Kaïro : solitude mortelle au pays des fantômes

« On vit sans être conscient de la mort, alors que la mort est très proche. Elle peut arriver à tout moment. Cette fois-ci, c’était vraiment une réflexion sur la mort, sur comment les gens doivent vivre en ayant conscience de la mort. Dans mon film il y a beaucoup de fantômes. Pour moi, les fantômes symbolisent la mort. Comme il n’est pas facile de montrer la mort à l’écran, j’ai montré des fantômes. »

Propos du réalisateur Kiyoshi Kurosawa dans un interview des Inrockuptibles du 23 mai 2001.

Aujourd’hui internet a parfaitement été démocratisé et chacun utilise au quotidien cet outil, que ce soit chez soi, au travail, dans ses démarches administratives ou pour rencontrer ses potentiels partenaires. Les réseaux sociaux comme Facebook, Instagram ou Twitter nous permettent d’exprimer nos sentiments au plus grand nombre et de parler de son existence à plusieurs de nos concitoyens. En 2021, le chiffre d’internautes dans le monde s’élevait à 4,66 milliards de personnes et les utilisateurs actifs des réseaux sociaux à 4,2 milliards[1]. Le temps passé par jours sur internet s’élevait en moyenne en 2020 à 6h54. Cela pose bien entendu des questions sur la vie privée, sur ce qu’on partage et de ce qui est collecté comme données par les fameuses GAFAM.

Ce poids d’internet a été renforcé par les différents confinements pendant la crise sanitaire du Covid-19. Pour des raisons qui pouvaient se justifier parfaitement, les gens se trouvaient coupé les uns des autres pendant une certaine période, renforçant leur solitude, dans bien des cas amenant une perte de revenu, l’absence de certains soins et une augmentation des risques psycho-sociaux, dont le suicide. Si on prend l’exemple de la France, pays où chaque année 9000 personnes se suicideraient selon l’Observatoire National du Suicide[2], on connait une hausse pendant la crise Covid-19 du suicide ou des idées noires chez les jeunes[3], obligeant au passage l’actuel gouvernement à prendre quelques mesures en faveur de la prise en charge des séances de psychothérapie.

Pour ce qui va nous intéresser aujourd’hui il nous faut parler de la situation au Japon. Jusqu’aux années 2010, il était le pays le plus touché par la vague de suicide. Cela a chuté à partir de cette date, même s’il restait le 14ème pays le plus touché. Cependant avec la crise du Covid-19, les suicides ont de nouveau explosé (environ 60 suicides par jours), à tel point qu’un ministre de la Solitude a été créé. Le suicide est la première cause de mortalité chez les jeunes[4] et touche aussi beaucoup les femmes. Très souvent, à l’origine de ces souffrances on trouve une grande précarité du travail suite aux diverses crises économiques. Tout cela pour dire que l’avenir n’est pas forcément radieux de ce côté de l’Asie. Un constat partagé par beaucoup, notamment par les artistes japonais.

De la fin des années 90 au début des années 2000, le cinéma d’horreur japonais connaît une nouvelle vague de films centrés sur des fantômes. Bien entendu les deux œuvres les plus représentatives sont Ring d’Hideo Nakata et Ju-on de Takeshi Shimizu. Il y a en a d’autres, dont Dead Waters de Nakata et La mort en ligne de Takashi Miike. Les deux premiers réalisateurs dont on a parlé ont connu un tel succès qu’ils sont même allés tourner un temps aux Etats-Unis. Pourtant, il y a un film et une personne dont on parle moins, alors que cette œuvre et son réalisateur sont centraux dans la création de la J-horror.

D’une car cette personne a été professeur de Nakata et Shimizu à l’Université et que c’est ses conceptions sur le cinéma qui ont influencés les deux auteurs. Deuxièmement, parce que son film Kaïro a réinventé en 2001 le genre du film de fantôme tout en proposant un contenu intelligent. Cette personne c’est Kiyoshi Kurosawa.

