Entretien avec Peter Dourountzis, réalisateur de Vaurien

Bonjour monsieur Dourountzis, merci de nous accorder cet entretien. Est-ce que vous pouvez présenter votre parcours ?

En 1999, juste après mon BAC littéraire, je suis entré à l’ESRA Paris, d’où je suis ressorti en 2002, diplômé en scénario et mise en scène. Plutôt que de chercher du boulot dans le cinéma, j’ai postulé au Samu Social de Paris dès 2003, pour accéder au logiciel interne qui répertoriait tous les appelants (parmi lesquels des tueurs en série des années 90, comme Guy Georges, qui m’intéressaient pour un sujet d’écriture qui deviendra Vaurien), puis plus tard par vocation, étant tombé amoureux de la mission et du public à la rue.

En 2009, j’en suis parti une première fois, pour écrire la V1 de Vaurien ; je n’ai alors démarché qu’un seul producteur (Guillaume Dreyfus), à l’époque chez Année Zéro, et qui m’a fait confiance pour trois courts-métrages. Le développement du long-métrage était si compliqué, si rempli d’embûches, que j’ai été contraint de retourner au Samu Social en 2012, mes droits au chômage ayant pris fin, et ce jusqu’en août 2020. C’est-à-dire que pendant le tournage du film, je travaillais encore au Samu Social ! J’étais en congés, quoi !

Mon parcours professionnel, que ce soit dans le cinéma comme dans le social, est donc particulièrement lié au développement du film…

Pouvez-vous expliquer l’influence de votre expérience au SAMU social sur le film ?

Le Samu Social, c’est la découverte de nombreux récits de vie qui n’ont eu que rarement leur place au cinéma. Des parcours souvent improbables, avec leur lot d’anecdotes incroyables, ou de détails sordides, ordinaires ou surprenants. Ça m’a surtout donné le goût des histoires qu’on raconte, des dialogues, et ça m’a peut-être évité de tomber dans les clichés et les fantasmes sur les univers méconnus. Ça m’a aidé à comprendre aussi que pour écrire, il faut pouvoir se mettre au niveau de ses personnages de fiction, qu’ils soient traders ou SDF, avec la même empathie.

Avez-vous des œuvres cinématographiques qui vous ont inspirés pour l’écriture du scénario ?

Les inspirations pour le film sont variées. Littéraires avec les personnages de Meursault (L’étranger de Camus) ou de Joseph K (Le Procès de Kafka), où un personnage coupable ou innocent selon les points de vue, et pour qui on pourra éprouver ou non de l’empathie, avance sans but précis ni réelle ambition.

Cinématographiques avec Travis Bickle (Taxi Driver de Scorsese) ou le boucher de Gaspar Noé (Carne et Seul contre tous). Auxquels je rajouterais les films de Claude Sautet, et notamment Un mauvais fils que j’adore. La mise en scène inspirante de Michael Haneke (Funny Games ou Caché sont formidables), ou le naturalisme d’un L.627 de Bertrand Tavernier. Mais il y en a d’autres…

Pour autant, sur ce film précis, je n’avais pas réellement d’influence majeure, car je tenais avant tout à réaliser une œuvre singulière, qui ne ressemble pas aux autres productions ; il fallait donc éviter à tout prix de filmer ce qui l’avait déjà été par un autre cinéaste, que ce soit sur le fond comme sur la forme. Quand j’avais une idée de scène qui me plaisait, si je l’avais déjà vu ailleurs, alors je coupais, peu importe son efficacité… Et je m’efforçais de trouver mieux, ou différent. Il y a tellement de films qui se font chaque année, qu’il était important pour moi, pour une première œuvre de fiction, de proposer quelque chose de fondamentalement neuf au spectateur, au moins dans le traitement.

Vous prenez le parti explicite de filmer du point de vue des victimes et non celui du personnage principal. C’est quelque chose de relativement inhabituel pour un film sur un tueur en série. D’habitude lors du traitement de ce genre d’histoire, soit on cherche à créer de l’empathie avec le tueur, quitte à déranger le spectateur, soit on va suivre platement une enquête policière. Pourquoi ce choix ?

La difficulté lorsque l’on suit un personnage central tout du long, présent dans chaque scène d’un film, c’est la place que l’on réserve au spectateur. Depuis mes premières recherches sur le scénario en 2003, j’avais une conviction, et un unique leitmotiv pour le film : « ni moche, ni chiant, ni glauque ».

« Ni moche » parce que les cinéastes du début des années 2000 avaient dépensés une énergie folle pour nous sortir du retard technique dans lequel baignait le cinéma français depuis longtemps (je pense à Kassovitz, Jeunet, Gans et d’autres, peu importe la qualité de leurs films).

« Ni chiant » parce qu’imposer au spectateur le parcours d’un solitaire qui n’a pas d’ambition, c’était un équilibre compliqué à trouver d’un point de vue divertissement ; par exemple lorsque le personnage s’ennuie ou tourne en rond, il est hors de question que le spectateur s’emmerde. Et croyez-moi, ça n’est pas toujours simple d’y parvenir !

« Ni glauque » parce que la thématique du tueur en série convoque tout un tas de clichés dans la tête du spectateur qui rabaissent souvent le genre vers le déjà-vu ou le sordide : ambiance poisseuse, cadavres, gore, hémoglobine, enquête policière, rebondissements grotesques, lumière fantasmagorique, etc. Donc tout ça, à la poubelle !

