Les bourreaux meurent aussi (4) : pour un cinéma antifasciste des temps modernes

Qu’est-ce que devrait être un film antifasciste aujourd’hui ?

Au vu de notre introduction, c’est quelque chose que nous aimerions aborder en guise d’ouverture. Si nous partons de ce que nous constatons, il parait invraisemblable de ne pas devoir conscientiser contre cette menace pour la communauté humaine que représente le fascisme. Mais comment le faire ? Tenter de conscientiser est une chose, mais encore il faut s’y prendre correctement et en sachant ce que l’on veut. Pouvons-nous dire qu’il s’agit du même antifascisme lorsque certains appellent à voter un candidat ultralibéral sous prétexte de faire barrage à tel autre, tout en soutenant les mesures les plus économiquement injustes, la destruction de nos services publics symbole du vivre ensemble et en applaudissant à chaque guerre impérialiste, et ceux qui font exactement l’inverse ? Un peu d’honnêteté intellectuelle fera répondre un grand NON à ce rapprochement contre-nature, qui risque de plus de pousser les plus déshérités du côté de l’extrême-droite aimant jouer sur une fausse apparence de proximité avec le peuple.

Mais venons-en à nos perspectives. C’est presque un cliché, mais un cinéma antifasciste doit dénoncer les persécutions des minorités, que ce soit religieuse, sexuelle ou en raison de la couleur de peau. Ce n’est toutefois pas suffisant car en faisant cela on reste, certes de manière juste, sur le terrain de la morale en disant que tel comportement est mal ou non, ce qui fait rarement avancer les choses. Il faut aussi dénoncer les racines économiques du fascisme. Qui se souvient par exemple que c’est le régime de Pinochet qui a en premier appliqué les mesures néolibérales reprises ensuite par Thatcher et Reagan ? Il faut parler dans un même élan de la baisse tendancielle du taux de profit[1] qui pousse les capitalistes au gouvernement politique qui leur sera le plus favorable pour garder leur profit, y compris si cela passe par la répression fasciste[2].

Ensuite, au regard des racines économiques du fascisme, un cinéma antifasciste ne pourra se passer d’une dénonciation en règle de la mainmise des moyens de communication par les milliardaires, ainsi que de la production cinématographique, qui permet aux riches de maintenir leur hégémonie culturelle dans les masses et de faire passer les candidats les plus réactionnaires, à l’instar de ce que fait Vincent Bolloré avec Eric Zemmour. Le documentaire Les nouveaux chiens de garde de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, sorti en 2012, a fait beaucoup pour ouvrir les yeux sur cette mainmise.

La fascisation s’accompagne partout des visées bellicistes et impérialistes contre certains territoires. Par exemple en Afrique, où l’Etat français et ses grands capitalistes ont des intérêts à défendre et peuvent favoriser les pires dictateurs tant qu’ils font le travail de maintien des intérêts français[3]. C’est aussi le cas des menées contre la Russie et la Chine, le département d’Etat américain visant de plus en plus ces deux pays simplement parce qu’ils tentent de limiter l’influence américaine[4]. Le haut-commandement français ne va pas à l’encontre de cette vindicte et se disant prêt à une guerre de « haute intensité »[5] avec ces pays. Note : cet article a été rédigé avant la semaine du 21 février 2022. Peu importe ce qu’on pense de l’action de la Russie en Ukraine, il y a un simple constat : nous sommes probablement déjà entré dans cette guerre de « haute intensité ».

Etant son corollaire, fascisme et anticommunisme vont de paires. Ce sont principalement les communistes qui ont vaincu le nazisme. Alors comment ne pas dénoncer les amalgames dans les livres d’histoire, à la télé et au cinéma, entre nazisme et communisme, qui va jusqu’à une résolution du Parlement européen en 2019[6]. La notion de totalitarisme a beau être risible[7] et de plus en plus critiqué dans les milieux universitaires anglo-saxons, elle est encore utilisée de nos jours, dés fois de manière ordurière pour nier la résistance des partis communistes dans la résistance à la menace hitlérienne, pour concrètement refouler le mouvement ouvrier aux portes du pouvoir et maintenir la division au plus grand profit de la bourgeoisie régnante.

Le but étant aussi de proposer autre chose que cette perspective glaciale, ce cinéma ne pourrait pas non plus rester dans l’opposition : il faudra aussi construire. Cela passe par la remise au gout du jour de l’organisation collective du peuple et des travailleurs dans l’imaginaire collectif en le déringardisant. C’est notamment ce qui s’est fait dans des mouvements comme les gilets jaunes. En conclusion, construisons dès maintenant car la tâche est difficile et nécessite de s’y mettre rapidement et fermement.