Le synopsis de Kaïro est celui-ci : grâce à internet, les spectres arrivent à imprégner le monde des vivants et à pousser chaque membre de l’espèce humaine dans ses derniers retranchements, au plus profond de sa solitude.

Commençons par le plus important dans un film d’horreur : la gestion de la peur.

La peur devant le long-métrage ne vient ni d’un jumpscare, c’est-à-dire une apparition soudaine de la menace afin de faire sursauter le spectateur, ni d’une quelconque effusion de sang (il n’y en a pas), mais de la mise en scène de Kurosawa.

Cette mise en scène horrifique repose sur plusieurs techniques :

  • L’utilisation du ralenti,
  • Les plans fixes,
  • La distorsion sonore,
  • Les tâches de couleurs,
  • Les silhouettes.

Des éléments qu’on retrouve lors de la première scène dans la chambre interdite. Au départ, tout semble normal. Le personnage se trouve dans une salle plongée dans l’obscurité. Puis soudain une sorte de lumière apparaît laissant découvrir des inscriptions en rouge, tandis que la musique, mimant une voix, nous fait sentir une présence. Le personnage se retourne et voit une tâche sur le mur. Peu à peu celle-ci semble se détacher du mur et prendre forme humaine, celle d’une femme en l’occurrence. Elle semble se tenir là comme-ci elle était là depuis longtemps. Enfin elle se met à bouger mais lentement. Elle tombe mais au ralenti et continue à marcher, tandis qu’un plan fixe persiste à la cadrer avant que la caméra ne se retourne vers le personnage terrifié[5]. Un fantôme dont le visage s’avèrera parfaitement humain malgré son comportement plus qu’étrange.

Ce n’est pas la première fois que le réalisateur utilise le plan fixe pour l’un de ses films. Dans un livre d’entretien, Kurosawa disait ceci à propos de son utilisation dans son téléfilm Séance (2000) :

« J’essaie de montrer les évènements décisifs en un seul plan, comme par exemple le fait qu’un fantôme se tienne soudain debout à tel endroit. C’est un principe de base au cinéma, dans les films dignes de ce nom : l’évènement crucial se déroule sans montage. »[6]

Kurosawa est aussi connu pour ses nombreuses ruptures de ton : un évènement banal peut mener à une course poursuite, voire soudainement en scène horrifique. On peut passer d’un simple film de fantôme à un thriller social, ou dans le cas présent à une représentation pure et simple de l’apocalypse. On retrouve aussi son amour des mécaniques fatales, qui lui vient de sa passion pour le cinéma de Tobe Hooper. Par exemple, dans la scène où Kawashima entre dans la chambre interdite ou lorsque Harue allume son ordinateur pour visiter le site fantôme.

La musique est très importante :

« Enfin, les apparitions sont soulignées par un son spectral qui ressemble à celui d’une voix sur une cassette audio qui serait passée à l’envers. On peut analyser ce son comme un effet miroir : il existe deux réalités qui se confondent, celle des vivants et celle des morts. Cette dernière est le reflet du monde des humains d’où un effet d’inversion, à la manière d’un miroir, lors de la rencontre de ces deux réalités. »[7]

La musique du film est lourde et entêtante, insistant sur une menace sourde, comme un bruit de machine qui grâce aux instruments mime un cri, ce que j’associe à l’appel à l’aide des fantômes et des humains dans le long-métrage.

Kurosawa dans ses œuvres, et celle-ci ne fait pas exception à la règle, filme à travers des vitres, une fenêtre, un écran ou autres éléments qui enferment les personnages dans un lieu. La mise en scène selon lui consiste à découper des images dans un cadre, les « portes et les fenêtres sont révélatrices de ce que l’on peut percevoir et qu’on n’entrevoit pas »[8]. En l’espèce, cela permet dans Kaïro de cloisonner les protagonistes et de montrer qu’ils sont enfermés dans certaines habitudes les rendant solitaire, et donc renforcer pour le spectateur l’aspect oppressif du récit. Par ailleurs cela va créer une distanciation des spectateurs avec les personnages au lieu d’une simple identification, afin de mieux comprendre le récit[9]. D’autant que les personnages sont sommairement présentés et semblent posséder une histoire assez banale sur laquelle on ne s’attarde pas, que plusieurs scènes sont là pour interroger sur le sens des relations humaines et, surtout, qu’une scène dont nous allons parler plus tard vient expliquer frontalement le sens du film.

