montré comme gros, incompétent, prétentieux, pas à la hauteur de la situation, malfaisant par nature, etc. Non loin de dire que certains traits ne se retrouvent pas chez quelques tristes sires, ni que l’incompétence avérée de Kerenski -celle-ci le fit détester à la fois par les travailleurs qui voyait bien les intérêts capitalistes derrière ses grandes phrases et par la droite réactionnaire qui le trouvait trop mou-, seulement que le trait est forcé pour donner au prolétariat un visage humain, ce qui se trouve à mille lieux des nobles dans le film La Marseillaise de Jean Renoir. Dans un but d’éduquer le prolétariat vers la révolution, sous-estimer l’ennemi serait une erreur et mieux connaître son point-de-vue et ses habitudes permet de l’abattre plus facilement.
[1] « Sergueï Eisenstein : le cinéma peut-il éduquer les masses », Cinéma et politique, 22/05/2020.
[2] « Il pose les bases du montage Eisenstein et ses théories », Lucas Morata, 15/06/2017.
[3] Voir la vidéo « Être communiste en 2021 » des JRCF. Si l’on veut aller plus en profondeur, bien entendu lire Le capital de Marx, mais aussi Travail salarié et capital du même auteur.
[4] Voir le fameux Manifeste, ou plus récemment un court texte du blog Réveil communiste « Qui sont, et où sont les prolétaires en 2021 ? ».
[5] Voir le texte « De la culture prolétarienne » de Lénine, 8 octobre 1920.
[6] Voir encore une fois le Manifeste du Parti Communiste.
« Dans les vieux livres de sorcellerie, on dit que si on veut exorciser le démon ou le fantôme, il faut trouver son nom, le nommer. Je pense que c’est la méthode que j’utilise pour me débarrasser de mes angoisses. Dans les films je leur donne un nom. »
Jan Svankmajer est un cinéaste tchèque spécialisé dans l’animation né en 1934 à Pragues. Il est aussi graveur, sculpteur et céramistes, trois qualités l’aidant dans ses films. Etudiant à l’école des Arts appliqués de Pragues de 1950 à 1954, il y trouvera sa femme Eva et fera diverses rencontres l’amenant à intégrer le groupe des surréalistes de Tchécoslovaquie. C’est en 1964 avec son premier court-métrage, Le dernier truc de M. Schwarzwald et de M. Edgar, que débute sa longue carrière dans le cinéma d’animation mélangé avec de la prise de vue réelle, à mi-chemin entre ce que peut faire un Terry Gilliam et un Luis Bunel, toujours empreint des divers courants l’ayant touché, c’est-à-dire le surréalisme et le maniérisme. Des œuvres marquantes dans sa carrière, nous pouvons citer les courts-métrages Jabberwocky[1], Down to the cellar ou Food, et dans les longs-métrages Alice ou Survivre à sa vie (Théorie et pratique)[2].
Celui qui va nous intéresser aujourd’hui, Les possibilités du dialogue, est un court-métrage de 12 minutes sorti en 1982. Acclamé par la critique, il reçoit le grand prix d’Annecy en 1983, puis l’Ours d’or du court-métrage à Berlin. C’est accessoirement l’un des courts-métrages préférés de Terry Gilliam. Outre d’être caractéristique de ce que sont les œuvres de Jan Svankmajer, le film donne à voir métaphoriquement les impasses de certaines relations humaines, ou en tout cas leur vision par le réalisateur. Le lien est en-dessous l’article, mais nous prévenons désormais le lecteur : le film est muet !
Le générique du film commence donc alors que l’on entend des personnes discutant en arrière-plan (les dialogues sont inaudibles), allant de plus en plus fort jusqu’à ce que cela devienne bruyant. Ce seront le seules « paroles » du film, qui se répartie en trois dialogues.
Le premier est le dialogue factuel, sous-entendant que ce qui va nous être représenté est l’incarnation de ce qui se passe à chaque dialogue avec autrui.
Nous voyons donc apparaître des êtres anthropomorphiques formés d’ustensiles du quotidien, de fruits, de légumes et de viandes. Les visages de ces êtres et leur côté cadavre exquis formé de tout un tas d’objet fait évidemment référence au peintre italien de la Renaissance Guiseppe Arcimboldo, connu pour ses portraits suggérés par des végétaux, animaux et objets, qui ont beaucoup inspiré les surréalistes et donc se retrouve dans les références du cinéaste tchèque dont nous parlons. A chaque rencontre entre ces êtres, ceux-ci échangent quelques paroles en se faisant face-à-face puis s’entredévorent, se mélangent[3], avant que le « vainqueur » ne recrache son adversaire, celui-ci perdant l’un de ses attributs. Au fur et à mesure des duels, les êtres recrachés commencent de plus en plus à s’humaniser et à être composé de manière plus homogène (la glaise en l’espèce). Ils deviennent même parfaitement identiques : à la fin du dialogue, le dernier des êtres se contente de recracher plusieurs fois à la suite ses doubles.
Dans la revue Sense of cinéma en 2001, Jan Svankmajer disait que les objets de son court-métrage mettaient en scène le processus civilisationnel de la différenciation à l’uniformité. Toutefois, si ce n’est clairement pas l’idée du réalisateur qui en donne un ton nettement plus négatif, nous pouvons penser à un processus d’humanisation démontré dans ce premier dialogue : une fois la rencontre avec l’autre, et par le langage me permettant d’exprimer mes sentiments et idées, je me transforme et perd certaines illusions ou attributs sauvages que je possédais, par cette voie je m’améliore et m’humanise, allant vers un même cadre unique dans lequel vive mes congénères. Ce qui selon moi pourrait être visible dans la lente amélioration par les « combats » successifs de ces êtres multiformes.
Le second dialogue s’appelle « dialogue passionné » et va représenter la vie de couple et ses désagréments. Nous voyons deux humains fait de glaise représentée à la manière grec dans le sens d’une perfection des courbes humaines, se faisant face, un homme et une femme. Quelques secondes plus tard ils s’embrassent et se mélangent, donnant lieu à une scène faisant référence à un rapport sexuel. Une fois la relation consommée, les deux figures reviennent à leur place d’origine dans leur intégralité… sauf un petit amas de glaise restant sur la table et souhaitant faire partie à nouveau de l’un des deux. La première des choses est de ne pas voir cette imperfection criante, puis de la rejeter, car au fond elle représente LEUR imperfection et un point trouble dans leur relation de couple, comme un défaut que l’on voit chez son partenaire (ou que l’on croit voir), que l’on essaierait d’oublier même s’il finit par nous sauter aux yeux. Le paroxysme de cette scène, c’est le moment où ils finissent par se renvoyer l’un l’autre cette boule, avant de s’entredétruire de manière dramatique. Là aussi, la vision du dialogue est très pessimiste dans le sens où même l’amour se finit en haine et ne protège pas de l’anéantissement.
Nous arrivons donc au dernier dialogue, le « dialogue approfondi ». Au vu de la scène, l’adjectif approfondi désigne un très long débat. La scène se commence sur un tiroir dont sort deux têtes identiques parfaitement humaine. Ils se font face et sortent de leur bouche des objets complémentaires : un crayon et un taille-crayon, du pain et du beurre à étaler, une chaussure et des lacets, etc. Cela signifie métaphoriquement un certain accord dans la discussion qui s’engage. On remarque d’ailleurs ici un motif récurrent de l’artiste : celui de la langue[4], mais parfaitement muette et n’aidant pas à la compréhension du personnage. Enfin, les deux têtes tournent sur elles-mêmes et continue l’association d’objets, mais ceux-ci ne sont plus du tout complémentaire (le beurre est tartiné sur la chaussure, le dentifrice est mis sur la tranche de pain, etc). Le rythme devient plus rapide et nous commençons à apercevoir des signes de fissures sur les visages. Il s’agit donc de représenter un débat qui s’éternise et dont les deux interlocuteurs sont en désaccord. Nous remarquons le travail sonore mettant l’accent sur la désagrégation de la discussion, mais aussi sur l’aspect matériel, animal de ces objets anthropomorphiques. A la fin, le dialogue fait la place à la joute verbale pure et simple, symbolisée par un fond sonore beaucoup plus rapide et violent, où les deux êtres sortent en même temps exactement les mêmes objets, signifiant sans doute qu’ils se renvoient chacun les mêmes arguments sans possibilité de pouvoir s’entendre. Le dialogue se termine par la destruction des têtes, essoufflées par le dialogue. Le film se conclut ainsi.
En 12 minutes, nous retrouvons tous les thèmes de prédilections de Jan Svankmajer, comme la langue, l’autodestruction et l’impossibilité du dialogue. Il n’est pas anodin d’ailleurs que chacun des « personnages » se fassent exactement face l’un à l’autre, l’autodestruction étant dans tous les cas engendrés par la relation avec l’autre, qui semble chercher plus ou moins à nous uniformiser, de manière involontaire ou non.
Après quelques recherches, je n’ai pas retrouvé en français de révélation sur la production du film, ni son budget ni la façon dont il a été tourné. La seule chose que j’ai pu trouver, et qui très largement répété au sujet de l’auteur, c’est que dans les années 70 à 80 la censure de la République populaire de Tchécoslovaquie, communiste, a mis des bâtons dans les roues à la création de Svankmajer, notamment en l’empêchant de développer certains scénarios.
Qui est le spectateur visé ? L’impression qui en ressort, et c’est sans doute là où le bât blesse, c’est qu’il n’y a aucun spectateur visé particulièrement par cette œuvre empreint de poésie et démontrant un talent certain pour l’animation, comme-ci elle n’appartenait qu’à son auteur et compréhensible que de lui ou des artistes partageant son univers. Cette œuvre est bien en contradiction avec la volonté, plus ou moins respecté il faut l’admettre, par la pensée communiste de son époque privilégiant des œuvres formatrices pour le plus grand nombre, avec une éducation et des développements rationnels dans l’optique de représenter l’idéal communiste. Avec Svankmajer, nous sommes plutôt retranchés dans notre individualité avec nos angoisses, sans que notre moyen d’extérioriser celle-ci, la parole, soit accessible. Cela fait penser à ce que disait l’écrivain Roger Vailland à propos des surréalistes dans son livre Le surréalisme contre la révolution (1948) : mouvement issu de la petite-bourgeoisie déclassée (même si le rapprochement n’est pas total de ce point de vue avec Svankmajer, force est de constater qu’il ne vient pas d’un milieu défavorisé), qui se met en marge volontairement d’une société qui ne semble plus lui apporter de sens – tout en permettant sa survie matérielle un temps- et qui pense que toute les notions, même d’amour, de vie et de mort sont devenus dérisoires, motivé par le scandale et tenté par la révolte mais sans jamais choisir totalement, se muant dès fois en pure irrationalisme. Le combat est avant tout intérieur, celui de la condition humaine, et laisse peu de place véritablement au collectif, vu majoritairement comme aliénant. Un thème qui, même présenté de manière aussi extravagante que par Jan Svankmajer, est un vieux thème usité par tout le monde, comme une sorte de fatalisme sur l’humanité en générale, ayant pour défaut de justifier un certain repli sur soi, sur ses angoisses, au lieu de les affronter et de chercher à changer les choses pour qu’elles cessent de nous angoisser. Bref, c’est une vieillerie !
C’est donc beaucoup plus une sorte d’individualisme prôné par le cinéaste, en opposition avec les autorités communistes et ce qui rend crédible le rapprochement de certains entre l’uniformisation dénoncé des Possibilités du dialogue et critique du communisme. Même si au demeurant, l’uniformisation est bien présente aussi dans le système capitaliste, par la marchandisation de la culture et la tendance à tendre vers un modèle hégémonique du pays dominant économiquement.
[1] L’œuvre de Lewis Caroll est très présente chez Svankmajer, de même que celle d’Edgar Allan Poe.
[2] Les théories de Freud sont une source d’inspiration pour le cinéaste (voir la citation plus haut), parfaitement mise en exergue dans le long-métrage.
[3] Durant le mélange, les divers objets les composants se détruisent et s’entrechoquent, signifiant par leur rencontre la destruction d’une partie de ce qui faisait l’autre.
[4] Voir à ce sujet, « Les langues silencieuses de Jan Svankmajer », Etudes théatrales, Laurence Tuot., 2014.
Après avoir analysé le film, penchons-nous un peu sur la production de celui-ci. Tout d’abord, de qui provient l’idée du film ? Les avis divergent. En effet, l’un des collaborateurs du film, Jean-Paul Dreyfus, insinue qu’il s’agit de sa femme de l’époque, membre avec Jean Renoir de l’association Ciné-Liberté, qui aurait eu l’idée. Toutefois, d’autre sources tendent à faire penser que ce soit Renoir lui-même qui aurait présenté l’idée de la fiction lors d’une réunion du secrétariat de l’association en décembre 1936.