[1] La baisse tendancielle du taux de profit est un phénomène économique par lequel plus le poids des moyens de production est fort dans la production, plus le taux de profit à tendance à diminuer. La productivité peut augmenter mais le profit, ce qui revient dans la poche du capitaliste, baisse. Le capitaliste s’attaque donc au capital variable, les travailleurs, soit en baissant leur salaire, soit en augmentant leurs heures ou encore en faisant un licenciement de masse. Ce qui vient aggraver la baisse du taux de profit car c’est le travail qui est producteur de valeur. Pour aller plus loin, lire Le capital de Marx. Sur la chaîne de l’éditeur Aymeric Monville, une série de vidéo avec l’économiste Antoine Vatan l’explique très bien.

[2] Voir ce que disait Georgi Dimitrov au septième congrès de la Troisième Internationale.

[3] Voir les travaux de l’association Survie, ou la vidéo « Impérialisme : Total et l’Afrique », sur la chaîne des JRCF, 08/07/2019.

[4] Il y aurait beaucoup trop d’articles sur le sujet pour pouvoir les citer. Je vous invite à lire les articles sur le sujet dans le journal Le monde diplomatique.

[5] « Général Burkhard : « Nous devons être prêts à la haute intensité », Le Figaro, 08/10/2020.

[6] « Importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe », résolution du Parlement européen du 19 septembre 2019.

[7] « Pour une critique de la catégorie de totalitarisme », Domenico Losurdo, Actuel Marx numéro 35, 2004.

Les bourreaux meurent aussi (3) : un projet politique commun

Fritz Lang

Fritz Lang est né en 1890 et mort en 1976. Il est un réalisateur austro-hongrois devenu plus tard allemand (avant de se faire naturaliser américain en 1935). Ses films varient du film noir à la science-fiction en passant par le fantastique. Dans ses œuvres les plus connus nous pouvons citer la trilogie des Docteur Mabuse, les deux parties des Nibelungen, Metropolis, M le maudit et Règlements de comptes. Cinéaste de l’ambiguïté, il en faisait tout autant preuve que ses personnages. En effet, si sa période américaine est clairement mise sous le signe de l’antifascisme, sa période allemande est plus souvent sujet à controverse. En premier lieu parce que sa co-scénariste et épouse Théa Von Harbou était une nazie notoire[1], ce qui jette un doute sur le « sens » progressiste de certaines œuvres comme M le maudit et le Testament du docteur Mabuse, qui selon le point de vue peuvent être une dénonciation de la peine de mort et de la montée au pouvoir des nazis, et de l’autre un appel à la justice « populaire » et à la dénonciation du cosmopolitisme juif. Mais c’est encore plus débattable sur les deux épisodes des Nibelungen (1924), qui reprend une vieille légende germanique et dont le portrait des fameux Nibelungen ressemble à s’y méprendre à la caricature faite des juifs[2]. Pour Metropolis, le sens nazifiant du film étant devenu tellement évident pour Lang lui-même qu’il reniera son film par la suite : en effet, à la fin du film, le jeune idéaliste fils du dirigeant de la ville de Metropolis invite l’ouvrier exploité et son grand patron de père à s’unir par le cœur. Si peut-être cela ne nous parait pas autant évident aujourd’hui, cette position correspond à celle des nazis souhaitant faire nation en oubliant les clivages de classe pour une politique d’union[3]. Concrètement, cela veut dire que l’exploitation a toutes les chances de rester – d’autant plus que dans Metropolis, les riches vivent littéralement grâce au travail des ouvriers du bas et risquent de connaître un changement radical de conditions de vie s’ils touchent à cette exploitation-, mais cette fois il y aura un supplément d’âme obligeant les travailleurs à continuer leur labeur. Toutefois pour sa défense Fritz Lang s’élèvera assez rapidement contre le nazisme, ne supportant plus ce qu’ils faisaient à l’art et à son pays. Il aimait à raconter qu’un jour Goebbels lui aurait demandé d’être le réalisateur officiel de l’Allemagne nazie. Fritz Lang lui aurait répondu fermement être juif, ce à quoi Goebbels aurait rétorqué que c’était les nazis qui décidaient qui était juif ou non. Après le Testament du docteur Mabuse, Lang quittera son épouse et s’exilera en France puis aux Etats-Unis. Vers la fin de sa vie, à force d’exil, il préférera se considérer comme « cosmopolite » plutôt que d’une nationalité particulière. 