Là où le bât blesse, c’est dans les effets spéciaux de la scène d’apocalypse, qui font clairement dater l’oeuvre du début des années 2000. En ce sens, le film a mal vieilli.

Le long-métrage va donc nous montrer des esprits qui envahissent la réalité en passant par internet. Leur présence est rapidement expliquée durant le film : leur monde étant limité dans l’espace, les fantômes finissent par ne plus avoir de place dans l’au-delà et trouvent un moyen (inexpliqué dans le film, même si on sous-entend que cela n’a rien de naturel) pour passer petit à petit dans notre monde, d’abord en apparaissant par des bruits, puis par une ombre, enfin en prenant une forme. L’invasion continue par internet car l’outil leur permet de sortir des limites de l’espace où ils sont parqués.

Le problème c’est comment savoir qui sont vraiment les fantômes dans le film ?

En posant cette question, il ne s’agit pas uniquement de savoir si les humains de l’œuvre ne sont pas plus fantomatiques que les esprits eux-mêmes, mais plutôt de distinguer certains fantômes. En effet, dans l’une des scènes l’un des personnages considère que les fantômes ne cherchent pas vraiment à tuer les gens mais à les rendre immortel, afin qu’eux aussi soient enfermés dans leur solitude pour l’éternité. Alors essayons de faire une classification des apparitions spectrales, entre ceux qui font partie intégrante des esprits et les humains touchés par eux.

En premier lieu, on remarque que les primo fantômes apparaissent dans deux endroits bien précis : les chambres interdites, délimité par un ruban rouge, et internet, seul endroit où ils peuvent se déplacer en-dehors de la chambre. Leur façon de se mouvoir dans l’espace est étrange et presque inhumaine. Ils sont dès fois à visage humain, dés fois entouré d’une sorte de brume. Il existe certains fantômes qui possèdent ces caractéristiques mais qui se trouvent en-dehors des chambres interdites, comme celui de la bibliothèque et de la salle de jeu. Et encore il n’est pas parfaitement établi que le premier ne fasse pas partie de la seconde catégorie. 

La seconde classe est composée des humains transformés en tache au contact des fantômes. Ces humains commencent d’abord par devenir plus morose et perdre le goût de vivre. Leur destin final est soit de se suicider soit de se transformer directement en tache noir sur le mur. Ils deviennent alors prisonniers à l’endroit de leur transformation – encore que certains puissent se disloquer -, leur forme réapparaissant là où se trouve la tache. Contrairement aux fantômes classiques, les toucher ne semble pas causer de transformation et ils ne sont pas agressifs contrairement aux autres esprits. Il n’est pas explicite non plus qu’ils puissent utiliser internet pour communiquer.

Toutefois, malgré ces éléments de différences, il reste difficile de les différencier : les primo fantômes apparaissent aussi sous forme de tache noire (qu’on pense à la première scène de la chambre interdite), primo comme seconds esprits répètent la même phrase et les primo fantômes semblent eux aussi en capacité de sortir du mur. Ce mystère n’est donc pas résolu dans le récit et une distinction claire est impossible.

Au premier regard les fantômes, peu importe qui ils soient, sont caractérisés surtout par des traits humains (notamment les yeux), ce qui différencie ces esprits de celui d’une Sadako dans Ring, dont la seule partie perceptible du visage est celle d’un œil révulsé. L’idée, mais on y reviendra, c’est de faire analogie avec les vivants. L’humanité se trouve aussi dans la phrase leitmotiv des fantômes. Là où dans Ju-on, un raclement de gorge fait office de bruit pour le fantôme, dans Kaïro ils répètent « à l’aide », une phrase somme toute ordinaire mais qui en devient angoissante car elle s’associe à l’idée de la mort.