Jean Renoir (1894-1979) a un parcours plutôt atypique. Réalisateur français renommé de plusieurs films comme La règle du jeu, La chienne, La Grande illusion ou de French Cancan, il est déjà à l’époque l’un des réalisateurs de l’Hexagone les plus acclamés par la critique. Atypique, car si à l’époque du film il fut un compagnon de route du PCF, il eut longtemps une tendance anarchisante, mais en 1940 il proposa ses services au nouveau pouvoir vichyste (qui fut refusé), avant de quitter la France pour les Etats-Unis, pays pour lequel il garda une amitié profonde et la double nationalité. Il est clair sans plus de développement que ce qui caractérise Renoir n’est pas une cohérence politique sur le long terme et ce que nous pouvons aisément lui reprocher. Toutefois au moment de La Marseillaise, Renoir se laissait enivrer par l’élan donné par le Front populaire. Sans aucun doute, c’est sa relation amoureuse avec sa monteuse Marguerite Houllé, communiste, qui l’influença dans le choix de ses thèmes et de son compagnonnage de la période. Un compagnonnage avec le PCF l’amenant à tenir une chronique de cinéma dans le journal Ce soir tenu par les communistes et dont le contrôle politique allait à l’écrivain Louis Aragon. D’autre part il jouissait de l’appui de Jacques Duclos qui l’avait adoubé comme superviseur du film La vie est à nous. A noté que le Parti avait tout de même été déçu par les autres films de Renoir comme Le crime de monsieur Lange et Les bas-fonds dont les visions étaient assez peu conformes à la ligne prolétarienne du Parti. Avec La Marseillaise, Renoir souhaitait donner des gages au PCF[1].
Une entité qui va être importante dans la conception du film c’est la coopérative Ciné-Liberté, dont Jean Renoir était le président, qui entendait diffuser la culture cinématographique dans les milieux populaires, lutter contre la censure et lancer des créations cinématographiques[2]. Cette coopérative possède comme souvent dans les organisations gravitant autour du PCF une structure ouverte à toute personne engagée à gauche et un petit noyau dur d’adhérent qui contrôle le secrétariat. Fort de 12000 adhérents à l’automne 1936, Ciné-Liberté mobilise aussi les artistes et les cinéphiles sur des vastes projets du secteur. C’est dans le cadre de cette association que va se développer les principaux films de Renoir de cette époque, la coopérative permettant de réfléchir à plusieurs sur la conception d’une œuvre et de mutualiser les moyens de fabrication du film. En quelque sorte, l’association a servi pour La Marseillaise d’intellectuel collectif. Ce n’est donc pas anormal si la plupart des membres de Ciné-Liberté se retrouve au générique de cette œuvre.
Les membres de Ciné-Liberté font aussi partie de l’entourage de Renoir et permettent à celui-ci de garder une ligne politique à peu près claire. Outre sa monteuse de compagne, nous trouvons aussi le peintre décorateur Charles Chézeau et le directeur de la photographie Jacques Lemarre, tous les trois communistes. Nous retrouvons aussi au générique de La Marseillaise le communiste Jean-Paul Dreyfus (connu plus tard sous le nom de Le Chanois) au scénario, membre lui aussi de Ciné-Liberté, qui était aussi à l’époque le cinéaste attitré du PCF, militant discipliné et efficace qui avait beaucoup participé au succès de La vie est à nous par un intense travail de promotion. Il joue ici l’assurance du PCF de la ligne politique du film[3]. C’est Dreyfus et ses comparses qui s’occupent de la mobilisation documentaire pour le film, demandant entre autres les services du Centre d’études sur la Révolution française de la Sorbonne. Sans oublier la participation de l’équipe technique tous membre de la CGT[4]. La Marseillaise c’est donc aussi ça : la captation d’un projet collectif par la sensibilité individuelle d’un artiste se laissant submerger par son époque[5]. La production du film ressemble au film en lui-même, chaque individu apportant sa touche à un projet collectif.
Bien entendu, le film a été parrainé par les communistes, notamment à travers la publicité dans des revues comme Regards et Le travailleur du film, mais plus généralement la production du film a reçu le soutien de la majorité des représentants de la gauche, des personnalités comme Léon Blum et Léon Jouhaux y apportant leur appui. Afin de se faire financer, le film va recourir à divers moyens. Tout d’abord par un appel à souscription publique rencontrant un certain écho dans la presse de gauche et menant à la création d’une SARL La Marseillaise le 30 avril 1937[6]. La souscription n’ayant pas permis d’obtenir la totalité des financements, l’équipe du film fait appel à la société RAC qui venait de produire La grande illusion. La participation de la CGT est aussi à noter avec celle d’une association juive antifasciste américaine[7]. On a même parlé du financement occulte de la part du Komintern, même si cette partie-là n’a pas été prouvée. Nous voyons bien qu’à peu de chose près les financeurs de l’œuvre sont globalement à trouver du côté des organisations de gauches.
Le film a largement fait l’objet de coupures car son projet initial était titanesque. Initialement nous devions voir la fuite à Varenne du roi financé par les banquiers et au moins une référence aux massacres de septembre. Les personnages historiques de Robespierre et Brissot devaient apparaître, avec l’intervention de vedettes comme Jean Gabin et Maurice Chevalier. Il devait même y avoir des scènes quasi-documentaires expliquant les faits de l’époque comme l’actualité de 1930. Aussi des scènes plus marxistes où l’on voyait brûler les titres de propriété. A l’inverse le roi était moins développé dans le projet initial. En tout c’est presque 30 minutes de film qui furent enlevé. Au final, le film a coûté 18 millions de francs.
Quel est le spectateur visé par le film ? L’œuvre est totalement en adéquation avec la stratégie du Parti communiste français des années 30, celui du Front uni antifasciste. Le public visé se compose d’abord des travailleurs et des militants de gauche devant se sentir concernés par ses personnages de révolutionnaires. Ensuite, l’œuvre s’adresse aussi aux travailleurs croyants de basses conditions, afin de les appeler à se joindre à la lutte. On peut citer d’autres couches comme la petite-bourgeoisie de province et la droite patriotarde refusant de faire le jeu de l’étranger. Rappelons que nous sommes aussi à l’époque où les élites entonnent « plutôt Hitler que le Front populaire ». Le film est donc aussi éminemment politique dans le choix du spectateur. Il permet aussi de répondre aux gauchistes[8] en montrant que cette stratégie de front uni, par l’intermédiaire de la représentation des sections révolutionnaires parisiennes et provinciales, n’est nullement incompatible avec le rôle central des forces révolutionnaires organisées au sein de ce front, seules à même de pouvoir mener la lutte antifasciste, patriotique et in fine socialiste jusqu’au bout.
Lors de la première du film le 2 février 1938, celui-ci est mal accueilli et n’arriva pas à fonctionner auprès des spectateurs. En effet, le Front populaire touchait à sa fin, suite notamment à la non-intervention française en Espagne, à la « pause » des réformes par le gouvernement et à un ensemble de grèves. D’autre part, tout le monde sent la guerre montée et le fascisme se déchainer en Europe, bientôt laissé présager par les indignes accords de Munich. Le Front uni antifasciste s’effrite et La Marseillaise n’est plus dans le ton de son époque à sa sortie.
Nous nous contenterons pour finir par vous inviter à redécouvrir ce film magnifique, à la fois juste sur la Révolution française, mettant en exergue le peuple faisant l’histoire avant les grands personnages[9], et reflétant son époque à la perfection dans sa production et dans son contenu. Le tout servi par des acteurs excellents dans leurs rôles et une technique bien utilisée, La Marseillaise est un chef d’œuvre cinématographique injustement oublié. Enfin, pensons à son message de fraternité et de liberté, de paix et d’égalité, à l’heure où un vent mauvais souffle sur la France.
[1]L’écran rouge de Tangui Perron (livre collectif).
[2] Ce qui fut le cas, à l’instar de la trilogie syndicale commanditée par la CGT durant le Front populaire : Les métallos de Jacques Lemarre, Sur les routes d’acier de Boris Peskine et Les bâtisseurs de Jean Epstein.
[3] Voir sa rapide biographie dans L’écran rouge, page 122-123.
[4] Nous voyons apparaître au générique « Equipe technique et ouvrière (CGT) ».
[6] Sur 6 actionnaires de la SARL, dont Jean Renoir, 4 sont communistes.
[7] « La Marseillaise de Renoir pour la CGT », L’Humanité, 20/05/2015. Ce n’est bien sûr de loin pas la seule contribution de la CGT au film ou au cinéma en général.
[8] Gauchiste dans le sens que lui en donne Lénine dans La maladie infantile du communisme, qui désigne les tendances de gauche du communisme qui refuse les compromissions et ayant une tendance à une pseudo-pureté idéologique. Le terme est régulièrement utilisé pour désigner les anarchistes et les trotskistes, ainsi que les maoïstes.
[9] Comme dans une moindre mesure le film Un peuple et son roi.
Une première chose frappe dans le film si l’on compare d’autres œuvres sur la Révolution française, c’est le choix des personnages principaux : celui de personnages humbles, de la petite histoire, les membres du bataillon des Marseillais se rendant à Paris pour représenter la province et faire accepter la volonté de la Nation au roi (« monsieur veto »). Ce n’est pas pour rien que le sous-titre du film est « Chronique de quelques faits ayant contribué à la chute de la monarchie ». Ainsi, à l’exception de Louis 16 et de Marie-Antoinette, nous ne trouvons pas les grands noms de cette époque, quand bien même ceux-ci peuvent être cités comme Robespierre, Danton ou Marat, une scène étant réservée à la lecture de l’Ami du peuple. C’était un effet voulu du réalisateur qui trouvait qu’il y avait déjà beaucoup de films sur les grands hommes et qu’il était intéressant de faire l’histoire à partir de simples soldats. Des personnages rendus très humains car dans tout le film nous les voyons vivre, à travers la scène du bivouac ou en rendez-vous amoureux devant un spectacle d’ombre[1]. Cela permet aussi de donner un visage humain à ces révolutionnaires, loin de l’image du bolchévique avec le couteau entre les dents. Selon les propres mots du réalisateur :
« Ce public pourra constater que ces révolutionnaires sont de braves gens, fort bien tenus, disciplinés, sympathiques, de commerce agréable.
« On a envie de les fréquenter. On aimerait être de leurs amis. »[2]
Toutefois malgré cette simplicité voulue, les personnages sont aussi des archétypes. Par exemple Arnaud, le chef des Marseillais, représente le commissaire politique révolutionnaire dans sa forme idéale, concentré et réfléchi, toujours à vouloir d’abord convaincre son ennemi de se joindre à lui, sans se laisser ni corrompre ni s’emporter précipitamment en agissant en aventuriste. Baumier, son comparse, peut représenter le peuple en révolution, apprenant au fil de ses aventures, faisant taire certaines de ses hésitations, pour le rendre plus sûr de ses engagements. Javel, un autre de ses comparses, représente bien souvent le gauchiste, toujours a dénoncé la réaction quand il voit un représentant de l’Eglise, même si celui-ci apporte la paix au bataillon et sans faire attention aux conditions de vie concrètes des membres de l’Eglise.
Toujours dans cette optique de montrer le peuple, nous avons le droit à plusieurs scènes de foules (meeting à Marseille, prise du fort, entrée aux Tuileries, etc) où la caméra nous permet de faire ressortir de l’individualité dans chacune des séquences de groupe. Fort de 3000 figurants, tous membre de la CGT, il est probable que Renoir, en amoureux des acteurs qu’il était, eut donné des indications aux figurants, ce qui permet à chacun non pas de répéter la même chose mais dans chaque scène se comporter comme s’il s’agissait d’un évènement réel. Un exemple marquant : lors de l’assemblée populaire de la commune de Marseille, alors que la femme en tribune parle de son amant mort au combat, une personne se lève des sièges et dit connaître cette personne, juste avant que chacun lui ordonne de se rassoir, avec indignation, l’un des participants lui ordonnant même de se taire. C’est frappant de réalisme lorsqu’on fréquente un peu les assemblées générales diverses en France. Ce travail sur le groupe dont ressort l’individualité est particulièrement éloquent durant la dernière scène où pendant que les soldats marchent vers Valmy, la caméra et une lumière mettent en exergue un visage en particulier qui sort de la foule. Une technique permettant de rappeler le côté humain dans le groupe, l’individu s’insérant dans un groupe mais n’en perdant pas son individualité, le particulier rejoignant le général[3]. On pourrait aisément comparer ce que fait ici Renoir et la façon dont on tourne les foules sous le IIIème Reich contemporain du long-métrage, notamment chez Leni Rifenstal où au contraire les images servent à montrer la subordination totale de l’individu au groupe.