Bertolt Brecht

Bertolt Brecht est né en 1898 et est mort en 1956. Célèbre dramaturge allemand, il a réinventé le théâtre grâce à son utilisation de la distanciation et par son théâtre épique dont nous avons parlé plus haut. D’origine bourgeoise, c’est son expérience d’infirmier durant la Première Guerre mondiale qui va provoquer chez lui ce dégoût du bellicisme. C’est dans les années 20 qu’il commence à s’intéresser au marxisme avant de l’adopter complètement comme philosophie. Nous lui devons des pièces comme Homme pour homme, L’Opéra de quat’sous[4], Mère courage et ses enfants et La vie de Galilée. Dans ses œuvres il défend la raison, la science, la compréhension du monde et surtout la révolte, en approfondissant à chaque fois sa réflexion et sans faire dans le pur manichéisme. Déchu de sa nationalité allemande par le régime nazi et la diffusion de son œuvre interdite, Brecht immigre dans plusieurs pays où il continue son activité théâtrale et son militantisme antifasciste. Il retournera en Allemagne en 1948, précisément en RDA, où il fonda avec son épouse l’actrice Hélène Weigel le Berliner ensemble. Bien que critiqué par les autorités de RDA[5] pour ses pièces manquant de héros positifs, il continuera à pouvoir exercer jusqu’à la fin de sa vie. 

Avant la Seconde guerre mondiale, il n’était pas forcément facile d’être anti-nazi à Hollywood. Le militantisme n’y ait pas interdit, ni le communisme intégralement, d’ailleurs certaines vedettes s’engagent contre le fascisme italien, à l’instar de Joan Crawford. Cependant la réaction en face existe. Celle-ci critique les mots d’ordre du type « arrêtons le fascisme » et « démocratie ». Des milices comme The Light Horse Cavalry (Victor McLaglen) et Hollywood’s Hussars (Gary Cooper) voient le jour pour défendre une certaine vision de l’Amérique, tout en étant financé par de grosses fortunes. En 1939, le film Les aveux d’un espion nazi provoque des mouvements violents chez les pro-hitlérien aux Etats-Unis et certaines salles de cinéma sont incendiées. Des commissions sont créées sous la direction des sénateurs Nye et Clark pour déclarer suspect certains films contre le nazisme. Cette attitude changera avec Pearl Harbor. Cependant, les fichiers utilisés contre les membres de l’industrie culturelle pendant le maccarthysme prennent en compte les activités antinazies des années 30.

En plein cœur de la machine hollywoodienne, Brecht n’est pas forcément tendre avec le « divertissement » proposé par cette grande usine à fabriquer des films :

« Le divertissement n’est pas un moment hors exploitation et aliénation du travail, mais un lieu où l’on fabrique l’individu standardisé, mobilisable dans ce travail comme sur le champ de bataille. Les éléments codifiés sont le résultat d’un processus de production quasi inquisitoriale dont la censure n’est que la caricature et qui aboutit à une illusion de réalité. »

Toujours sur le divertissement, Brecht ne pense absolument pas que la réflexion est synonyme d’ennui. Il manie toujours la recherche du meilleur divertissement et usage de la raison pour son spectateur. De même que Lang pour des films comme J’ai le droit de vivre.

Les bourreaux meurent aussi est produit aux Etats-Unis par Arnold Pressburger, producteur d’origine juive ayant vécu en Allemagne et qui fut lui aussi obligé de s’exiler à cause du nazisme. Tout se passe grâce à sa société Arnold Pressburger Films. C’est donc lui qui s’est occupé de récolter les fonds pour produire le film. Je n’ai toutefois pas retrouvé le montant qu’a coûté le long-métrage.

Lorsque Brecht et Lang se mettent au travail, divers titres sont pensés, comme Trust the people, 437 ou Never surrender avant que celui de Hangmens also die (Les Bourreaux meurent aussi en français) ne s’impose. Les deux artistes s’adjoignent un troisième scénariste en la personne de John Wexley (1907-1985), un dramaturge américain communiste ayant déjà rédigé des œuvres antinazies, qui avait l’avantage de parler allemand à un Brecht qui avait refusé d’apprendre l’anglais. C’est au musicien Hanns Eisler, communiste et collaborateur Brecht de longue date, de composer la musique des Bourreaux meurent aussi. Plus généralement, la plupart des membres de l’équipe technique étaient communistes.