D’habitude les films de Kurosawa sont difficiles à comprendre au premier visionnage, souvent parce que leur message n’est pas explicite. Ce n’est pas le cas de l’œuvre présente, la signification du film étant donné au travers d’une scène. Lors d’un échange d’arguments sur le fait de préférer la vie à la mort, le personnage d’Harue s’énerve et allume ses ordinateurs où on voit apparaitre d’autres utilisateurs d’internet devant leur écran, chacun seul dans son coin. Elle demande obstinément s’ils sont vraiment vivants comme son comparse semblait le dire. L’idée ici c’est de dire que le sentiment de solitude pousse à utiliser massivement internet, mais l’outil au lieu de nous rapprocher, nous rend dépendant de la machine dans nos interactions et nous transforme en des fantômes dépourvus de sentiments.

Si l’on se demande à quoi correspond les taches noires, je dirais que cela fait référence au néant des personnages. Pour le rouge des rubans, c’est une couleur voyante qui sert à attirer l’œil dans un décor sombre[10] et vient annoncer l’arrivée des fantômes[11].

La force de Kaïro c’est qu’il reste très sobre dans sa description d’internet, ce qui lui permet d’être encore valable aujourd’hui. Selon Kurosawa, les outils modernes peuvent être pratiques mais ne permettent pas toujours une communication réelle entre les individus, en étant sur de savoir que la personne en face existe bien ou qu’elle est bien ce qu’elle décrit être. Pour lui, l’image de la mort c’est celui d’un cercueil où l’on se retrouve coupé du monde extérieur, ce qui lui fait penser à internet qui permet d’échanger tant qu’il y a assez connexion mais qui nous fait retourner à notre solitude en cas de coupure[12]. Internet n’est pas considéré comme mauvais en soi et le discours n’est pas réactionnaire en disant que c’était mieux avant. En quelque sorte, les écrans d’ordinateur cachent la réalité qui réapparaitra s’ils viennent à disparaître. D’ailleurs c’est ce que font les esprits via leur site internet lorsqu’ils montrent des vidéos d’utilisateurs fantômes afin d’inciter les gens à les rejoindre en se tuant et en créant sa propre chambre interdite. Permettant au passage que ces individus soient désormais reliés en tant que fantômes par l’intermédiaire d’internet – même si encore une fois il n’est pas prouvé que ces fantômes-là puissent se déplacer via l’outil numérique. Kurosawa essaye aussi de prévenir la jeunesse japonaise de ne pas oublier la mort en faisant comme-ci elle n’existait pas, ni à s’appesantir dessus, mais de vivre avec elle. Une peur de la mort qui s’installe dans notre quotidien au travers de nos ordinateurs[13] et de nos maisons, lieux où l’on peut se replier.

La chambre interdite fait le lien avec les hikkimoris[14], c’est-à-dire ces japonais en détresse psychologique qui décident de vivre coupé du monde, enfermé dans leur chambre. C’était un phénomène en vogue dans les années 90 au Japon et qui perdure un peu. Il est souvent enclenché par la forte pression subie par les japonais, y compris dans leur travail par la course aux résultats. A la manière des fantômes qui se retrouvent cloisonner dans les chambres interdites, les hikkimoris restaient isolé et, sauf dans le cas où il fallait satisfaire un besoin physiologique urgent, leur seul moyen d’interaction était… internet !

Le film présente de nombreux passages de paysages urbains quasiment désertique où toute trace de vie semble avoir disparue, sans doute une inspiration puisée chez le réalisateur italien Antonioni. Chaque être humain a peur de ne jamais trouver quelqu’un avec qui se connecter ou alors de perdre ce qu’il a déjà. Une scène présente une métaphore des relations humaines à travers un écran de veille : ils ne peuvent pas s’éloigner les uns des autres sans disparaître, mais s’ils se touchent ils meurent.

Au sujet des personnages, tentons d’en analyser trois important à l’intrigue.