La Marseillaise se caractérise aussi par un certain humanisme, ayant une vocation pédagogique mettant en avant la fraternité, la générosité, la liberté et l’égalité. Une « humanité pleine et totale » selon le critique de cinéma Georges Sadoul[4]. Celle-ci se dévoile au travers de ses différents personnages y compris ceux des ennemis. En effet, les aristocrates ne sont jamais dévalorisés, ils ne sont jamais montrés comme des monstres sanguinaires ou comme particulièrement cupide, ils gardent toujours leur dignité d’homme. Un point qui n’est pas partagé dans tous les films progressistes, notamment si on pense à l’URSS et à Sergei Eisenstein, dont le Kerenski d’Octobre est tourné allègrement en ridicule[5], tandis que les prussiens d’Alexandre Nevski sont simplement des nazis. Au fond, leur raison d’agir « en mal » dans le film est toujours compréhensible et ne fait jamais l’objet d’un jugement moral : il s’agit de leur intérêt de classe dominante qui voit ses privilèges et le système qui les faisait vivre disparaître inéluctablement. A ce propos un paysan du film dit fort justement qu’au fond il ne faut pas leur en vouloir, « c’est dans leur nature ». Une nature toutefois ne se rattachant pas un trait général déviant de l’humanité, mais à une classe sociale particulière, l’aristocratie, dans un système particulier, la monarchie française et sa répartition des serviteurs du roi en trois castes. Il n’y a pas ici de nature humaine malveillante, simplement des intérêts de classes divergents. Au moins deux scènes peuvent aider à bien représenter cet intérêt de classe : la scène de la justice féodale et celle des émigrés de Coblence. Dans le premier, un noble tente de juger un paysan ayant abattu l’un de ses pigeons alors qu’il dévorait sa récolte. Le noble justifie sa position, devant le bourgeois siégeant avec lui, qu’en défendant sa propriété nobiliaire il défend les droits féodaux, les lois du roi et tout le système qui va avec, car comme il le dit la loi du roi et les droits féodaux se soutiennent l’un l’autre dans leur ordre « naturel ». La seconde montre les émigrés de la noblesse en Allemagne, préférant se mettre derrière le bras protecteur des prussiens pour reprendre la France, même si c’est au prix de perdre une partie du territoire au profit de leur « allié », voire de se faire amis avec des païens (la Monarchie française est catholique et les prussiens sont protestant). Les prussiens les nourrissent et c’est leur seul moyen de récupérer leur titre face au peuple français.
En faisant les recherches sur son film, Renoir serait tombé sur une citation disant que dans les révolutions « ce ne sont pas les révolutionnaires qui gagnent, ce sont les réactionnaires qui perdent »[6]. Cette citation va l’influencer dans l’écriture de toutes les scènes de Louis 16 (joué par son frère Pierre Renoir à la perfection). Perdre ayant le sens très concret ici de la perte du pouvoir royal, mais aussi dans le sens plus métaphorique de perte du sens des réalités et des rapports de force. La scène où le roi découvre le manifeste de Brunswick[7] peut en être un bon exemple. Tout d’abord choqué par la tournure du manifeste menaçant en son nom de terribles représailles le peuple de Paris, dont il pressent que la prose peut lui être défavorable. Demandant l’avis de ses ministres, ceux-ci sont partagés, certains étant partisans de sa divulgation à l’Assemblée afin que le manifeste soit diffusé et que les meilleurs des serviteurs (français) du roi viennent à sa rescousse, d’autres s’interrogeant sur la fin probable de la monarchie. Cela tourne au ridicule quand la reine Marie-Antoinette, agacée de la situation de la monarchie constitutionnelle, demande à ce qu’on publie le manifeste afin de pouvoir en finir vite avec cette révolution et d’éliminer les principaux meneurs de celle-ci. A ce moment le roi dit que ce qui au fond le dérange le plus, c’est qu’il serait obligé en cas de victoire de la Prusse d’inviter le frère de la reine (le roi d’Autriche) à la chasse, alors qu’il est bien mauvais chasseur… ce qui attriste suffisamment la reine pour que le roi afin de se faire pardonner demande la publication du manifeste ! Cette coupure de la réalité de la part du roi se voit par son habitude de manger à chaque évènements graves : lors de la Révolution au tout début du film, puis lors de la prise des Tuileries. Même chose avec la scène des émigrés de Coblence, la discussion très grave du comte de Saint-Laurent avec un autre émigré sur la question de la nation est interrompue par d’autres nobles au sujet « d’une question de haute importance », la façon de pratiquer une danse à Versailles ! Au demeurant, ce genre de déconnexion des classes dirigeante est réaliste et proche des faits dans chaque révolution dans le monde[8].
Chose intéressante, à de nombreuses reprises les révolutionnaires tentent d’abord de convaincre par leurs arguments avant de se battre. Une chose que l’on voit lors de la scène de bataille sur les Champs-Elysées, beaucoup inspiré des films de cape et d’épée très en vogue, entre le bataillon des Marseillais et les aristocrates, le personnage d’Arnaud s’arrêtant pour demander à son adversaire aristocrate pourquoi ils se battaient alors qu’ils portent tous deux le costume de la garde nationale. Le film cherche à faire privilégier le dialogue et la conviction comme moyen de faire passer les idées avant toute confrontation violente. A noter que la plupart des personnages n’arrivent pas à convaincre seulement par des arguments, mais aussi par leur être, leurs idées s’incarnant très concrètement en leur personne. Nous pouvons le voir encore une fois avant l’attaque des Tuileries où l’Etat-major révolutionnaire insiste plus sur la discipline et sur la volonté de convaincre avant de tirer un coup de feu, tandis que l’Etat-major aristocrate gardant le Château prévoit déjà de faire usage de la violence contre les révolutionnaires.
Le film s’inscrit aussi parfaitement dans le cadre du Front populaire en en reprenant la force révolutionnaire de la notion de Nation. Comme nous l’avons dit dans la première partie, le PCF au moment du Front populaire a symboliquement réconcilié le drapeau français et le drapeau rouge, incluant donc la notion de Nation dans son sens révolutionnaire alors que le terme avait été dévalorisé suivant l’usage qu’en avait fait la classe dominante bourgeoise. La Nation est présente sur toutes les bouches et la mise en place de sa souveraineté est le fil rouge de l’œuvre cinématographique. Défini comme la réunion de tous les citoyens dans la même union de corps et de destiné, sans question de différence de classes, elle motive les révolutionnaires car elle met fin aux privilèges féodaux, mais enrage les aristocrates. Symbolique du passage de la souveraineté du roi à celle de la Nation, la première scène du film montrant le 14 juillet 1789 un garde royal surveillant les appartements du roi est répétée lors de la journée du 4 août 1792 avec la même tapisserie, mais où le garde royal est remplacé par un garde national et un simple milicien.
La Nation a été pensée par divers auteurs marxistes. On peut penser d’emblée à Joseph Staline qui a consacré un opuscule à cette question[9]. Elle est définie comme un résultat matériel de plusieurs années d’histoires, d’une langue partagée, d’une histoire partagée, d’intérêt économique partagé, etc. Il s’agit d’intérêt matériel, d’un territoire dans lequel le peuple vit et dont va dépendre sa survie et son avenir, celui-ci n’ayant bien souvent rien d’autre comme possession que la terre où il vit, face à certaines classes comme la bourgeoisie, possédant les moyens de productions un peu partout dans le monde. Le philosophe marxiste français Georges Politzer (fusillé au Mont Valérien le 23 mai 1942) disait dans son texte « Race, Nation, Peuple » :
« En se dressant contre le peuple, contre la classe ouvrière on se dresse contre ceux qui assurent, en fait, et assureront, quoi qu’il arrive, la continuité et la liberté de la nation. La sincérité même du sentiment national doit avoir pour conséquence l’union avec le peuple. En se séparant du peuple, en se dressant contre lui, c’est de la nation qu’on se sépare et c’est contre elle qu’on se dresse, et il ne saurait y avoir de redressement national sans la classe ouvrière ou contre elle, mais seulement avec elle. Précisément parce que la nation est peuple, une politique vraiment nationale ne saurait avoir pour condition des mesures antisociales. C’est contre la nation elle-même qu’une politique antisociale est dirigée et c’est elle qu’une telle politique affaiblit. La contradiction n’est pas entre la justice sociale et la défense nationale, mais entre la défense nationale et la réaction sociale. On s’en aperçoit bien lorsqu’on constate comment les ennemis du peuple se liguent avec les ennemis de la nation. Aujourd’hui, plus que jamais, opposer la défense de la démocratie et la défense de la nation est suspect du point de vue même des intérêts de la France. On constate du reste que ce sont les hitlériens, ceux qui veulent affaiblir la France, qui sont en même temps les détracteurs les plus acharnés de la démocratie. (…)
« Pour la classe ouvrière, nation et humanité sont indissolublement unies. Cette union dans la conscience des travailleurs est le reflet de ce qu’ils sont eux-mêmes économiquement et socialement. La classe ouvrière n’exploite personne ; elle n’a pas de privilèges sociaux à perdre qui peuvent la mettre en contradiction avec la nation, avec le peuple, c’est-à-dire avec elle-même. Il n’y a pas dans son cœur, de bourgeois qui puisse, selon l’expression de M. de Kérillis, parler plus fort que le patriote. »
La Marseillaise comporte aussi de nombreux dialogues historiques véritables. Nous pensons immédiatement à la discussion de Louis 16 et La Rochefoucauld au début du long-métrage, où quand le roi lui demande si c’est une révolte, La Rochefoucauld répond « non, Sire, c’est une révolution ». Hormis ce célèbre dialogue, nous le retrouvons dans les discussions au sujet du chant de La Marseillaise que le bataillon a durant tout le film, s’interrogeant sur la signification des paroles et sur ce qu’elles veulent dire dans la Révolution.
Les fondus sont utilisés pour passer d’une scène à une autre sans coupure dans l’action, par exemple quand successivement Bomier part de la maison de sa mère afin de s’inscrire en tant que volontaire des Marseillais, nous le voyons dans la rue puis nous avons un fondu dans la salle d’enregistrement. Une scène après, nous passons de la discussion sur la Marseillaise à son chant au départ du bataillon pour Paris.
On peut noter aussi une surprenante critique du retour à la nature dans le film. Lors de la scène de la Montagne au début du long-métrage, Bomier annonce qu’il préfère rester à la montagne car il vit mieux que sous un toit, simplement en ayant de l’instinct. Toutefois, cela lui plairait de faire venir une femme. Arnaud lui fait alors remarquer que s’il décide de faire venir tout ce qui lui manque à la montagne, cela deviendra une ville et donc dans ce cas au lieu de s’enfermer dans la nature, il ferait mieux de retourner à Marseille pour chasser les aristocrates et profiter de ce qui a été construit par le travail de leur parent. C’est une critique du retour à la nature dans un sens marxiste. En effet, l’idéal bucolique vient souvent avec un reflux des espérances placées dans le changement politique -ici les deux personnages sont contraint à la montagne car ils sont poursuivi pour leurs actions patriotiques – visant à retrouver une sorte de pureté originelle[10], complétement illusoire car l’homme a tellement transformé la nature par son action qu’il ne reste pas de territoire à peu de chose près purement originel dans le Monde, et parce que cela tend à renier la réalité sociale pour une abstraction alors que la première reviendra tôt ou tard dans la vie de l’individu comme le souligne Arnaud dans cette scène.
Enfin, la prise des Tuileries lors de la seconde Révolution du 10 août 1792. Le critique de cinéma Georges Sadoul qui compare la façon de filmer une scène de prise de château chez d’autres grands réalisateurs de la même époque (Griffith et Gance), remarque que chez Renoir on est davantage dans une certaine forme de réalisme et l’impression donné c’est d’être dans un vrai palais assiégé. Ne serait-ce qu’assez simplement par l’effet de désordre du château dans certaines scènes. Scène réaliste aussi lorsque Bomier essayant de convaincre un garde Suisse de se rendre et qu’alors qu’il explique sa vision une balle l’atteint, arrêtant sa vie et commençant réellement la bataille dans le château, de manière brusque comme dans une véritable insurrection. Cette scène est suivie d’un long plan fixe dans la cour du château, où l’on voit au ras du sol les gardes nationaux fuirent alors qu’on tire de partout, sans pouvoir apercevoir les tireurs (les tirs viennent des fenêtres qui ne sont pas à portée du spectateur dans la scène), avant que les gardes suisses n’apparaissent en poursuivant leurs adversaires. Enfin, la reprise du château par les révolutionnaires est démontrée par la succession de fondu montrant la rapidité de l’action et par extension la victoire des forces révolutionnaires. Comme le dit Georges Sadoul :
« L’absence de pathos, la simplicité voulue du ton, la haine des effets faciles, tout cela permet d’atteindre sans effort jusqu’au plus haut style. »
A suivre.
[1] Un spectacle animé par la réalisatrice de films d’animation allemande, Lotte Reiniger.
[2] « La Marseillaise » par Jean Renoir, Regards 1938.
[3] « Arnaud et Jean-Marie Larrieu à propos de La Marseillaise » de Jean Renoir », La Cinetek, 25/04/2019.
[4] « La Marseillaise, épopée populaire » par Georges Sadoul, 1938.