Brecht, Lang et Wexley travaillent à raison de 10 h par jours sur le scénario. Wexley trouvant Lang trop peu à gauche, il réécrit le scénario avec Brecht sans Lang. Ce qui provoquera la fureur de ce dernier lorsqu’il apprendra la nouvelle. Wexley devra reprendre le script et édulcorer certaines scènes avec le peuple tchèque afin de convenir aux exigences idéologiques d’Hollywood (Lang veut que le film soit grand public), mais aussi ramener certaines scènes que Brecht avait voulu faire disparaître. Un quatrième scénariste, Gunsbourg, sera même un temps engagé pour réduire le scénario[6]. Cependant sa version détruisant l’aspect épique du film, elle fut refusée par Lang. Mise à part ces problèmes, plus ceux sur les invraisemblances du récit, il n’y a pas vraiment de divergences politiques entre Lang et Brecht dans la création de l’œuvre. Nous pourrions dire éventuellement que chez Lang il y a une sorte d’apologie plus ou moins prononcée pour la démocratie américaine qu’on ne trouve pas chez Brecht, mais c’est bien la seule.

Wexley signa seule les pages coécrites avec Brecht, ce qui lui permit de toucher plus d’argent que ce dernier. Lorsque les conflits sur les droits remontèrent à la Screen Writers Guild, dans laquelle Wexley avait des bons contacts, celle-ci favorisa Wexley malgré le soutien apporté à Brecht par Lang et Eisler, sous prétexte qu’en tant que dramaturge reconnu Brecht aurait moins besoin de cette somme.

Qui est le spectateur visé par le film ? En priorité pour Lang c’est le peuple américain, dont le mode de vie est retranscrit à certains égards chez les tchèques du film, pour les conscientiser au problème nazi. Cependant, de part et d’autre, on sent à travers la façon dont est organisée la résistance tchèque, la volonté de donner la clé d’une organisation secrète.

Le film fut à sa sortie fut un échec commercial et ne parvint pas à convaincre. Le long-métrage a connu des coupures en France lors de sa diffusion en 1947, venant amoindrir les propos. Entre autres furent coupés la scène dans les caves de la gestapo où Macha se retrouve devant le corps mourant de la marchande de légumes Madame Dvorak, ainsi que la scène de Czaka aidant l’inspecteur Gruber à faire la liste des futurs otages.

Il semblerait que des dirigeants SS aient pu voir le film en décembre 1944, afin d’étudier la propagande de l’ennemi[7].

Le film va aussi être attaqué et censuré durant la période maccarthiste. Le film est considéré comme une apologie du mensonge et du bolchévisme. La plupart de ceux qui ont fait le film vont passer devant la commission McCarthy.

Enfin, terminons sur un absent qui aura sauté aux yeux de tout le monde aujourd’hui : l’antisémitisme. Ainsi il n’est pas fait écho au sort des juifs, quand bien même Heydrich fut un acteur de premier plan de la solution finale. Cela peut paraître surprenant, d’autant que ni Lang ni Brecht n’ignorait ce problème. Mais en même temps aujourd’hui on passe quasiment sous silence le caractère de classe du nazisme et la collaboration des grands industriels à la terreur nazie. Ce que justement Brecht et Lang voulaient rappeler : le capitalisme a créé le fascisme. Ce sont les origines économiques de la barbarie qui sont oubliées, et donc que des mini-Mussolini ou Hitler peuvent surgir à la faveur des crises économiques pour protéger la propriété privée contre les masses laborieuses.


[1] Une anecdote veut que lorsque on l’a retrouvée morte dans son appartement, il n’y avait que deux portraits chez elle, celui d’un de ses ex-maris et celui d’Adolf Hitler. Son décès date de 1954.

[2] « One shot #02 : Die Nibelungen (1924) film nazi ? », sur la chaîne TALK don’t SHOOT, 01/10/2020.

[3] Par ailleurs, dans ce film – comme dans d’autres de Fritz Lang – il y a une critique de l’argent et de l’industrie. Ce n’est pas forcément une critique progressiste. Dans le langage de l’extrême-droite, c’est assez courant de dénoncer la finance (dès fois associés aux juifs) contre le patron d’industrie bien plus « méritant », alors qu’il s’agit dans les deux cas d’une forme d’exploitation, pouvant être autant antagonique qu’en symbiose. De même, la révolution industrielle est critiquée par une certaine forme de réaction car elle créé le prolétariat qui menace ses intérêts, mais aussi car elle briserait certaines vieilles valeurs chrétiennes de la société féodale, à base d’autorité morale considérée comme le point central de toute société existante.