Tout au contraire, je voulais donner au film une patine sociale et décontractée, oscillant entre Kechiche et Klapisch ; des situations réalistes, avec des personnages du quotidien, entre chaleur humaine et humour bon enfant. En gros, il n’y a que le spectateur et le personnage du tueur qui savent dans quel film nous sommes… Les personnages secondaires, eux, vivent leur vraie vie de tous les jours ! Par effet de contraste, cela devient donc très intéressant pour le spectateur de se situer moralement, et cela exige de sa part un véritable effort pour lutter contre le charme vénéneux du personnage !

Enfin, dans les séquences de confrontation, il ne m’était pas possible de partager l’excitation de l’agresseur ; je préférais partager l’inconfort ou l’angoisse de la victime. Pour y parvenir, j’ai décrété un principe très simple de mise en scène : la caméra devait devenir comme un bouclier. Tant qu’on filmait une agression, il ne pouvait rien se passer de grave – la caméra protégeait, notre regard protégeait la victime. En revanche, lorsque l’on arrêtait de filmer, lorsque la violence échappait à notre vigilance, il pouvait se passer les pires atrocités. De la violence que l’on ne pouvait ignorer, mais que l’on était pas obligé non plus de subir, comme dans tant d’autres films : l’imagination du spectateur ferait le reste.

Votre personnage principal n’en ait pas un : on ne saura jamais sa véritable identité, son enfance, son parcours. Hormis les moments où il passe à l’acte, sa personnalité semble inexistante et change au gré des personnes qu’il a en face. Par contre, vous vous attardez plus sur les personnages secondaires, en particulier féminin, qui ont droit à plus de considérations. Pouvez-vous expliquer ce cadrage ?

Le personnage de Djé est une coquille vide ; il n’a pas la moindre ambition, ne comprend pas le monde autour de lui, ni les gens qui lui font face, car il n’a aucune empathie – du fait sans doute de sa psychopathie. Il est vain de tenter de l’analyser ou de l’expliquer…

Ce qui est intéressant, c’est le concret, et la façon de le confronter aux personnages secondaires, pour voir comment il va réagir, s’adapter, séduire ou agresser. Il restera tout du long une énigme. Cela peut être frustrant, mais c’est une énigme du genre humain, pas un monstre, et c’est très important – le cinéma ayant tendance à nous pondre des assassins irréels et tout puissants. Tandis que les personnages secondaires sont eux, comme le spectateur, capables d’empathie, de se mettre à la place des autres, et de les comprendre. Ce sont eux qui font le film, le voyage, tandis que Djé n’est finalement qu’un véhicule. 

Par ailleurs, Djé est un personnage performatif. C’est-à-dire qu’il devient comme on le perçoit. S’il vous fait peur, alors il va devenir votre agresseur. S’il vous charme, alors il va tenter de vous séduire. Il a autant de facettes et de visages, qu’il aura d’interlocuteurs face à lui. Et moi je trouve ça très flippant… Parce que ça rejoint des archétypes contemporains bien plus concrets là aussi, que sont les prédateurs sexuels, les pervers narcissiques, les Incels, ou plus globalement le patriarcat, qui sous couvert de bon sens ou de raison, enferment les femmes depuis toujours dans un rôle d’objet, de désir ou d’oppression.

J’ai particulièrement aimé la fin. Je m’explique : le tueur est arrêté sans autre forme de procès et disparaît de l’écran sous le regard accusateur de son ancienne maitresse qui a découvert sa véritable nature. Le dernier plan est sur elle rentrant tranquillement dans son appartement. La fin est antispectaculaire au possible et empêche toute valorisation de votre héros. C’est un vaurien, il ne mérite pas de fin digne ou une mort méritée par la main de l’une de ses potentielles victimes, seulement sa disparition de l’écran. Est-ce que c’était un choix délibéré de votre part ?

Le personnage de Maya, interprété par Ophélie Bau, nous permet, au scénariste que je suis, mais aussi à chaque spectateur, de sortir du film. Après avoir passé 90 minutes avec un personnage sans empathie, on peut enfin se libérer et glisser sur un personnage qui en éprouve au moins autant que nous ! Dans la première scène, qui s’ouvre sur une jeune femme dans un train, Djé vient pirater le film par sa simple présence ; il détourne l’avion pour nous emporter avec lui, nous y sommes contraints. Il était important qu’après ce petit détour forcé, j’offre une bouffée d’air frais et une sortie par le haut avec le personnage de Maya.

Avez-vous d’autres projets cinématographiques ?

Au moins deux projets pour d’autres cinéastes, en écriture ou pré-production, dont je ne peux pas encore parler. Et en parallèle, trois projets personnels, quasi tous écrits, et déjà en financement ; un film sur des journalistes de faits-divers à la recherche permanente du scoop ultime, un autre très ambitieux sur l’institution policière en France, et un dernier plus intime sur mon expérience au sein des maraudes SDF du Samu Social de Paris. J’espère pouvoir tous les mener à bien, et plus rapidement que pour Vaurien !

Un grand merci pour vos questions, et bonne chance à vous pour la suite !

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