[5] Nous ne disons pas que le personnage – où les aristocrates de La Marseillaise– ne soit pas empreint d’un certain ridicule historique, mais ici il suffit de constater que le réalisateur force beaucoup le trait.
[6] Il le cite dans son interview visible dans « Jean Renoir on La Marseillaise (1938) ». Toutefois, nous n’avons pas pu retrouver l’origine de cette citation.
[7] Manifeste du 25 juillet 1792 du chef de l’armée prussienne Charles-Guillaume-Ferdinand de Brunswick adressé au peuple de Paris, menaçant rien de moins que d’un bain de sang les révolutionnaires, « sans espoir de pardon », et quiconque touchera à la famille royale.
[8] Rappelons que Lénine disait qu’une révolution advenait quand ceux d’en bas n’en pouvaient plus et ceux d’en haut ne pouvaient plus gouverner comme avant.
« Le commerce cinématographique classe les films en deux catégories : les films modernes et les films historiques. Les films modernes sont ceux qui prétendent se passer de notre temps. Les films historiques sont ceux qui prétendent se passer avant. […] Quitte à me faire beaucoup d’ennemis je ne crois pas beaucoup à cette classification. […] Aussi, (je) propose une grande simplification, c’est de réduire ces deux catégories en une seule et déclarer que les films ne doivent être ni « historiques » ni « modernes », mais tout simplement actuels. »
Cette citation est issue du dossier de presse de La Marseillaise, film français sorti en 1938, et c’est son réalisateur Jean Renoir qui parle. Cette simplification énoncée, bien que partiale, s’applique très bien à son film, à la fois historique en décrivant des évènements de la Révolution française, et moderne car faisant référence à des évènements se déroulant durant la production du film et dont les thèmes même du film sont liés à l’actualité. L’œuvre provient des années 30 où l’Europe voit la montée du fascisme : en Allemagne et en Italie bien sûr, en Espagne où Franco vient d’organiser un coup d’Etat, mais aussi en France où diverses ligues fascistes se développent et réalisent des actions violentes contre les « salopards à la casquette » (les ouvriers). Ligues abondamment financées par le patronat français, l’Italie fasciste et l’Allemagne hitlérienne. Milices de l’extrême-droite rimant avec terrorisme, si l’on pense à la Cagoule sévissant à l’époque[1].
Dans les années 30, le Komintern (la Troisième Internationale) commence à abandonner sa précédente stratégie « classe contre classe »[2] pour celui du « front uni antifasciste » sous l’égide notamment des communistes français et du bulgare Georg Dimitrov[3]. Cette nouvelle stratégie fait prévaloir la défense de la démocratie formelle (bourgeoise) face au fascisme[4], en passant par une alliance large au sein de la société, notamment avec les petits-bourgeois. Il s’agit pour les communistes de mener cette alliance, de participer activement à sa mise en place et de pouvoir critiquer de l’intérieur tout atermoiement de la social-démocratie, en montrant que pour aller jusqu’au bout de la logique de front et de la défense de la démocratie, il faut passer par des réformes sociales dures et même à terme par une révolution. C’est aussi par là même un moyen d’amener la social-démocratie et les partis de gauche à avoir un discours révolutionnaire afin de faire concurrence[5] aux PC.
Le Parti Communiste Français va être à l’avant-garde de cette stratégie. Dès un discours du 26 juin 1934 du secrétaire national du Parti Maurice Thorez, le PCF va proposer cette alliance aux autres partis de gauche comme la SFIO et les radicaux. Cela mènera bien entendu à une manifestation unitaire antifasciste le 14 juillet 1935. Celle-ci portant tellement à l’unification et à la paix qu’elle se prolongera dans un programme formalisé mais ambiguë menant à la victoire électorale de mai 1936. Après ce succès, une grande grève des ouvriers permit d’obtenir plusieurs avancées majeures pour les classes populaires et le pays tout entier comme les congés payés de 15 jours, la réduction du temps de travail avec la semaine de 40 heures et l’établissement des conventions collectives. Durant cette période la CGT et la CGTU (à majorité communiste) se réunifient afin de faire un front commun des travailleurs. Nous avons donc mouvement populaire fort qui amène de l’espoir pour une partie non négligeable de la population, tout cela grâce à ce front à la fois antifasciste et progressiste.
Le Parti Communiste Français va opérer avec le Front populaire un retournement historique important pour l’avenir du mouvement ouvrier français. Ainsi lors de la manifestation du 14 juillet 1935, Jacques Duclos du PCF va dans son discours réconcilier les chants La Marseillaise et L’internationale, et par là même occasion le drapeau rouge des ouvriers et le drapeau tricolore, discours repris ensuite par Maurice Thorez et d’autres dirigeants communistes français. Cela peut sembler une petite chose mais elle a son importance : en effet, suite au massacre de la Commune de Paris en 1871 par les Versaillais sous l’égide du drapeau français, il était devenu commun en général dans les mouvements sociaux-démocrates (communistes) de dénoncer patriotisme et nationalisme[6] d’un même élan et, pour le cas spécifiquement français, de rejeter le drapeau français qui avait servi à tirer sur les ouvriers, de même que son chant La Marseillaise, pour lui préférer le drapeau rouge du sang de l’ouvrier et l’Internationale comme chant. Cette pratique qui avait des raisons historiques n’en a pas moins fait rejeter certains éléments, à l’instar de la Révolution française, comme appartenant purement à la classe bourgeoise. De par cette réconciliation opérée par Duclos, il ne s’agit pas de faire de la démagogie (cette stratégie de reprise des histoires nationales est encouragée par le Komintern pour ne pas la laisser au fascisme) mais de faire une reprise critique du concept de nation, en prenant soin de rejeter tous ses aspects réactionnaires.
Jacques Duclos
Le Front populaire c’est aussi une période de forte émulation cinématographique, y compris au niveau des organisations de gauche qui se mettent à l’instar de la CGT à financer des films, et plus généralement à tout un tas de cinéastes emportés par la liesse populaire comme un certain Jean Renoir qui réalise pas moins de quatre films pour l’année 1936[7].
C’est dans ces deux cadres de réconciliation populaire de l’histoire révolutionnaire française et du mouvement ouvrier, ainsi que de l’essor d’un cinéma progressiste, que va se produire le film dont nous allons parler aujourd’hui : La Marseillaise de Jean Renoir. Sorti en 1938, le long-métrage narre l’histoire d’un bataillon de révolutionnaire marseillais lors de la première Révolution française montant à Paris pour demander l’arrêt de la politique contre-révolutionnaire du roi et de la violence des aristocrates, dans la cadre d’une guerre de la Prusse et des aristocrates émigrés contre la France.
Le film se déroule du 14 juillet 1789 jusqu’au début de la bataille de Valmy le 20 septembre 1792. Sur trois ans le film tente de synthétiser plusieurs moments importants de la Révolution française menant tous à la destitution du roi, dont nous allons tenter de faire un bref résumé afin que le lecteur ne soit pas perdu lors de l’analyse du film. Après la Révolution du 14 juillet 1789, la France passe d’une monarchie de droit divin à une monarchie constitutionnelle, les révolutionnaires étant très inspirés par le modèle anglais. La hiérarchie en trois castes de fait de la société (nobles, religieux et tiers états) est abolie et les titres de propriétés féodales et leur lot de privilèges sont retirés. C’est le triomphe de la bourgeoisie révolutionnaire et la provocation chez le petit peuple d’un certain enthousiasme pour la Révolution et ses perspectives. A contrario, les nobles dépossédés réagissent violemment à ce nouveau pouvoir politique et commencent de plus en plus à vouloir le retour d’une monarchie française d’Ancien Régime, pouvoir qui garantissait leur droit en tant que classe. Plusieurs désertent la France et partent à l’étranger, notamment pour la Prusse afin d’avoir l’aide de ce puissant allié pour reprendre le pays. C’est la période de l’émigration. Le 20 et 21 juin 1791, le roi tente de s’échapper de Paris afin de lancer une contre-révolution, fuite qui échoue donc et écorne son image. Après une Assemblée constituante, une constitution est enfin adoptée le 3 septembre 1791 instaurant définitivement la monarchie constitutionnelle et donnant au roi, en tant que représentant de l’exécutif, un pouvoir de véto sur plusieurs lois. C’est par ce pouvoir de véto que le roi va s’opposer de manière systématique aux lois de l’Assemblée nationale, s’attirant la foudre des députés les plus patriotes et du peuple français. La Révolution française va déclarer le 20 avril 1792 la guerre aux monarchies d’Europe et se lance à l’attaque, cependant la guerre tourne vite en défaveur de la Révolution et les armées étrangères dont prussiennes commencent à rentrer en France. Plusieurs généraux de l’armée en profitent pour trahir et rejoindre l’ennemi afin de remettre le pouvoir total au roi. Face à cette situation de plus en plus chaotique et au comportement du roi, le peuple et certains révolutionnaires remettent en cause l’utilité du roi et l’idée d’une République se répend. Cela culminera lors de la montée de plusieurs bataillons de volontaires des régions à la capitale pour combattre l’ennemi, ces mêmes bataillons qui vont participer à la prise de Tuileries du 10 août 1792 où le roi sera déchu de ses droits et la République in fine proclamée. C’est à cette période qu’apparaît le chant de La Marseillaise écrit par Rouget de Lisle pour les armées du Rhin et qui sera repris par les bataillons de Marseillais en arrivant sur Paris, donnant son nom à notre hymne national.
A suivre.
[1] « La Cagoule, enquête sur une conspiration d’extrême droite », documentaire de William Karel, disponible sur la chaine YouTube de Gédéon Seguier.
[2] Stratégie d’affrontement entre le prolétariat et la bourgeoisie, passant par une dénonciation de la social-démocratie faisant le jeu du fascisme. Dans le cadre de cette stratégie, tout accord électoral avec les partis de gauche bourgeoise est suspect mais pas interdit. La théorie de cette stratégie fait prévaloir aussi une continuité entre le processus de fascisation et le fascisme, sans saut qualitatif.
[3] Voir le septième congrès de l’Internationale Communiste en 1935.
[4] Voir le discours « Fascisme et classe ouvrière » prononcé par Georg Dimitrov au septième congrès de l’IC précité.
[5] « Quelle stratégie : front populaire ou classe contre classe ? », conférence de Victor Sarkis, chaîne YouTube des JRCF, 26/07/2020.
[6] A noter que, tandis qu’en France suite au discours de Duclos c’est le terme de patriotisme qui est beaucoup plus mis en avant face au nationalisme, considéré comme étant du domaine du réactionnaire, le terme « nationaliste » est des fois repris dans un sens positif par des communistes de pays colonisés au cours du vingtième siècle. A ce sujet, voir la vidéo de la communiste vietnamienne Luna oi!, « Nationalism », sortie le 25 juin 2021.
[7]Le crime de monsieur Lange, Partie de campagne, La vie est à nous et Les Bas-fonds.
« Le monde n’a de sens que si on a le courage de le réinventer ».
Cette citation nous vient de René Laloux, cinéaste d’animation français spécialisé dans la science-fiction et grand humaniste. Elle personnifie bien son tout premier long-métrage La planète sauvage sorti en 1973, racontant la révolte des Oms contre l’oppression de géants bleus extraterrestre.
Pendant longtemps au cinéma deux genres furent sous-estimé, moqué et considéré comme bas de gamme, malgré une pléthore d’œuvres amenant petit à petit vers une certaine maturité : la science-fiction et le film d’animation. Le premier était souvent déconsidéré car vu comme un genre mineur, pour les rêveurs malgré les grands noms qui s’y sont essayés, et parce qu’à l’époque au cinéma les effets spéciaux n’étaient pas assez avancés pour donner autre chose que des films bis construits avec deux trois bricoles. Au sujet du second, avec le succès de Walt Disney, les films d’animations étaient davantage destinés aux enfants. En France, on atteignait son paroxysme de déconsidération pour les deux genres, malgré l’essor de la BD de SF dans les années 60 et 70[1], alors quand René Laloux décide de sortir en 1973 un film d’animation français, destiné aux adultes, de science-fiction et utilisant en plus une animation différente de celle des cartoons, c’était un pari risqué ! Ce pari fut donc La planète sauvage, deuxième film d’animation français après La bergère et le ramoneur de Paul Grimault dans les années 50, dessiné par l’artiste Roland Topor. Le film fut un petit succès en salle, en particulier aux Etats-Unis grâce à Roger Corman qui le diffusa sous le titre Fantastic Planet, et reçu de nombreux prix, comme le prix spécial du jury à Cannes en 1973[2] ou le prix Saint-Michel à Bruxelles en 1974.
Le film a influencé plusieurs cinéastes : le plus évident est bien sûr James Cameron dont les géants bleus d’Avatar (2009) sont inspirés des extraterrestres de Laloux. L’animation japonaise a aussi été très influencés par le long-métrage, à l’instar d’Hayao Miyazaki et de Katsuhiro Otomo.