[4] Je vous invite à écouter la très bonne conférence sur cette pièce de Charles Méla. « Carte blanche à Charles Méla : « Brecht, l’autre théâtre », 08/03/2016.

[5] Il ne fait aucun doute qu’il existait chez les autorités de la RDA des conceptions trop sectaires sur l’art.

[6] « Les bourreaux meurent aussi », Ciné-club de Caen.

[7] Bernard Eisenschitz, Fritz Lang au travail.

Les bourreaux meurent aussi (2) : combattre la barbarie fasciste

Heydrich dans le film

Lors de la première séquence, la caméra descend sur le blason « La vérité vaincra » puis le portrait d’Hitler apparait. Juste après cette scène, nous voyons dans une grande salle les patrons tchèques et les militaires allemands discuter. A un patron tchèque disant qu’il faudrait peut-être mieux payer les ouvriers, un Allemand répond qu’ils sont sans doute trop payés pour des esclaves. Heydrich est annoncé par un officier. Un plan fixe montre son arrivée et le salut hitlérien des participants. Seul à ne pas le faire, un général tchèque préfère le salut militaire. Cela lui vaudra une scène d’humiliation, où Heydrich laissant tomber une canne forcera le général à se baisser pour la ramasser[1]. Heydrich est ensuite montré comme un hystérique voulant fusiller tous les ouvriers tchèques.

Heydrich est le reichprotektor de la Bohême-Moravie, c’est-à-dire représentant du Führer dans ses actions. Après son petit numéro, il s’en ira réprimer les ouvriers de l’automobile faisant la grève du zèle. Il se fera ensuite tirer dessus hors écran, car il ne mérite pas qu’on s’attarde trop sur ses derniers instants. D’ailleurs, la scène le montrant dans le noir souffrant le martyr après son attentat dure à peine 10 secondes. Il n’y a aucune dignité dans sa mort, pas plus que dans celle de l’inspecteur nazi Gruber et du collabo Czaka que l’on voit à l’écran. Le premier meurt étouffé sur une table par une tonne de papier, ses pieds pendouillant en l’air et son chapeau melon par terre permettant de comprendre qu’il est mort. Le second meurt criblé de balles par ses anciens alliés.

Face à l’occupation nazie et à la collaboration patronale, Lang et Brecht opposent la résistance organisée (inspiré des partis communistes clandestins) dont nous voyons les soubassements et les actions durant le long-métrage, ainsi que la résistance passive ou active du peuple tchèque. On remarque une différence de traitement concernant le peuple entre Lang et Brecht. En effet, pour Brecht on peut faire confiance au peuple qui corrige les erreurs commises par la résistance[2], tandis que chez Lang le peuple est celui qui peut être facilement détourné et commettre des injustices[3]. C’est visible dans la scène où Macha se rend à la Gestapo et où elle est quasiment lynché par la foule à cause de sa trahison.

Le film a une structure épique, dans le sens où il est composé d’un enchainement de situation qui ne s’arrête jamais et qui rendent difficile l’identification avec un personnage du film. Le montage sert comme moyen de mettre à distance, de créer certains sentiments, de la réflexion, afin de pousser à la conscientisation, ce qu’avait tenté de faire Eisenstein lors de ses premiers films[4].

Lang fait souvent usage du contraste entre ombre et lumière pour renforcer les dissonances et donner un côté suffoquant à certaines scènes. Typiquement, toutes les scènes dans les locaux de la Gestapo sont tournées comme ça, afin de présenter un lieu qui se referme sur les personnages.

On retrouve aussi dans le film un élément très languien, celui du détail révélateur. Ainsi la trace presque effacée de rouge à lèvre sur la joue de l’inspecteur Gruber lui permet de comprendre un subterfuge ; les premiers gestes de secours de Svoboda le trahissent en tant que médecin, etc. Comme lorsque dans M le maudit, un aveugle confondait un tueur en série grâce à la musique qu’il sifflotait avant son crime. On peut voir la même chose lorsque Macha et son père échangent un regard lors de l’arrivée de Svoboda à la maison, ce qui permet tout de suite au père Novotny de comprendre qu’il a affaire à l’assassin d’Heydrich et de lui offrir l’hospitalité sans poser de questions.