La première, Michi, est une jeune informaticienne d’une trentaine d’année. De prime abord, on voit qu’elle est entourée par quelques amis qui sont aussi ses collègues de travail. Toutefois elle vit seul et ne semble pas avoir de compagnon. De même si on voit sa mère il est insisté qu’elle ne voit pas très souvent ses parents. Lorsque les évènements du film commenceront, elle sera choquée par les différents évènements comme le suicide de l’un de ses amis et le détachement soudain d’un autre. Tardant à comprendre la situation (l’invasion), elle tentera de recréer du lien avec ses amis. Malgré ses efforts, ceux-ci seront emportés par la vague spectrale. Elle tentera de renouer avec sa famille mais avec la même réussite. C’est cette tentative de conserver le peu qu’elle avait et son impossibilité à le faire qui la fera craquer.

Le personnage d’Harue, autre figure féminine, est plus jeune. Elle est montrée comme une geek parfaitement intégrée dans la bibliothèque universitaire avec les autres programmeurs. Toutefois c’est une personnalité solitaire : sa famille ne s’intéresse pas à elle et à part Kawashima elle ne semble pas avoir d’ami. C’est le personnage le plus lucide sur le monde qui l’entoure et par rapport à la menace fantôme. Cela en fait aussi le personnage le plus désespéré de l’œuvre. Harue possède des ressemblances avec les fantômes classiques dans sa gestuelle, sa chevelure noire cachant son visage, sa tête basse et ses bras le long du corps.

Kawashima est lui un jeune étudiant insouciant et très positif, malgré le fait qu’il soit seul. Contrairement aux autres personnages, il aime sincèrement la vie. Durant le film il peut sembler souvent naïf et stupide, d’autant qu’on sent qu’il ne comprend pas les évènements qui se déroulent[15]. Sa caractéristique c’est que face à un monde qui s’effondre, il continue à vouloir aller de l’avant et à souhaiter que ses proches fassent de même. Sauf qu’il le fait de manière très idéaliste et en occultant à la fois la menace et la réalité de la mort. Cependant, lorsqu’il rentrera en contact direct (touché) avec un fantôme et ne pourra plus douter de la réalité des faits, il maintiendra son envie d’aller de l’avant, car même si la mort existe, la vie continue et ne doit pas nous empêcher de réaliser nos objectifs. En quelque sorte, il ne se laisse pas piéger par la pensée de la mort, les autres personnages dans la même situation préférant désespérer ou se soumettre.

Dans la toute dernière scène du film, Michi se retrouve dans un bateau et va voir Kawashima qui devient spectral. Elle finira par partager son point de vue et par avoir trouvé le bonheur en compagnie de son dernier ami sur terre.

Kiyoshi Kurosawa est né en 1955 au Japon. Durant son enfance, le futur cinéaste a été nourri de films d’horreur, que ce soit Le moulin des supplices, les films de fantômes japonais, les séries horrifiques du pays du soleil levant, de la Hammer ou de Tobe Hooper. Ayant fait des études de sociologie à l’université, sa cinéphilie se développera avec le temps. Dans les artistes dont ils s’inspirent on retrouve entre autres Richard Fleischer, Mario Bava, Georges Romero ou Michelangelo Antonioni. Sa carrière a débuté dans le pinku eiga, un genre de films érotiques nippon. Son premier film d’horreur date de 1986, Sweet home, qui aura une grande postérité car le jeu vidéo du film inspirera la saga Resident evil. Le film marche financièrement mais est très médiocre artistiquement dans le sens où il reprend tous les clichés des films d’horreurs américains. Et d’ailleurs Kurosawa reconnait lui-même qu’il s’est beaucoup inspiré des Américains, du fait de son statut de débutant. Il réalisera diverses œuvres durant les années 90, dont The guard from hell (1993). C’est surtout en 1997 avec son polar Cure qu’il va connaître le succès (le film est considéré comme le Seven japonais). Il sort un certain nombre de films de genre ou non durant cette période comme Charisma, Kaïro, Licence to live, Loft, Séance (téléfilm) et Rétribution. Avec Tokyo Sonata en 2008, il semble s’orienter de plus en plus vers le drame, même s’il ne se gêne pas pour revenir vers les fantômes dans Vers l’autre rive et Le mystère de la chambre noire (film tourné en France). C’est donc un auteur qui maitrise des genres variés et qui a déjà une longue carrière. Ses thèmes de prédilections sont la solitude, la perte des émotions, les rues désertes, les couples ou les liens qui se brisent/ sont mis à mal, la mort et l’amour.