Voilà l’histoire du film : les Draags, un peuple de géant bleu adepte de la méditation, possèdent une espèce appelée Oms récupérée sur une lointaine planète, dont les membres sont soit des animaux domestiques soit des nuisibles. L’un des Oms domestique, Terr, va par inadvertance apprendre des Draags et avoir accès à leur savoir, ce qui l’entrainera à se rebeller contre ses maitres.
Le film est tiré du roman Oms en série de Stefan Wul (1957), même si de nombreux éléments du roman ont été modifié dans le film, en premier lieu l’existence de la fameuse Planète sauvage et le nombre de personnages fut sensiblement réduit.
La première chose dont on doit parler dans le film c’est de la technique d’animation utilisée, assez peu banal : le papier découpé en phase[3]. C’est une technique qui permet aux animateurs de dessiner le décor et de faire bouger le personnage découpé en dessinant plusieurs phases de ses mouvements, afin d’assurer plus de fluidité que dans la technique du papier découpé articulé, qui est simplement un personnage que l’on fait bouger grâce à un fil[4]. Selon Laloux, c’est une idée du dessinateur tchèque Josef Kabrt de l’utiliser pour le film. Cette technique permettait de conserver la beauté graphique de l’univers de Topor tout en gardant une certaine animation fluide. Laloux détestait l’animation mainstream de Disney sur celluloïd qui selon lui ne permettait pas de conserver une animation riche et détaillée comme lui souhaitait le faire. Cependant le plus gros souci c’est qu’il s’agit d’une animation qui coûte cher à produire.
Le film est tourné du point-de-vue des Draags, dans le sens où le monde de La planète sauvage est vu de leur taille, ce qui permet d’accentuer le fait que l’Oms est tout petit dans un univers où il n’est qu’une fourmi à la merci de prédateurs géants.
La première scène du film montre justement une femme courir avec son bébé entre les bras dans un territoire étrange et semblant hostile. Le paysage ayant l’air beaucoup plus grand qu’elle nous somme installé dans le fait qu’elle est toute petite. S’ensuit la rencontre avec un doigt de géant bleu qui la pousse elle et son enfant, avant de lui mettre des obstacles sur sa route et de la tuer par inadvertance. Une fois la mise à mort effectuée l’image remonte et nous nous rendons compte que ses bourreaux… ne sont que des enfants Draags qui pensaient jouer avec elle.
Le rythme est lent et poétique, ce qui peut faire penser à une autre caractéristique des Draags : leur vie s’écoule moins vite que les Oms, une année de ces derniers correspondant à une semaine des Draags. Un peu comme l’être humain et ses animaux domestiques.
La narration du film est à la première personne, celui du personnage principal Terr, que Laloux caractérise comme un « imbécile stalinien »[5]. Le fait que celui-ci parle en voix-off permet de nous attacher à lui et de comprendre ce qui se passe, mais a le contre-coup de nous faire sortir de cette histoire merveilleuse. Selon le réalisateur c’est parce qu’à l’époque l’équipe du film avait peur que sans voix-off le spectateur ne comprenne pas ce qui se passe. Toutefois, cela nous permet aussi en ayant une sorte de distance avec l’histoire de mieux réfléchir sur le sens du film.
C’est donc Terr que nous allons suivre et qui sera notre personnage en rébellion contre le sort fait aux Oms, du fait de son apprentissage des Draags. Dans une scène où les Draags forcent leurs animaux à combattre, Terr préfère résister et faire le contraire des ordres de ses maitres. Celui-ci finira par fuir, constatant que les relations avec sa maitresse Tiva se sont dégradées, non sans récupérer avec lui les écouteurs des leçons Draags lui permettant de faire connaître le savoir aux autres Oms. En cela, la parallèle est facile avec le titan Prométhée connu dans la mythologie grec pour avoir volé le feu de la connaissance des dieux pour les hommes afin qu’ils puissent se défendre face aux autres espèces[6].
Le savoir est une forme de pouvoir et c’est d’ailleurs ce qui va permettre aux Oms de vaincre. La progression est nette dans le film : d’abord en apprenant à lire le langage des géants bleus, les Oms arrivent à éviter les pièges et à récupérer leurs aliments, puis grâce aux outils récupérés ils arrivent successivement à abattre une créature ailé mangeuse d’Oms et un Draags, avant de construire une fusée pour la Planète sauvage où ils découvrent le secret des Draags et leur point faible, ce qui oblige ces derniers à collaborer pour assurer leur pérennité en tant qu’espèce. A noter que le savoir est aussi indiqué comme moyen pour créer un rapport de force dans la résolution de conflit, ici celui entre deux espèces. René Laloux expliquait volontiers que pour lui l’opposition se trouvait plus entre intelligence et abrutissant plus qu’entre bon et mauvais[7]. Il faut dire que le réalisateur croyait au progrès humain par les sciences. C’est d’ailleurs par stupidité que les Draags font subir des violences aux Oms : ils ne se rendent pas compte qu’il s’agit d’une espèce intelligente.
Un autre point du film c’est l’extraordinaire cruauté, en particulier ceux des Draags (et encore certains rites humains ne sont pas mieux) et de certaines des bestioles de la planète, comme cette étrange créature en cage s’amusant à piéger les « oiseaux » sans autre but que de les tuer par plaisir, ou cette scène du bébé qui sort de l’œuf aussitôt pour être mangé par une créature. Les géants bleus font subir à leurs Oms (excepté les domestiques) des violences assez atroces, comme en atteste les fréquentes désomisation visant à gazer les Oms. Cette dernière fait référence à la Shoah. L’attitude des Draags doit nous amener en tant que spectateur à réfléchir sur la façon dont nous traitons nos animaux de compagnies et en général chaque vie sur terre. Il y a un certain éloge de la paix à la fin du film, les Draags et les Oms ne pouvant pas s’entredétruire sont obligé de vivre en harmonie en tant que deux espèces intelligentes.
Le film marque une grande influence des surréalistes : Topor est un dessinateur très inspiré des surréalistes et les paysages du film font penser à des tableaux du peintre Salvador Dali. Certaines créatures ressemblent d’ailleurs à un cadavre exquis. La musique très psychédélique d’Alain Goraguer est là pour accentuer le caractère oppressif de l’œuvre, tandis que le musicien de jazz Jean Guerin a permis de créer un paysage sonore avec le bruit des diverses créatures peuplant la planète.
René Laloux est né le 13 juillet 1929 à Paris. Il découvre très tôt le dessin, le cinéma, la BD et le dessin animé. A 17 ans, il quitte sa famille et va vivre de divers métiers, montant quelques pièces et se découvrant même une passion pour les marionnettes avant de devoir brutalement arrêter. De 1956 à 1960, il sera moniteur au sein de la Clinique de La Borde à Cour Cheverny, clinique avec des nouveaux traitements plus humains des malades mentaux. Il montera divers projets artistiques avec les malades, dont le plus connu est le court-métrage Les dents du singe, scénarisé et dessiné par les patients eux-mêmes. C’est grâce à ce court-métrage qu’il fera la connaissance du dessinateur Roland Topor avec qui il réalisera le court-métrage Les Temps morts puis Les escargots. Ces deux films ayant été des succès, les producteurs les ont lancés vers la création d’un film, d’abord pensé comme une adaptation de Gargantua de Rabelais, avant que soit décidé le film que nous traitons aujourd’hui. Après 1973, René Laloux a pu tourner deux autres long-métrages dans les années 80, Les maitres du temps avec des dessins de Moebius et Gandahar avec les dessins de Philippe Caza.
Le scénario du film qui allait devenir La planète sauvage a été écrit en 3 semaines à la pointe de Belle-Île avec Topor, dans la maison de l’épouse du réalisateur Jacques Collombat. Topor et Laloux ont adapté une œuvre française de science-fiction pour au moins deux raisons : tout d’abord pour une question de facilité à obtenir les droits et parce qu’il est plus facile d’adapter un auteur français car ils partagent une culture commune.
Le film étant trop cher à produire en France, les producteurs ont décidé de délocaliser la création du film en Tchécoslovaquie, sachant qu’il s’agissait d’un haut-lieu de l’animation et qu’il venait juste d’être signé en 1967 un protocole d’accord de coproduction avec la France. Ils étaient d’abord en centre-ville, puis à cause d’un problème de métro, le studio fut déplacé à la périphérie de Prague[8]. L’un des gros points fort de Prague c’est d’avoir à disposition un banc-titre permettant de filmer image par image. En fait, le tournage dura six ans car Laloux a rencontré un problème de nature historique : le printemps de Prague de 1968 et le resserrement de la vis au niveau politique[9]. Suite à cela, la vie était désorganisée et les responsables administratifs et politiques tchèques ont menés la vie dure à Laloux, car il était le seul français sur le tournage, notamment en l’accusant d’anticommunisme afin de pouvoir récupérer la mainmise sur le film. Le tournage a même été stoppé pendant 6 mois parce que les tchèques voulaient arbitrairement changer les clauses du contrat, ce que refusait les producteurs français !
Malgré ses soucis avec les autorités tchèques, Laloux a pu compter sur les animateurs tchèques qui ont été conquis par le projet après la découverte des premières images du film. Il a pu aussi s’appuyer sur l’animateur tchèque Josef Kabrt qui a recopié les dessins de Topor, ce dernier n’étant pas sur place car refusant de passer plusieurs années de sa vie sur un long-métrage. D’après certains les relations de Laloux et de Kabrt n’ont pas été de tout repos[10], cependant le réalisateur reconnait volontiers son talent et son aide précieuse.
Malgré les gros soucis rencontrés en Tchécoslovaquie, arrangé en rien par le fait que Laloux ne savait pas parler le tchèque, il en garda tout de même une bonne expérience :
« Le jeu en valait la chandelle, même si ce fut réellement très pénible. (…), ce fut une expérience très excitante, artistiquement parlant. »[11]
Au sujet du spectateur recherché, c’est René Laloux qui s’exprime le mieux là-dessus :
« Quand je fais un film, je cherche d’abord à me faire plaisir, sans viser de classe d’âge particulière. Quand nous avons débuté dans la profession, dans les années cinquante-soixante, nous étions un certain nombre de jeunes à vouloir rompre avec l’animation traditionnelle américaine destinée aux très jeunes enfants. Nous visions donc un public d’adultes que nous n’avons finalement pas tellement rencontré, sauf peut-être avec La Planète sauvage. Nous nous sommes rendus compte qu’il y avait un problème de public par rapport à l’imaginaire. Un enfant de cinq ou six ans dispose d’un extraordinaire appétit d’imaginaire. Curieusement, en devenant adulte, cet enfant va développer une certaine impuissance à gérer ses rapports à l’imaginaire. En fin de compte, pour moi, le public idéal de La Planète sauvage se situerait entre quatre et dix ans.(…) Quand je fais un film, je me dis qu’il faut surtout pas que le spectateur de quatre à dix ans regarde ce même film avec condescendance ou mépris en arrivant à l’âge de trente ans… Le malheur c’est que les adultes ont une conception fausse de l’enfance. Ils poussent les enfants à intégrer un monde aliéné et leur font perdre, ainsi, tout goût pour l’imaginaire. »[12]
En guise de conclusion, les tchèques ont été très réticent à sortir le film dans leur pays et il n’a d’ailleurs été diffusé que dans quelques salles du pays. En fait, ceux-ci ont eu peur après le printemps de Prague que les Draags représentent les soviétiques, ce qui n’était bien sûr pas l’objectif des créateurs du film ! C’est fort dommage et montre une pensée à courte vue, car au fond le message du film épouse assez bien leur idéologie, la philosophie marxiste et communiste en général puisant ses sources dans l’Humanisme et les Lumières. Le film fait l’éloge d’êtres intelligents sortant de leur obscurantisme par le savoir pour obtenir une société de « coopérateurs civilisés »[13], capable en s’unissant, comme le prolétariat contre le patronat décrit par Marx et Engels, de créer un rapport de force suffisant pour obtenir victoire. Les Draags peuvent être facilement assimilé aux capitalistes, même si la parallèle n’étant pas total, les capitalistes et les prolétaires étant de la même espèce contrairement aux Oms et aux Draags, mais la fin indique à peu de choses près le projet communiste : le rapport d’exploitation et d’oppression des Draags sur les Oms a disparu au profit d’une société harmonieuse.
[1] C’est tout de même l’époque de l’essor de Métal hurlant. « Les Chroniques de l’Animation – La Planète Sauvage », Coinkrand, 03/04/2017.
[2] Il s’agit du tout premier film d’animation à être primé à Cannes.
[3] « René Laloux à propos de La Planète Sauvage (7/15) », William Jones, 28/07/2018.
[4] Une technique utilisée pour son court-métrage Les escargots avec les dessins du même Topor.
[5] Selon lui c’est parce que Terr est monolithique comme personnage…
[6] La métaphore est bien entendu renforcée par la taille des Draags.
[7] « René Laloux – interview », Lacitebd, 07/01/2016.