Svoboda

La première apparition de Svoboda se fait au détour d’une ruelle. On le voit changer de vêtement rapidement. A sa démarche, on comprend qu’il est en fuite, mais on ne sait pas encore pourquoi. Il demande à Macha si elle a vu un chauffeur, mais celui-ci a été embarqué par la Gestapo. Il se cache et on voit les nazis apparaître. On ne sait pas encore ce qui lui est reproché, mais le spectateur comprend que Svoboda doit faire partie de la résistance. Filmé de sa cachette (derrière une porte), on voit sur un plan Svoboda tétanisé et de l’autres les nazis qui ne le voient pas et demandent le chemin à Macha. Cela crée un étrange contraste entre le premier et le second plan, entre ce qui est connu par le spectateur et ce qui est ignoré par certains personnages. D’autant plus que Svoboda est dans la pénombre (mensonge, la dissimulation) et les nazis dans la lumière (la vérité). Dès que Madame Novotny a donné la mauvaise direction, Svoboda peut sortir et le reflet d’une flaque lui permet de voir où elle habite. Vient ensuite la scène du cinéma où on passe probablement un film de propagande nazie, ce qui fait peut-être un étrange écho à la volonté des deux auteurs de conscientiser les spectateurs sur le problème nazi (alors que la propagande du Troisième Reich souhaite endormir le spectateur). Le plus important dans la scène ne se passe pas sur l’écran mais dans la salle, qui murmure sur l’assassinat d’Heydrich et applaudit son meurtrier. Le visage livide de Svoboda indique sa culpabilité. C’est un peu le réveil des masses que recherche Lang et Brecht, qui ne se limite pas au plaisir du spectacle.

Au même titre que les autres personnages, le docteur Svoboda est décrit très sommairement en terme psychologique. Ce qui compte c’est son action. Danielle Bleitrach dans son ouvrage sur le film (Le nazisme n’a jamais été éradiqué) le compare au golem protégeant le peuple juif. Et c’est vrai qu’il agit en tant que protecteur et vengeur du peuple. En tant qu’assassin du bourreau, il a porté un grand coup au nazisme. C’est pour ça que son supérieur dans la résistance, Dedic, lui interdit de se rendre aux autorités pour sauver les otages, car cela signifierait un plus grand échec pour la résistance et le peuple tchèque.

Au sujet de Dedic, il incarne le chef de la résistance qui sait prioriser, qui comprend ce qu’il est nécessaire de faire, qui respecte une discipline militante et évalue les enjeux et les contradictions du peuple pour pouvoir les résoudre. C’est pour cela qu’il planifiera le complot pour donner un faux assassin et vrai collabo à la Gestapo afin de réunir un peuple désuni. C’est aussi grâce à cette compréhension qu’il refusera que Svoboda se rende, car la perte de 400 vies n’est rien face à une guerre qui en tue des millions. Il est aussi le personnage dont la mort est la plus digne : dans un lit après qu’on lui a tiré dessus, entouré par l’ombre protecteur de camarades qui vont continuer son combat après sa mort.

C’est lui qui incarne le mieux la discipline révolutionnaire :

« La discipline du révolutionnaire est une lutte contre soi-même par rapport à tout ce qu’il a formé dans le monde où il est né. La masse est forte parce qu’elle est composée de tous ces héros anonymes que met en évidence entre autre la pièce (à Brecht) La décision.»[5]

Elle va avec le principe d’une résistance collective, notamment d’un peuple mentant pour accuser un collaborateur d’un crime qu’il n’a pas commis. Discipline que l’on voit aussi chez le chauffeur préférant se suicider que de donner les noms de ses camarades.

Concernant les otages, les nazis tentent d’inciter à la dénonciation en incitant certains d’entre eux à demander publiquement à la radio l’arrestation de l’assassin d’Heydrich. Le film montre par une succession de courts instants la division du peuple sur le devenir des otages, ce qui peut tendanciellement favoriser les occupants. Ce problème sera réglé par Dedic de manière dialectique : livrer avec l’aide du peuple et d’un habile complot un faux coupable au meurtre d’Heydrich mais vrai collabo en la personne de Czaka, pour sauver les otages tout en protégeant le véritable assassin. Le début du complot est symbolisé par une succession d’images d’horloges et de la musique d’Hanns Eisler les accompagnant, pour signifier à la fois l’heure de la contre-attaque et le compte à rebours pour sauver les otages.

