Les bourreaux meurent aussi (3) : un projet politique commun

Fritz Lang

Fritz Lang est né en 1890 et mort en 1976. Il est un réalisateur austro-hongrois devenu plus tard allemand (avant de se faire naturaliser américain en 1935). Ses films varient du film noir à la science-fiction en passant par le fantastique. Dans ses œuvres les plus connus nous pouvons citer la trilogie des Docteur Mabuse, les deux parties des Nibelungen, Metropolis, M le maudit et Règlements de comptes. Cinéaste de l’ambiguïté, il en faisait tout autant preuve que ses personnages. En effet, si sa période américaine est clairement mise sous le signe de l’antifascisme, sa période allemande est plus souvent sujet à controverse. En premier lieu parce que sa co-scénariste et épouse Théa Von Harbou était une nazie notoire[1], ce qui jette un doute sur le « sens » progressiste de certaines œuvres comme M le maudit et le Testament du docteur Mabuse, qui selon le point de vue peuvent être une dénonciation de la peine de mort et de la montée au pouvoir des nazis, et de l’autre un appel à la justice « populaire » et à la dénonciation du cosmopolitisme juif. Mais c’est encore plus débattable sur les deux épisodes des Nibelungen (1924), qui reprend une vieille légende germanique et dont le portrait des fameux Nibelungen ressemble à s’y méprendre à la caricature faite des juifs[2]. Pour Metropolis, le sens nazifiant du film étant devenu tellement évident pour Lang lui-même qu’il reniera son film par la suite : en effet, à la fin du film, le jeune idéaliste fils du dirigeant de la ville de Metropolis invite l’ouvrier exploité et son grand patron de père à s’unir par le cœur. Si peut-être cela ne nous parait pas autant évident aujourd’hui, cette position correspond à celle des nazis souhaitant faire nation en oubliant les clivages de classe pour une politique d’union[3]. Concrètement, cela veut dire que l’exploitation a toutes les chances de rester – d’autant plus que dans Metropolis, les riches vivent littéralement grâce au travail des ouvriers du bas et risquent de connaître un changement radical de conditions de vie s’ils touchent à cette exploitation-, mais cette fois il y aura un supplément d’âme obligeant les travailleurs à continuer leur labeur. Toutefois pour sa défense Fritz Lang s’élèvera assez rapidement contre le nazisme, ne supportant plus ce qu’ils faisaient à l’art et à son pays. Il aimait à raconter qu’un jour Goebbels lui aurait demandé d’être le réalisateur officiel de l’Allemagne nazie. Fritz Lang lui aurait répondu fermement être juif, ce à quoi Goebbels aurait rétorqué que c’était les nazis qui décidaient qui était juif ou non. Après le Testament du docteur Mabuse, Lang quittera son épouse et s’exilera en France puis aux Etats-Unis. Vers la fin de sa vie, à force d’exil, il préférera se considérer comme « cosmopolite » plutôt que d’une nationalité particulière. 

Bertolt Brecht

Bertolt Brecht est né en 1898 et est mort en 1956. Célèbre dramaturge allemand, il a réinventé le théâtre grâce à son utilisation de la distanciation et par son théâtre épique dont nous avons parlé plus haut. D’origine bourgeoise, c’est son expérience d’infirmier durant la Première Guerre mondiale qui va provoquer chez lui ce dégoût du bellicisme. C’est dans les années 20 qu’il commence à s’intéresser au marxisme avant de l’adopter complètement comme philosophie. Nous lui devons des pièces comme Homme pour homme, L’Opéra de quat’sous[4], Mère courage et ses enfants et La vie de Galilée. Dans ses œuvres il défend la raison, la science, la compréhension du monde et surtout la révolte, en approfondissant à chaque fois sa réflexion et sans faire dans le pur manichéisme. Déchu de sa nationalité allemande par le régime nazi et la diffusion de son œuvre interdite, Brecht immigre dans plusieurs pays où il continue son activité théâtrale et son militantisme antifasciste. Il retournera en Allemagne en 1948, précisément en RDA, où il fonda avec son épouse l’actrice Hélène Weigel le Berliner ensemble. Bien que critiqué par les autorités de RDA[5] pour ses pièces manquant de héros positifs, il continuera à pouvoir exercer jusqu’à la fin de sa vie. 