[8] Studio qui sera nommé plus tard Studio Jiri Trnka, du nom du célèbre animateur tchèque.
[9] D’après André Valio-Cavaglione, producteur du film, le directeur de la cinématographie tchèque ayant donné son agrément pour le contrat de co-production a été arrêté suite au printemps de Prague.
En 2020 nous avons vu aux Etats-Unis se développer les manifestations du mouvement Black Live Matters (« la vie des noirs compte ») après l’assassinat de George Floyd, un Afro-américain, par des policiers. Ce qui a ressurgi c’est la question du racisme et celle du sort fait aux descendants d’Africains. Ces manifestations n’ont pas tardé à rencontrer un écho à l’international, dont en France avec des thématiques plus hexagonale. Il faut se rappeler que la majorité des noirs aux Etats-Unis sont arrivés par l’esclavage et que la Révolution américaine est venue permettre d’assurer le droit de propriété des blancs sur leurs esclaves noirs[1]. La guerre de Sécession a mis fin à l’esclavage mais dans les faits de nombreuses discriminations ont continué à perdurer, notamment dans le sud du pays. Les années 50 à 70 ont vu émerger des leaders noirs comme Martin Luther King et Malcolm X. Malgré certaines avancées, la vie des Afro-américains restent encore difficile : sans faire de populisme et dire que tous les noirs américains subissent la discrimination -certains sont bien implantées dans la haute-bourgeoisie et exploitent leur congénère peu importe leur couleur de peau, il est vrai qu’ils restent majoritaires à remplir les prisons de l’oncle Sam et à vivre dans la pauvreté.
Dans les années 80 se développe le genre du slasher, c’est-à-dire des films où un tueur, souvent masqué, vient massacrer des jeunes blancs des quartiers aisés des banlieues pavillonnaires, désinvolte et faisant l’erreur de ne pas rester chaste. On est loin de tout ça avec Candyman de Bernard Rose, sorti en 1992, et qui va nous permettre d’évoquer la problématique exposée ci-dessus.
Le film raconte l’histoire d’Helen Lyle, jouée par Virginia Madsen, étudiante à l’université d’Illinois à Chicago, préparant avec son amie Bernadette une thèse sur les légendes urbaines. Au cours de ses recherches, elle entend parler de la légende de Candyman, un esprit vengeur qui apparait pour tuer si on prononce 5 fois son nom. Apprenant que ce mythe terrorise les habitants du quartier de Cabrini Green, où vivrait son esprit après que ses cendres y furent dispersées. Ne croyant pas à la légende, elle ne tardera pas à apprendre que certaines histoires sont vraies.
Le générique du film nous offre une contre-plongée sur la route de San Francisco où se déroule le film. Une route en ligne droite qui relie les quartiers aisés où vit notre personnage principal et celui du défavorisé Cabrini Green, que hante Candyman. Cette scène nous donne du surplomb et nous écrase par rapport à cette ville. En arrivant à Cabrini Green, nous avons droit au premier discours du monstre, dont les abeilles formant un nuage recouvrent la ville, montrant l’aura menaçante de celui-ci sur toute la ville. En disant « Je suis venu te chercher », le réalisateur fait un fondu des immeubles sur le visage d’Helen Lyle, indiquant au passage le lien presque mystique entre Candyman et elle. Une scène magnifiquement servie par la musique de Philippe Glass qui instaure une ambiance gothique et romantique[2].
Quitte à parler de la ville, parlons des formes géométriques recouvrant la ville. Il y en a grosso modo 3 dans le film[3]. Le premier c’est le cercle de l’université de San Francisco, qui est fermé et réconfortant à la fois, lieu de savoir et d’une certaine aisance sociale. La seconde forme c’est le rectangle de Cabrini Green, qui enferme mais est nettement moins rassurante, synonyme d’entassement de la population et d’impossibilité de sortir de la pauvreté. La troisième est la ligne droite qui fait la jonction entre les deux univers. Typiquement la route du générique du film liant les quartiers aisés et les quartiers pauvres, ou encore le couloir de l’asile qui fait passer Helen de sa vie rassurante à un isolement social comparable à celui des habitants de Cabrini.
La grande majorité de l’intrigue se passe donc à Cabrini Green, quartier qui existe vraiment et qui était réputé pour être mal famée à l’époque[4]. Il était composé de grands ensembles destinés comme les nôtres à loger des millions de travailleurs de la ville – en l’espèce des Afro-Américains. Seulement Cabrini Green s’est transformé en lieu de pauvreté avec des immeubles délabrés, une criminalité qui explose et seulement 9% des habitants ayant un emploi rémunéré au début des années 90. Les décors de Cabrini dans le film, c’est-à-dire les graffitis, l’aspect sale et les fenêtres cassées, ne sont pas inventés : c’était bien ce à quoi ressemblait le quartier à l’époque. En 1987, c’est déroulé le meurtre de Ruthie Mae McCoy, qui fut assassinée après que quelqu’un fut passé par le miroir de sa salle de bains[5]. Malgré ses appels à la police, celle-ci ne l’a pas cru. Cette histoire est reprise à peu de chose près dans le long-métrage de Bernard Rose. Ce dernier a décidé de tourner à Cabrini car il s’est rendu compte en y allant que le lieu dégageait une peur palpable, même si en revenant plus tard il a constaté que celle-ci était exagérée[6]. Le quartier est en quelque sorte isolé, même s’il est en centre-ville, ce qui le rend plus facilement victime de la violence quotidienne, les policiers n’intervenant pas quand Ruthie Jean se fait assassiner (même si sa voisine qui entend les cris appel), mais agit lorsqu’une blanche n’habitant pas le quartier se fait agresser.
Candyman se moque aussi des slasher des années 80, à travers la première histoire racontée de Candyman. Celle-ci se passe dans une banlieue riche, rurale, où une jeune fille blanche, adolescente, batifole avec un jeune homme sans faire attention au danger la nuit. Cette histoire parait ridicule car nous en avons vu une foison sortir de la décennie précédente, avec tous ses clichés et ses histoires invraisemblables. Même le personnage principal s’en moque, ce qui nous fait passer le message que nous n’allons pas voir un simple slasher.
Venons-en donc à notre personnage principal : Helen Lyle. C’est une thésarde blanche et faisant partie des classes aisées, dont le mari est un enseignant renommé à l’université de l’illinois (elle est probablement son ancienne étudiante). Elle fait des recherches sur les légendes urbaines et c’est dans ce cadre qu’elle s’intéresse à l’histoire de Candyman. Le film va nous narrer sa descente aux enfers et la perte de son statut social. Sa caractéristique primordiale est d’être à la croisée des classes sociales : elle est une privilégiée dont la vie paisible est bien différente de ceux vivant à Cabrini Green, mais en même temps, dans la hiérarchie de sa classe, la petite-bourgeoisie, elle est sans cesse rabaissée par les hommes de sa classe qui doute de ses capacités, l’amenant à se mettre en danger pour prouver le contraire.
Dans le premier cas, elle se rendra bien compte de son statut privilégié quand elle verra la différence de traitement lors de son agression et celui réservé aux habitants du quartier. De même, elle comprendra l’isolement face au danger et l’horreur de voir sa parole mise en cause quand Candyman la fera passer pour folle. D’ailleurs au début du film, elle ne s’intéresse pas aux habitants de Cabrini Green et n’a pas d’avis divergent par rapport aux clichés habituels propagés sur les personnes qui y vivent.
Dans le deuxième cas, on voit son statut inférieur dans certaines scènes, comme celle où elle dine avec l’ami arrogant de son mari, qui se moque d’elle en montrant qu’il a plus d’information qu’elle sur la légende. De même, dans sa relation avec son mari, on comprend dès l’apparition de celui-ci qu’une hiérarchie existe dans le couple : lui est prof reconnu, il ne respecte pas le souhait de sa femme (ne pas parler des légendes urbaines avant qu’elle ait fini sa thèse) et la trompe probablement avec une étudiante. Plus tard, quand elle aura besoin de lui au commissariat, il ne répondra pas au téléphone car absent de la maison, des photos du couple et le lit vide servant à nous symboliser qu’il est aussi absent du couple. Assez significatif, lorsqu’elle est amené à l’hôpital, son mari lui tient la main avant de la lâcher pour son entrée à l’hôpital, indiquant qu’il l’abandonne totalement, encore une fois démontré quand elle revient constater qu’après un mois d’internement son mari a déjà refait sa vie avec une étudiante, refaisant l’appartement et effaçant sa vie de couple avec Helen. Comme si celle-ci n’était au final qu’un individu jetable à sa merci.
Autant Helen est en décalage avec Cabrini Green, autant elle se rapproche sur plusieurs points de Candyman : comme lui elle fait partie de la classe dominante, mais à cause d’un préjugé, lui sa couleur de peau, elle son sexe, ils sont tous les deux dominés au sein même de leur classe sociale et ne sont pas estimés à leur valeur, chacun subissant une ostracisation lorsque les bornes de ce qu’accepte leur milieu seront dépassées. Par cette relation, accompagnée d’une attraction, le personnage d’Helen permet de lier à la fois la question du racisme et celui du féminisme. Tout comme le fantôme vengeur, Helen finira par devenir une légende et vivra éternellement dans la peur des hommes.
Son amie Bernadette, qui fait la thèse avec elle, a la peau noire mais appartient au même groupe sociologique qu’elle et ne semble pas rencontrer de souci particulier, mise à part comme Helen d’être sous-estimé dans ses capacités.
Le personnage d’Anne-Marie McCoy, résidente de Cabrini Green et qui rencontre Helen lors de sa première visite, tente d’élever comme elle peut son garçon dans un quartier violent, sachant qu’elle est isolée en cas d’agression. Superstitieuse et croyant en la légende de Candyman, elle est piégée dans les stéréotypes qu’on renvoi des habitants de Cabrini.
A tout seigneur tout honneur, intéressons-nous au monstre du long-métrage, le Candyman. Même s’il s’agit du premier personnage parlant du film, il tarde à arriver dans l’intrigue, ne se manifestant qu’au moment où son existence est remise en cause. Sa première apparition aura donc lieu dans le parking où il vient chercher Helen. De son vrai nom Daniel Roubitaille[7], celui-ci était un fils d’esclave affranchi aux Etats-Unis au 19ème siècle. Son père ayant fait fortune et devenu un bourgeois, Daniel ira dans les meilleures écoles et fera partie de cette même classe sociale, d’autant plus qu’il avait un grand talent pour la peinture. Appelé par un riche homme pour faire le portrait de sa fille afin de faire rayonner son nom et ses titres de propriétés, Candyman s’éprendra de la jeune fille et la mettra enceinte. Devant le risque de ternir sa lignée par une union mixte, le riche homme fera assassiner de manière barbare Daniel et dispersera ses cendres dans ce qui deviendra Cabrini Green. Ainsi la légende de Candyman fut créée. En tant qu’esprit vengeur, Candyman est orgueilleux et suffisant, se prenant pour un dieu et utilisant à son égard le lexique de la divinité. Parlant toujours de manière courtoise, il tue ses victimes peu importe leur statut social ou leur couleur de peau. Son existence dépend du fait que les gens croient en lui et son but est de continuer à propager sa légende uniquement pour pouvoir continuer à exister. La rationalité sociologique d’Helen pour appréhender sa légende le niant, il est obligé d’intervenir pour perdurer car elle sème le doute chez ses « fidèles ». Toutefois, loin de seulement la tuer pour vivre, il décidera de la faire basculer et de l’isoler afin qu’elle accepte de le rejoindre, puis de la transformer en une légende comme lui afin de vivre ensemble pour l’éternité, Helen ressemblant beaucoup à sa bien-aimée.
Un côté romantique se dégage du personnage, à la façon d’Edgar Allan Poe, qui est bien servi par la prestation de son interprète Tony Todd. Pour accentuer l’aspect fantomatique du personnage, dans la version originale toute les répliques de Candyman sont redoublées au montage, afin de donner l’impression que ses paroles ne sont pas prononcées à l’endroit où il se trouve. Sur bien des aspects, il ressemble à Dracula. Tout d’abord, lors des moments d’hypnose d’Helen, la lumière est mise sur les yeux d’Helen comme dans le Dracula de Tod Browning. On peut rapprocher le long-métrage d’un autre Dracula sortie la même année que Candyman, celui de Coppola, où le monstre de Bram Stoker devient romantique, cherchant à séduire et à amener de son côté une femme ressemblant à sa chère et tendre. A la fin du film sa légende passera à Helen : une preuve en étant les fresques de Cabrini comptant l’histoire de Candyman sont remplacées par celle d’Helen.
Pour un budget de 6 millions de dollars, le film en a rapporté 25 millions. Adapté de la nouvelle The Unforgiven de Clive Barker, Bernard Rose devait tourner initialement une autre œuvre de Clive Barker mais il a préféré celle-ci. La production a commencé très vite et le film a été bouclé en un an. Le tournage à Cabrini a lui été fait en 3 jours. La musique du film a été composé par le musicien renommé Philip Glass, dont les partitions permettent de donner un côté très gothique au film et une certaine puissance. Il est étonnant d’ailleurs que le film ait pu être tourné, ses codes étant bien loin de ceux des slashers auxquels il est sensé se rattacher. A tel point que la production avait peur car le film n’était pas assez gore.