A l’inverse d’autres œuvres sur le nazisme, la question de la lutte des classes n’est pas mise de côté. Le régime nazi est montré comme un féroce régime d’exploitation qui pressure les salaires et les travailleurs dans le but d’engranger un profit maximum. Et si quelqu’un résiste, il faut le réprimer comme Heydrich en avait l’intention avec les ouvriers de Skoda. La grande-bourgeoisie tchèque en est parfaitement complice de ces actes malgré ses atermoiements paternalistes sur la dureté de la vie de leurs salariés. Gruber et Czaka font tous les deux l’objet d’un traitement particulier car ils représentent à eux deux ce qui peut être le pire du nazisme : le fonctionnaire pointilleux mettant son zèle au service de l’exploitation et le bourgeois collaborateur pour privilégier ses affaires[6].

Le film détourne aussi l’idéologie belliciste et les imageries combattantes, notamment au travers de l’enterrement d’Heydrich, étant donné que pour Brecht, c’est cette idéologie et son imaginaire qui amène à la guerre et à la barbarie.

Les nazis avaient souvent une vision vulgaire de l’art. Hitler et ses généraux aimaient les productions culturelles bas de gamme, en antagonisme avec la vision grandiloquente de l’art chez Fritz Lang. Le fascisme utilise les émotions pour les rattacher à certains intérêts, mais pas ceux de la majorité, d’une minorité et détournent certains principes, comme celui de patriotisme, vers une xénophobie extrêmement forte. Brecht rapportait une anecdote remarquable lui faisant prendre conscience du détournement par les émotions et l’art du peuple dans le nazisme :

« Quand, à l’arrière-plan, la masse apparaissait sur l’écran, le grand acteur près de la rampe perdait toute importance. Je me souviens alors distinctement de l’étonnement que je ressentis quand j’entendis pour la première fois Piscator[7] parler, en plein travail, de ce qu’il avait vécu au front. Rien en campagne ne l’avait autant déprimé que d’avoir été effacé en tant qu’être individuel, de n’avoir été qu’un numéro, quelque chose qui se jetait dans la boue sur ordre, et qui, sur ordre mais aussi sans ordre, obéissant seulement à l’instinct grégaire d’une troupe qui donne l’assaut, s’arrachait à la boue pour se projeter dans la trajectoire des projectiles. Je me disais irrité : « un vrai libéral, un individualiste ! » Mais en réalité, un instinct remarquable le dominait : il sentait que cette concentration d’hommes pouvait être quelque chose d’absolument effrayant si l’objectif ne profitait pas à chaque membre de cette masse. Surgissait ici l’idéal abominable de la collectivité artificielle qui tire son unité de l’égale violation des intérêts de tous : la collectivité fasciste. »[8]

Brecht et Lang ne sont pas dupes de la trahison du peuple allemand, y compris du prolétariat. C’est pour cela que Brecht pense que les émotions doivent être purifié et l’usage de la raison encouragé pour anéantir à tout jamais la barbarie nazie. Pour cela il utilise une méthode qui lui est très souvent associée : la distanciation. C’est une vieille technique de la dramaturgie que Brecht va remettre au goût du jour. Elle a pour but de mettre à distance le spectateur de l’histoire et des personnages, afin de casser toute forme d’identification possible. Cela veut dire qu’à la place de provoquer une catharsis, de ressentir ce que ressent le personnage et d’avoir de l’empathie pour lui, la distanciation nous permet d’avoir une vision panoramique, de réfléchir sur ce que fait le personnage et par là sur le monde dans lequel le spectateur vit, en lui faisant voir une chose semblant banal comme étant anormale. Cela passe par des effets techniques comme des écriteaux expliquant l’histoire, un dialogue avec le public, des extraits de films, le jeu des acteurs, etc[9]. Chez Brecht, c’est relié à sa théorie d’un théâtre épique opposé au théâtre dramatique plus littéraire. Le théâtre épique de Brecht est fondamentalement matérialiste et dialectique (qu’il considère comme étant le plus sûr moyen de connaitre la réalit), mais qu’il oppose au naturalisme, une simple description soi-disant réaliste de la misère humaine causée non pas par l’organisation économique de la société mais par la nature humaine elle-même. 

Le héros brechtien n’a pas un destin particulier, il est contradictoire à chaque instant parce que c’est un être vivant en proie au doute comme tout le monde. Il se transforme au cours du récit et transforme ceux qu’ils croisent. Sa destinée n’est pas connue d’avance. Svoboda en est un parfait exemple.