Notre réalisateur aurait eu l’idée de Kaïro en discutant dans les années 90 avec son ami le créateur de Serial experiment Lain. Par la suite, le projet se serait approfondi en discutant avec Nagata sur leurs films de fantômes respectifs. Kurosawa s’est aussi inspiré des peintures de Francis Bacon, à tel point qu’il a présenté plusieurs tableaux de l’artiste à son directeur artistique pendant la création du long-métrage. Celui-ci en effet peignait des êtres qui se désintégraient[16]. J’ai retrouvé peu de chose sur le budget et sur le tournage, mise à part que les images de la ville déserte de Tokyo ont été tournées très tôt le matin les jours fériés[17]. Kaïro a rapporté un peu plus de 318 milliards de dollars à sa sortie[18].

Son œuvre est réaliste mais Kurosawa ne cherche pas un réalisme pur : il cherche à refléter la réalité au mieux. Voilà ce qu’il disait dans un livre-entretien en parlant du film Henry, portrait d’un serial killer :

« Il reste l’intelligence dans la façon de filmer tout ce qu’on dispose devant la caméra, l’audace d’aller jusqu’au bout de tout ce que l’on veut montrer. Le cinéma c’est de la photographie. Il faut donc être suffisamment réaliste. Mais la vraisemblance doit reposer sur la mise en scène. Si l’on faisait se reproduire réellement devant la caméra tout ce que l’on veut montrer, cela aurait évidement l’air encore plus réaliste. Mais il n’y aurait pas d’idées, pas d’invention. L’horreur qui exige le plus de maitrise. Des scènes de meurtre, du sang qui gicle, des monstres qui surgissent… Rien de tout cela ne peut vraiment être filmé. Il s’agit de création cinématographique, de style. »[19]

La vision que Kurosawa avait du Japon en 2001 était très sombre : il considérait le pays en plein délitement et ses habitants en perte de sentiments humains. Certains disent que c’est une critique de la société de consommation après-guerre, ainsi qu’une réminiscence de Hiroshima et Nagasaki, ou de l’attentat dans le métro de Tokyo en 1995. L’auteur de ces lignes ne saurait pleinement les affirmer afin d’éviter de se tromper ; en tout cas le réalisateur a pleinement pointé qu’il souhaitait à travers son œuvre pousser un cri d’alarme sur l’effondrement des relations humaines au Japon et sur la catastrophe allant avec.

Qui est le public visé par le film ? De toute évidence, il s’agit des jeunes japonais afin qu’ils changent la société dans laquelle ils vivent, même si la façon de le faire (politique ? Culturel ? Morale ? Citoyenne ?) n’est pas explicite. Il faut mettre Kaïro en parallèle d’autres œuvres de Kurosawa, comme Charisma (1999), qui possède lui aussi une portée philosophique et politique s’inscrivant dans une volonté de changement de la société, même si elle est ambigüe et potentiellement réactionnaire dans le sens philosophique : dans Charisma, un pouvoir autoritaire et exploiteur en remplace forcément un autre car c’est de l’ordre du naturel et pas une construction historique. Nous pouvons aussi pousser la comparaison avec un long-métrage plus récent : Avant que nous disparaissions (2017). L’histoire montre des extra-terrestres volant des concepts aux humains afin d’en apprendre plus sur eux avant de les envahir. Ils volent le concept de travail et de propriété, ce qui a pour effet involontaire de libérer ceux qui étaient emprisonné par ces notions. Les deux concepts précités sont toutefois pris dans un sens idéaliste : le travail étant le fait de prendre au sérieux son emploi au lieu de l’exploitation de sa force de travail au service d’un tiers ; la propriété étant ici le fait de posséder une maison et pas le sacro-saint principe de propriété privée des moyens de productions. Cependant dans ce film Kurosawa souhaite à nouveau pointer les problèmes de la société japonaise mais tente pour une fois une réponse sur ce que devait faire les jeunes face à Kaïro : redécouvrir le concept d’amour… C’est sur cette idée très idéaliste et somme toute un peu décevante que nous allons arrêter notre critique. Nous vous invitons désormais à aller directement découvrir l’œuvre de Kiyoshi Kurosawa.