Le public visé du film est difficile à cerner : on sent que c’est à la fois le public adolescent qui va voir les slasher[8], mais en même temps l’allure globale du film et son côté Alice au pays des merveilles[9] peut faire penser à la recherche d’un public plus à l’aise avec le conte et la littérature gothique.
A la sortie, le film fut critiqué par certains pour véhiculer des images racistes[10]. Même si ces critiques n’ont plus lieu aujourd’hui, il semble intéressant d’y revenir.
Les noirs du film sont représentés comme superstitieux ? En général dans les films d’horreur pour qu’on croit au surnaturel on fait intervenir des personnages superstitieux ayant peur d’une légende, afin de mettre en garde le personnage principal contre le danger encouru. Encore une fois, on peut prendre l’exemple de Dracula et des habitants proche de son château qui sont morts de peur à l’idée de se rendre près de l’antre du seigneur des vampires, les histoires les plus folles courant à son sujet. C’est donc un cliché de film d’horreur assez banal. Le film représente des dealers ? Certes il faut convenir que ce n’est pas la meilleure représentation, mais le film nous montre que c’est loin d’être les seuls habitants du ghetto. Candyman tue des noirs ? Encore une fois il tue tout le monde, peu importe la couleur de peau. Candyman est attiré par les femmes blanches ? Il est attiré par une en particulier car elle ressemble à sa compagne.
Si l’on veut conclure sur le film, celui-ci reflète plus largement la difficulté des Afro-américains à s’intégrer, d’autant plus s’ils sont défavorisés. C’était donc une mauvaise interprétation de le considérer comme raciste. On peut aussi y voir une métaphore sur les barrières de classe à tous les niveaux (économique, socio-culturel, géographique, amoureuse, etc) qui enserrent les individus et les empêchent de se développer paisiblement. C’est peut-être même l’autre métaphore du film, l’impossibilité de l’épanouissement personnel dans une société divisé en classe.
[1]Contre-histoire du libéralisme de Domenico Losurdo.
« La peur fait monter la température à 370 degrés centigrades. Avec Suspiria, je voulais atteindre les 400 ! »
Cette phrase vient de Dario Argento[1], réalisateur italien des années 70 à nos jours, principalement connu pour ses giallos[2], à propos de son film Suspiria sorti en 1977. Celui-ci est le premier film fantastique et d’horreur réalisé par le cinéaste transalpin, mais aussi son plus connu et celui ayant le mieux marché à l’internationale, restant encore aujourd’hui une référence en termes de cinéma d’horreur.
Dans les années 70, le cinéma d’horreur revient en force après le succès international de Rosemary’s baby de Roman Polanski (1968). Les producteurs constatant l’intérêt du public pour les adaptations de best-sellers fantastiques, le genre est en explosion. Certains films à caractère religieux comme L’exorciste de William Friedkin (1973), connaissent un succès phénoménal, jouant sur le thème de la perte d’identité et de la foi. D’autres films font leur chemin, à l’instar de Les dents de la mer de Steven Spielberg (1975), du film Halloween de John Carpenter (1978) ou d’Alien de Ridley Scott (1979). C’est aussi la décennie qui marque le début de la fin pour le studio de la Hammer, célèbre maison de production anglaise de films de monstres. Parallèlement le cinéma d’horreur commence à être considéré et n’est plus seulement une constellation d’œuvres bas de gamme.
Durant la même période le cinéma italien connaît son apogée. C’est dans les années 60 et 70 qu’exercent (ou continue à exercer) des grands noms du cinéma comme Sergio Leone et ses westerns, Bernardo Bertolucci, Pier Paolo Pasolini ou encore Luciano Visconti, avec des films marquants comme Le conformiste, La classe ouvrière va au paradis, Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, Le guépard, Le désert rouge ou Œdipe Roi. A l’époque le cinéma italien est tellement puissant qu’il est autosuffisant financièrement. C’est dans ce cadre global que va commencer Dario Argento, avant de réaliser son long-métrage Suspiria en 1977.
Suspiria nous raconte l’histoire de Suzy Bannion, une Américaine venant à Fribourg en Allemagne étudier la danse dans une prestigieuse académie. Cette dernière cache de lourds secrets. Des évènements étranges ainsi que des meurtres sanglants lui feront prendre conscience que l’endroit abrite une communauté de sorcières aux pouvoirs incroyables et qui dirige le bâtiment d’une main de fer.
Ce premier film fait partie d’une trilogie sur les Trois Mères, trois sorcières maléfiques dirigeant le monde et rattachées chacune à une ville et un bâtiment en particulier. Nous y reviendrons, mais le premier volet parle de la Mater Suspirium (mère des soupirs), le second Inferno présente la Mater Tenebrarum (mère des ténèbres) et enfin Mother of Tears parlera de la Mater Lacrymarum (la mère des larmes, présente aussi dans Inferno).
Le film commence sur des notes de musique stridentes pendant que l’écran noir annonce le titre. La musique thématique de l’œuvre apparait en même temps que la voix-off, qui énonce ce qu’il y a à savoir de l’histoire (Suzy Bannion arrive à Fribourg apprendre dans une école de danse) mais elle est aussi vite étouffée par la musique du groupe Goblin, montrant l’ascendant de la partition musicale sur le fil du scénario.
La première scène du film nous montre un plan séquence partant du tableau des départs de l’aéroport vers la salle de sortie où nous voyons apparaître l’héroïne du film jouée par Jessica Harper. Nous avons le droit à un champ contre-champ de Suzy vers la porte automatique de l’aéroport. A chaque fois que celle-ci s’ouvre, la musique de Goblin apparait pour disparaître aussi tôt la porte fermée. Le spectateur a le droit à un plan montrant le mécanisme de la porte se refermant formant comme deux couteaux se croisant. Cela nous permet à nous spectateur en 1 minutes de long-métrage de savoir que derrière la porte se trouve un autre monde, une aventure que va vivre le personnage et celui qui visionne le film.
Parlons tout de suite de la musique de Goblin, le groupe de rock metal gothique progressiste italien compositeur de la bande-original de Suspiria. Dario Argento dit dans son autobiographie Peur que « comme cela avait été le cas pour Les frissons de l’angoisse[3], la musique de Suspiria, loin d’être un simple accompagnement musical devait devenir une présence fondamentale, quasiment un personnage. » C’est tellement le cas que la musique du film est l’une des choses les plus marquantes du long-métrage dans chacune des critiques ! Marqué par une mélodie répétitive entre l’électro et le rock, doublée d’une voix répétant des paroles entêtantes, à la fois enfantine et sombre (répétition du mot « Witch »), qui donne aux scènes une atmosphère sombre où la magie est présente à chaque recoin même musical. Le groupe Goblin a composé la musique un peu avant le tournage[4] et s’est appliqué ensuite à ce que la musique colle parfaitement aux images du film. Les membres du groupe ont travaillé trois mois à faire des recherches sonores avec divers instruments (instruments ethniques, moog, orgue d’église) afin de créer leur composition, Argento leur laissant une liberté de création.
Le premier meurtre (ou double-meurtre) a lieu dans les 10 premières minutes du film. Le personnage de Pat vient de fuir l’académie de danse et s’est réfugiée chez une amie. Dans sa chambre, la fenêtre s’ouvre brusquement sans que rien n’explique la raison de cette soudaine action (aucune force extérieure visible dans le champ). Lorsque son amie vient fermer la fenêtre, de l’extérieur nous voyons la caméra reculer, comme si quelque chose épiait et dont le regard se confondait avec la caméra. Une fois l’amie partie, la caméra en extérieur se rapproche de la fenêtre et la musique avec nous indique une présence menaçante se rapprochant du personnage. Quand Pat s’approche pour voir à l’extérieur, elle ne voit rien apparaître, cependant deux yeux scintillants apparaissent puis disparaissent de manière mystérieuse. Après quelques secondes d’attente une main difforme brise la fenêtre et agrippe l’héroïne et donne lieu à une scène gore. Cette première scène de meurtre permet de nous installer 1) la violence graphique du film, 2) le fait que notre champ visuel ne nous permet pas forcément de voir la menace, et 3) que la musique et les mouvements de caméra pourront au contraire nous aider à la percevoir.
Après la musique, le plus marquant sont les images du film. Grâce à une vieille pellicule Technicolore, Argento et son équipe arrivent à pousser à fond les couleurs du film afin de lui donner une tonalité semblable aux dessins colorés des films Disney, Blanche-Neige et les sept nains étant la référence ici (Suspiria est d’ailleurs aussi un récit initiatique mais nous y reviendrons), ce qui participe à rendre le film irréel et à imprégner la pellicule du thème de l’œuvre : la magie. Les couleurs servent ici à signifier l’alliance dans un même espace d’éléments contradictoires. Le rouge sert à représenter l’angoisse, le bleu les moments de suspension et d’attente, le vert annonce la mort des personnages[5]. Cela permet aussi de donner au long-métrage des allures de peinture, ce qui n’est pas anodin lorsqu’on sait l’amour pour cet art de la part d’Argento[6]. Dans un interview au journal Mad movies en 2010, Dario Argento a dit qu’en tant que metteur en scène il s’exprimait plus par l’image que par l’écriture et les dialogues[7]. Le directeur de la photographie de Suspiria, Luciano Tovoli, a réalisé son travail d’un commun accord avec le réalisateur et considère encore le long-métrage comme une de ses réalisations préférées. On peut aussi remarquer une forme d’hommage à Mario Bava, notamment à son sketch « La goutte d’eau » dans le film Les trois visages de la peur sorti en 1963.
Le travail du peintre Maurits Cornelis Escher est une autre source d’inspiration de Suspiria. Celui-ci est un peintre hollandais du 20ème siècle, ayant même vécu en Italie pendant la période fasciste, connu pour ses œuvres représentants des constructions impossibles en plusieurs dimensions, défiant les perspectives et la vision de l’observateur (un peu comme Suspiria ?). Son influence se fait sentir de deux manières : 1) dans le papier peint du l’immeuble dans lequel se réfugie la première victime, présentant aussi des formes architecturales impossibles, mais aussi dans la salle de la directrice. 2) A travers des détails comme le nom des lieux du récit, par exemple Escher Strasse.
On retrouve aussi le goût du réalisateur pour l’architecture dans la façon dont il montre l’académie, celle-ci possédant une présence particulière, renforcée par la couleur rouge des couloirs, ou jaune dans le cas de la salle des sorcières[8]. Ce qui n’est pas inintéressant lorsqu’on sait que dans Inferno, le deuxième volet de la saga des Trois mères, les maisons des Mater sont devenues quasiment une partie d’elles et possèdent tout pouvoir dans leurs demeures.
Avec Suspiria, Dario Argento évite aussi deux écueils de sa filmographie : les invraisemblances d’écritures et la misogynie.
Les scénarios des films d’Argento sont souvent basique et composés d’incohérences, voire d’idées folles ! Malgré son passé de scénariste[9] ce n’est clairement pas l’écriture sur lequel il se concentre. La plupart des critiques sont unanimes là-dessus. Ainsi, nous avons souvent le droit à des scènes de faux-raccord et tout simplement impossibles, comme ce personnage qui surgit derrière l’héroïne du Syndrome de Stendhal alors qu’elle parle au téléphone avec lui, ou bien le tueur qui prend une voix difforme dans un moment où il ne lui sert à rien de masquer sa vraie voix dans Le sang des innocents. Au niveau de la caractérisation des personnages, et a fortiori des tueurs, les explications sont psychologisantes et sont tirées des théories les plus expérimentés des piliers de bars, à l’instar des tueurs de L’oiseau au plumage de cristal, Quatre mouches de velours gris, Les frissons de l’angoisse ou de Ténèbres. Les idées que l’on peut soit considérer comme folles, soit comme stupides, sont légion : la rétine qui capte les derniers éléments de la vie dans Quatre mouches, l’enfant tueur défiguré et la revanche du singe dans Phénomena, l’enfant qui se fait passer pour un nain tueur dans Le sang des innocents, le tueur qui décapite car fasciné par la révolution française dans Trauma[10], etc. Nous pourrions probablement en citer d’autres. La force de Suspiria c’est que l’histoire est délibérément faible pour mieux servir l’image et la musique. A la limite les quelques incohérences peuvent s’expliquer par le pouvoir des sorcières et n’en sont pas vraiment. En y regardant de près, le long-métrage pourrait presque être un film de la société anglaise Hammer, en enlevant la couleur particulière de Suspiria pour quelque chose de plus terne, en mettant une musique moins rock et plus classique, puis en demandant aux acteurs de surjouer.