Avant la Seconde guerre mondiale, il n’était pas forcément facile d’être anti-nazi à Hollywood. Le militantisme n’y ait pas interdit, ni le communisme intégralement, d’ailleurs certaines vedettes s’engagent contre le fascisme italien, à l’instar de Joan Crawford. Cependant la réaction en face existe. Celle-ci critique les mots d’ordre du type « arrêtons le fascisme » et « démocratie ». Des milices comme The Light Horse Cavalry (Victor McLaglen) et Hollywood’s Hussars (Gary Cooper) voient le jour pour défendre une certaine vision de l’Amérique, tout en étant financé par de grosses fortunes. En 1939, le film Les aveux d’un espion nazi provoque des mouvements violents chez les pro-hitlérien aux Etats-Unis et certaines salles de cinéma sont incendiées. Des commissions sont créées sous la direction des sénateurs Nye et Clark pour déclarer suspect certains films contre le nazisme. Cette attitude changera avec Pearl Harbor. Cependant, les fichiers utilisés contre les membres de l’industrie culturelle pendant le maccarthysme prennent en compte les activités antinazies des années 30.

En plein cœur de la machine hollywoodienne, Brecht n’est pas forcément tendre avec le « divertissement » proposé par cette grande usine à fabriquer des films :

« Le divertissement n’est pas un moment hors exploitation et aliénation du travail, mais un lieu où l’on fabrique l’individu standardisé, mobilisable dans ce travail comme sur le champ de bataille. Les éléments codifiés sont le résultat d’un processus de production quasi inquisitoriale dont la censure n’est que la caricature et qui aboutit à une illusion de réalité. »

Toujours sur le divertissement, Brecht ne pense absolument pas que la réflexion est synonyme d’ennui. Il manie toujours la recherche du meilleur divertissement et usage de la raison pour son spectateur. De même que Lang pour des films comme J’ai le droit de vivre.

Les bourreaux meurent aussi est produit aux Etats-Unis par Arnold Pressburger, producteur d’origine juive ayant vécu en Allemagne et qui fut lui aussi obligé de s’exiler à cause du nazisme. Tout se passe grâce à sa société Arnold Pressburger Films. C’est donc lui qui s’est occupé de récolter les fonds pour produire le film. Je n’ai toutefois pas retrouvé le montant qu’a coûté le long-métrage.

Lorsque Brecht et Lang se mettent au travail, divers titres sont pensés, comme Trust the people, 437 ou Never surrender avant que celui de Hangmens also die (Les Bourreaux meurent aussi en français) ne s’impose. Les deux artistes s’adjoignent un troisième scénariste en la personne de John Wexley (1907-1985), un dramaturge américain communiste ayant déjà rédigé des œuvres antinazies, qui avait l’avantage de parler allemand à un Brecht qui avait refusé d’apprendre l’anglais. C’est au musicien Hanns Eisler, communiste et collaborateur Brecht de longue date, de composer la musique des Bourreaux meurent aussi. Plus généralement, la plupart des membres de l’équipe technique étaient communistes.

Brecht, Lang et Wexley travaillent à raison de 10 h par jours sur le scénario. Wexley trouvant Lang trop peu à gauche, il réécrit le scénario avec Brecht sans Lang. Ce qui provoquera la fureur de ce dernier lorsqu’il apprendra la nouvelle. Wexley devra reprendre le script et édulcorer certaines scènes avec le peuple tchèque afin de convenir aux exigences idéologiques d’Hollywood (Lang veut que le film soit grand public), mais aussi ramener certaines scènes que Brecht avait voulu faire disparaître. Un quatrième scénariste, Gunsbourg, sera même un temps engagé pour réduire le scénario[6]. Cependant sa version détruisant l’aspect épique du film, elle fut refusée par Lang. Mise à part ces problèmes, plus ceux sur les invraisemblances du récit, il n’y a pas vraiment de divergences politiques entre Lang et Brecht dans la création de l’œuvre. Nous pourrions dire éventuellement que chez Lang il y a une sorte d’apologie plus ou moins prononcée pour la démocratie américaine qu’on ne trouve pas chez Brecht, mais c’est bien la seule.