[1] « 30 chiffres sur l’usage d’Internet, des réseaux sociaux et du mobile en 2021 », Alexandra Patard sur le Blog du modérateur, 27/01/2021.

[2] « Crise sanitaire : un impact sur le taux de suicides ? » par Vanessa Bernard, 06/04/2021, Observatoire de la santé.

[3] « Inquiétante augmentation des tentatives de suicide chez les jeunes », Stéphane Kovacs, Le Figaro, 29/01/2021.

[4] « Comment la crise du Covid-19 a replongé le Japon dans l’enfer du suicide », Europe 1, 28/02/2021.

[5] « Kaïro / Anatomy oh the Scariest Scene Ever » sur Spikima Movies, 26/05/2020.

[6] Page 26 de Mon effroyable histoire du cinéma. Entretiens avec Makoto Shinozaki.

[7] « Kaïro : la désintégration de l’individu japonais », Stéphane Caillot, 09/12/2008.

[8] « Le Screen Parfait : Kiyoshi Kurosawa », Ciné séries and cie, 26/02/2017.

[9] La distanciation est une théorie théâtrale développée par le dramaturge allemand Bertolt Brecht, qui tentait de produire un effet d’étrangeté pour empêcher l’identification du spectateur avec ses personnages, par des messages à l’intention du public, des intermèdes chantés, etc, afin de détruire le réalisme de la pièce le dramaturge doit laisser voir les éléments de la mise en scène, ceci dans le but de faire réfléchir celui qui regarde et ne pas le laisser dans un statut passif, en lui donnant un point de vue objectif. Bien sûr au cinéma, cela ne peut pas se faire de la même façon qu’au théâtre – et Kurosawa ne partage pas a priori les idées politiques de Brecht-, mais je pense qu’on peut parler de distanciation ici. 

[10] « Kaïro : l’horreur urbaine de la solitude », sur la chaîne de Thomas Lieben du 07/08/2020.

[11] Kaïro présenté par Nachiketas Wigiesan. Cinéma et révolution numérique : le corps de l’analogie numérique. Projection du 12 mars 2014 au Centre d’au Centre d’arts d’Enghien-les-Bains.

[12] « Kiyoshi Kurosawa ou Kaïro au bord du chaos », Vincent Ostria, Les Inrockuptibles, 23/05/2001.

[13] A noter qu’il ne s’agit pas d’une nouveauté, Ring jouant déjà sur la peur d’un objet de notre quotidien pourtant rassurant, celui des écrans de télévision. Voir à ce sujet la vidéo sur le fantôme Sadako par la vidéaste Demoiselles d’horreur.

[14] Kiyoshi Kurosawa reprendra le thème des hikkimoris dans sa série Shokuzai.

[15] Encore une fois, un personnage important dans l’intrigue mais qui ne semble pas comprendre les enjeux des évènements se déroulant dans l’intrigue est un cliché des films d’horreur, souvent dans le but de faire avancer une intrigue qui ne fonctionnerait pas sans un personnage ignorant du danger.

[16] « Kaïro : La désintégration de l’individu japonais », Stéphane Caillet, Critikat, 09/12/2008.

[17] Anecdotes de tournage de Kaïro, à voir sur sa fiche Allociné.

[18] Voir sa fiche sur Imbd.

[19] Mon effroyable histoire du cinéma. Entretiens avec Makoto Shinozaki.

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