Le deuxième écueil évité est donc la misogynie, un autre élément récurrent de la filmographie du réalisateur[11]. La mise à mort des femmes est montrée avec un soupçon d’allégresse et d’érotisme (usage du couteau dont on connait le sens métaphorique) propre au giallo de l’époque. Certes, mais on nous dira que la majorité des tueurs d’Argento sont des tueuses : c’est vrai, mais il faut voir que chacune d’entre elles souffrent de problèmes psychologiques proche de l’hystérie, à cause d’un viol ou d’un évènement traumatisant, donnant l’impression que ces personnages ne sont motivés que par la folie et que la femme se trouve, sauf rare exception, coincé entre deux rôles chez Argento. Soit il s’agit de la douce jeune fille en formation, soit celle dont la psychologie est devenue foncièrement dépravée et va commettre des crimes abominables. Chez Suspiria cet élément ne se trouve pas, ni chez le personnage principal, ni chez Helena Markos, la grande méchante du film (la Mater Suspirium). Le film est pensé comme un conte, un rite initiatique du passage à l’âge adulte, avec une Suzy Bannion qui souhaite qu’on la considère comme une adulte et qu’on ne décide pas à sa place, comme lorsqu’elle est outrée de se retrouver de manière obligatoire dans le dortoir de l’académie alors qu’elle souhaitait rester chez son amie. Le personnage même très superficiel s’affirmera en découvrant le secret des sorcières, puis en battant la méchante sorcière et en détruisant la maison de celle-ci.
On comprend d’autant mieux cela que si le film se passe avec des jeunes adultes, les personnages étaient originellement des enfants de 12-13 ans avant que cela ne soit refusé par les producteurs. Afin de conserver cet aspect enfantin, Dario Argento a demandé à ses actrices d’agir comme des petites filles. Celles-ci ont donc des comportements infantiles et ne peuvent subir le point de vue misogyne du réalisateur. Pour accentuer le côté enfantin, le réalisateur a fait surélever les poignées de portes afin que les personnages semblent plus petits.
Au sujet de la sorcière, concrètement il s’agit de celle de Blanche-Neige, tout d’abord par son aspect grotesque et déformé, puis par détails comme le fait qu’elle ensorcèle le personnage principal par la nourriture à l’instar de la méchante sorcière de Disney offrant la pomme empoisonnée à Blanche-Neige. Helena Markos, la Mater suspirium, l’antagoniste principal du long-métrage, est caractérisée comme une ancienne sorcière d’origine grecque s’étant installée à Fribourg pour enseigner la danse et l’occultisme. Magicienne puissante, elle est surnommée la Reine noir[12] par ses fidèles. A l’instar des autres sorcières elle sert uniquement le mal dans le but de profiter d’avantages. Quasiment invisible à l’écran, sa présence se fait sentir par ses soupirs dans le dortoir, par la musique ou par les mouvements de caméra. Ses pouvoirs sont immenses et la rendent presque omnisciente, d’autant que malgré son corps âgé, elle peut par sa projection astrale se métamorphoser en qui elle veut afin de tuer, voire de prendre possession d’un corps. C’est dans Inferno que l’on découvrira qu’Helena Markos est encore plus puissante et plus ancienne que l’on pourrait penser, celle-ci faisant partie des Trois mères, une trinité de sorcières vieilles de plus d’un millénaire et dont les pouvoirs sont quasi-divin, l’une des sœurs de Markos, la Mater Tenebrarum, s’identifiant même à la Mort.
Un autre thème spécifiquement argentien du film est celui de la mémoire d’un évènement qui renferme un secret et dont il faut décrypter le sens afin d’avoir la clé de l’histoire. Il s’agit du thème récurrent du réalisateur et qui sert de trame narrative à une majorité de ses œuvres comme L’oiseau au plumage de cristal, Les frissons de l’angoisse, Trauma ou Ténèbres. Le réalisateur attend du spectateur qu’il cherche à décrypter l’image, à comprendre ce qu’il a vu, qu’il soit attentif et qu’il sache lire une scène. Ici, la mémoire du personnage lui permettra de découvrir la porte secrète derrière laquelle les sorcières font leurs rites.
Contrairement à d’autres cinéastes italiens de son époque, Argento n’est pas très intéressé par la politique et on ne peut considérer que Suspiria dans son ensemble possède un message. Cependant, l’une des scènes peut avoir un sens politique. En effet, lors du meurtre du pianiste aveugle et qu’il se trouve sur une grande place sombre, la Mater dont la présence se fait sentir, se pose sur une statue d’aigle sur l’un des bâtiments avant de fondre sur sa victime (grâce à la caméra), juste avant que le chien ensorcelé de l’aveugle ne lui saute dessus. La statue de l’aigle a été construite sous Hitler et la place était un endroit où Hitler faisait ses discours[13]. Selon Argento, c’est le fantôme du nazisme qui fond sur l’aveugle. Même si rien ne permet de l’étayer, on peut se demander la véritable nature du mal dans Suspiria et s’il ne s’agit tout simplement pas du fascisme. En effet, l’Italie a été le berceau du fascisme et à l’instar d’autres pays, à la fin de la guerre tous les fascistes n’ont pas été épurés, certains retournant à une vie normale et à des postes haut-placés sous le regard de leurs adversaires avec lesquels ils sont obligés de cohabiter. La question du fascisme est encore aujourd’hui brûlante en Italie et à l’époque, celle des années de plomb et des attentats fascistes, elle était encore plus chaude. Pour l’anecdote, l’oncle du réalisateur a lui aussi été fasciste sous Mussolini.
Parlons un peu plus du réalisateur du film, Dario Argento. Celui-ci est né en 1940 du fruit de l’union du producteur Salvatore Argento (qui produira une partie de ses oeuvres) et de la photographe de mode brésilienne Elda Luxardo. Cela permet au jeune Dario de baigner dans le milieu de l’art dès son enfance. Etudiant en France, il découvrira la Cinémathèque. De retour en Italie, le jeune cinéphile deviendra critique dans le journal Paese Sera, ce qui l’amènera au gré de ses rencontres à devenir scénariste, notamment pour l’un des célèbres films de Sergio Leone avec son ami Bertolucci. Il passera enfin derrière la caméra en 1970 pour L’oiseau au plumage de cristal qui reçoit un bon accueil, marquant ses premiers amours avec le giallo, un genre cinématographique italien à la frontière entre policier, horreur et érotisme. Le père de ce genre est sans conteste le réalisateur Mario Bava, à qui on doit des films comme Le masque du démon, Six femmes pour l’assassin ou La baie sanglante. Giallo est en fait le nom utilisé pour désigner les romans policiers en Italie, à cause de la couleur jaune des romans. Le genre est de loin celui qu’Argento a le plus exploité au cours de sa carrière. Tous ses films surfent sur le policier ou l’épouvante, sauf la comédie Cinq jours à Milan, son quatrième film. L’oiseau est le premier d’une trilogie dites animales avec Le chat à neuf queues et Quatre mouches de velours gris, dont les seuls liens sont les titres faisant référence à un animal. Avec le chef d’œuvre Les frissons de l’angoisse il remporte assez de succès, notamment grâce à sa première collaboration avec le groupe Goblin, qui se poursuivra au film suivant, à savoir Suspiria. De sa carrière, la plupart des critiques s’accordent que sa période dorée va des années 70 à la fin des années 80, que les années 90 comportent quelques bonnes trouvailles, plus ou moins contestées par certains, mais annonçant déjà la chute du Maestro dans les années 2000, ses films étant tous des échecs commerciaux et critiques.
Pour revenir aux Frissons de l’angoisse, ce film marque sa rencontre avec une personne importante dans la suite de sa carrière : Daria Nicolodi. Actrice dans le film, elle deviendra sa compagne. Plus encore qu’une actrice récurrente dans sa filmographie, elle sera en quelque sorte la muse de ses futurs œuvres en l’initiant à sa passion pour l’occultisme et à l’une des inspirations du film, le livre Confessions d’un mangeur d’opium anglais de Thomas De Quincey (1821), où l’on trouve la référence aux Trois Mères qui servira de base pour la trilogie d’Argento. Une autre source d’inspiration est, selon Nicolodi, l’histoire de sa grand-mère s’étant rendue dans une école de piano dirigée par des sorcières dans sa jeunesse. Vraisemblablement les scénarios de Suspiria et d’Inferno lui doivent beaucoup mais Argento rechignera à le reconnaître, celle-ci devant batailler pour que son nom apparaisse dans le générique de Suspiria en tant que coscénariste. Elle pouvait d’autant plus le demander qu’elle a écrit le personnage principal pour pouvoir l’incarner avant qu’on ne lui refuse… Les relations se détérioreront peu après avec le réalisateur. Elle incarne tellement la saga qu’elle tentera avec le réalisateur Luigi Cozzi de réaliser le troisième volet officieux des Trois Mères avec le film The black cat. A noter que désormais Argento refuse de reconnaître le rôle prépondérant de Nicolodi dans la création du film…
En plus de De Quincey, comme nous l’avons dit le film s’inspire beaucoup de l’univers de Walt Disney, mais aussi des contes de Grimm. Il est aussi probable que l’inspiration vienne du passage du réalisateur durant son enfance dans une vieille école aux professeurs stricts, mais aussi de ses cauchemars. Afin d’écrire Suspiria, Argento et Nicolodi ont visité de nombreux lieux liés à la magie en Europe. Il a aussi selon lui été avec son frère Claudio Argento à Dornach, près de Bale, visiter la communauté ésotérique de Rudolf Steiner. Un endroit qui possédait d’étranges petites villas qui l’inspireront pour le film. La majorité du film a été tourné au studio De Paoli à Rome. La plupart des bâtiments du film ont été fait en studio, dont la façade de l’académie, inspiré de la Whale House de Fribourg. Suspiria est sorti en Italie le 1er février 1977. Le film rencontra un grand succès au box-office, notamment aux Etats-Unis et reste à l’heure actuelle le film le plus financièrement rentable d’Argento.
Quel est le spectateur visé par cette œuvre ? Tout d’abord nous pourrions dire la masse, celle qui aime aller voir des films d’horreur au cinéma, mais on sent que le réalisateur s’adresse aussi spécifiquement aux adolescents en formation, aux passionnés de cinéma qui savent décoder une image et aux amoureux de la peinture. Encore maintenant c’est un très jeune public qui découvre le travail d’Argento au cinéma. Sur ce dernier point, selon le critique de cinéma Jean-Baptiste Thoret, les jeunes seraient attirés par Argento à cause du passage à l’âge adulte qui est le thème de la majorité des personnages des films du réalisateur, et tout simplement à cause de l’esthétique[14] particulière de sa filmographie.
Toutefois, on peut se demander si cela ne participe pas à mettre de côté les autres grands cinéastes italiens qui cherchaient à faire réfléchir leurs contemporains. Car à dire vrai s’il y a une chose qu’on pourrait reprocher au cinéma d’Argento c’est de se concentrer tout le temps sur les sensations plutôt que sur la réflexion, un peu à l’image de certains courants antirationaliste ayant gagné en importance ces dernières années et qui prônent la redécouverte du monde par les sensations et non la raison. C’est aussi un problème du genre horrifique en général qui montre l’affrontement avec des créatures non maitrisables et dont on doit avoir peur. C’est donc en quelque sorte abdiquer face à des forces occultes bien plus puissantes que nous. La résolution du mystère ou le fait d’arriver à vaincre la créature pouvant gâcher pour certains spectateurs l’aspect terrifiant du film ; alors que le mouvement progressiste rationaliste des Lumières a tenté de donner à la majorité le moyen de maîtriser son environnement, d’être libre et de réfléchir par soi-même grâce à la raison, en s’attaquant aux vieux mythes et aux origines de certaines autorités, tout cela dans le but de libérer l’homme de sa servitude. Cependant, l’auteur de ces lignes ne demande pas à ce qu’on jette le genre horrifique, certains réalisateurs ayant pu démontrer la possibilité d’utiliser celui-ci de manière progressiste. Il manque de réalisateurs et d’histoires – avec le budget qui va avec bien sûr- permettant de raconter une histoire d’horreur où les êtres humains ne sont pas forcément réduit sans fin à être victime d’une entité démoniaque invincible, mais capable de vaincre grâce à l’intelligence et à la raison, voire de remiser au placard toutes les vieilles légendes au passé.
[1] Voir Le rough guide des films d’horreur d’Alan Jones, page 164.
[2] Sous-genre du cinéma italien à mi-chemin entre le film policier et le film d’horreur.
[8] Hommage au giallo (jaune en italien), le genre cinématographique qui a fait connaître Argento ?
[9] Il a coscénarisé Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone avec Bertolucci.
[10] Ce qui est d’ailleurs une incohérence, car son amour de la décapitation s’explique de manière plus rationnelle dans le long-métrage des années 90.
[11] Une misogynie pouvant se transformer en homophobie dans le cas des Frissons de l’angoisse, où l’un des personnels est clairement homosexuel par dégoût des femmes après que sa mère eut assassiné son père étant enfant.