Wexley signa seule les pages coécrites avec Brecht, ce qui lui permit de toucher plus d’argent que ce dernier. Lorsque les conflits sur les droits remontèrent à la Screen Writers Guild, dans laquelle Wexley avait des bons contacts, celle-ci favorisa Wexley malgré le soutien apporté à Brecht par Lang et Eisler, sous prétexte qu’en tant que dramaturge reconnu Brecht aurait moins besoin de cette somme.

Qui est le spectateur visé par le film ? En priorité pour Lang c’est le peuple américain, dont le mode de vie est retranscrit à certains égards chez les tchèques du film, pour les conscientiser au problème nazi. Cependant, de part et d’autre, on sent à travers la façon dont est organisée la résistance tchèque, la volonté de donner la clé d’une organisation secrète.

Le film fut à sa sortie fut un échec commercial et ne parvint pas à convaincre. Le long-métrage a connu des coupures en France lors de sa diffusion en 1947, venant amoindrir les propos. Entre autres furent coupés la scène dans les caves de la gestapo où Macha se retrouve devant le corps mourant de la marchande de légumes Madame Dvorak, ainsi que la scène de Czaka aidant l’inspecteur Gruber à faire la liste des futurs otages.

Il semblerait que des dirigeants SS aient pu voir le film en décembre 1944, afin d’étudier la propagande de l’ennemi[7].

Le film va aussi être attaqué et censuré durant la période maccarthiste. Le film est considéré comme une apologie du mensonge et du bolchévisme. La plupart de ceux qui ont fait le film vont passer devant la commission McCarthy.

Enfin, terminons sur un absent qui aura sauté aux yeux de tout le monde aujourd’hui : l’antisémitisme. Ainsi il n’est pas fait écho au sort des juifs, quand bien même Heydrich fut un acteur de premier plan de la solution finale. Cela peut paraître surprenant, d’autant que ni Lang ni Brecht n’ignorait ce problème. Mais en même temps aujourd’hui on passe quasiment sous silence le caractère de classe du nazisme et la collaboration des grands industriels à la terreur nazie. Ce que justement Brecht et Lang voulaient rappeler : le capitalisme a créé le fascisme. Ce sont les origines économiques de la barbarie qui sont oubliées, et donc que des mini-Mussolini ou Hitler peuvent surgir à la faveur des crises économiques pour protéger la propriété privée contre les masses laborieuses.


[1] Une anecdote veut que lorsque on l’a retrouvée morte dans son appartement, il n’y avait que deux portraits chez elle, celui d’un de ses ex-maris et celui d’Adolf Hitler. Son décès date de 1954.

[2] « One shot #02 : Die Nibelungen (1924) film nazi ? », sur la chaîne TALK don’t SHOOT, 01/10/2020.

[3] Par ailleurs, dans ce film – comme dans d’autres de Fritz Lang – il y a une critique de l’argent et de l’industrie. Ce n’est pas forcément une critique progressiste. Dans le langage de l’extrême-droite, c’est assez courant de dénoncer la finance (dès fois associés aux juifs) contre le patron d’industrie bien plus « méritant », alors qu’il s’agit dans les deux cas d’une forme d’exploitation, pouvant être autant antagonique qu’en symbiose. De même, la révolution industrielle est critiquée par une certaine forme de réaction car elle créé le prolétariat qui menace ses intérêts, mais aussi car elle briserait certaines vieilles valeurs chrétiennes de la société féodale, à base d’autorité morale considérée comme le point central de toute société existante.

[4] Je vous invite à écouter la très bonne conférence sur cette pièce de Charles Méla. « Carte blanche à Charles Méla : « Brecht, l’autre théâtre », 08/03/2016.

[5] Il ne fait aucun doute qu’il existait chez les autorités de la RDA des conceptions trop sectaires sur l’art.

[6] « Les bourreaux meurent aussi », Ciné-club de Caen.

[7] Bernard Eisenschitz, Fritz Lang au travail.

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