D’autre part le film détourne allègrement les codes d’Hollywood en refusant de nous offrir un personnage principal. C’est quelque chose que Lang avait déjà fait dans des films comme M le maudit ou Le testament du docteur Mabuse, mais qu’il n’avait pas repris aux Etats-Unis y compris dans ses autres films antifascistes.

Les techniques pour empêcher l’identification dans le film :

  • Le jeu des acteurs,
  • Les gros plans,
  • Les écriteaux au début et à la fin,
  • Les appels à continuer la lutte,
  • La multiplicité des points-de-vue.

A noter qu’à la fin, pour bien indiquer que la victoire du moment n’est pas la fin du combat, le mot « The end » est remplacé par « Not the end ».

Dans les problèmes rencontrés sur le tournage, il est bien connu que Brecht n’a pas apprécié l’invraisemblance de certaines scènes :

  • Tout d’abord, lorsque l’inspecteur Gruber vient fouiller l’appartement de Svoboda pour arrêter Dedic, sans pouvoir le trouver, alors qu’il est… caché derrière un rideau !
  • Lorsque dans une scène courte, l’héroïne se pouponne et essaye sa robe de futur mariage, ce qui la classe comme bourgeoise tout de suite.
  • Ou encore sur le poème de la torche invisible, qui n’est pas en réalité de Brecht et qu’il trouvait ridicule[10].

Pour un réaliste comme Brecht, la vraisemblance est quelque chose d’important, comme le démontre son casse-tête lors de la préparation d’une représentation des Fusils de la mère Carrar, le retournement du personnage principal semblant sortir de nulle-part[11].[12]

Ce qui a été beaucoup reproché au film, et qui fait encore débat aujourd’hui dans les milieux progressistes comme réactionnaires, c’est son apologie du mensonge. En effet, le collaborateur Czaka est bien accusé d’un crime qu’il n’a pas commis par tout un peuple pour protéger le véritable assassin. Le message c’est qu’on peut (et doit) vaincre le nazisme par tous les moyens, y compris la ruse. Le premier principe que l’on voit apparaitre c’est celui de « la vérité triomphera ». Or ici la vérité est celle d’un régime oppressif adepte par ailleurs du mensonge de masse, car ils souhaitent tout savoir sur tout le monde pour mieux asservir.  Face à cela, la résistance doit forcément être secrète, recourir aux subterfuges, aux fausses pistes, aux mensonges, afin de vaincre une injustice et un mensonge plus grand encore. Ce qui implique de laisser en berne la morale kantienne qui veut qu’on ne fasse pas à autrui ce que l’on n’aimerait pas subir. En fait, ce qui a choqué, notamment les maccarthistes, c’est que le film explique concrètement comment mener une lutte clandestine et les raisons de la mener. Cette attitude a été jugée comme faisant l’apologie du bolchévisme, ce qui n’est pas totalement éloigné de la réalité.


[1] Selon Danielle Bleitrach, dans son ouvrage Bertolt Brecht et Fritz Lang. Le nazisme n’a jamais été éradiqué, il est fort probable que ce général soit inspiré d’un vrai général tchèque ambigüe durant cette période.

[2] « Les bourreaux meurent aussi », Cinéclub de Caen.

[3] Comme dans son film J’ai le droit de vivre.

[4] On se souviendra notamment de la scène dans La grève qui alterne répression de la police et image d’un boucher en abattoir.

[5] Extrait du livre de Danielle Bleitrach sur le film.

[6] « Les bourreaux meurent aussi », DVDclassik, Antoine Royer, 22/09/2008.

[7] Erwin Piscator, grand dramaturge allemand créateur du théâtre prolétarien.

[8] Page 41 et 42 du livre Théâtre épique, théâtre dialectique de Bertolt Brecht.

[9] Au cinéma, on peut prendre l’exemple récent d’Arthur Rambo de Laurent Cantet par l’usage des tweets à l’écran.

[10] Voir page 79 à 81 du livre de Danielle Bleitrach.

[11] Page 228 de Théâtre épique, théâtre dialectique.

[12] On peut aussi voir cela dans la recherche de la meilleure vraisemblance en termes de jeu d’acteur et de décor dans ses notes pour la représentation au Berliner Ensemble de la pièce Bataille d’hiver de Johannes R. Becher, racontant l’histoire d’un jeune soldat nazi remettant en question l’autorité du Reich suite à la désertion de son ami chez les Russes.

Les bourreaux meurent aussi (1) : un contexte dangereux

D’où que nous posions notre regard, nous pouvons voir avec un brin de discernement la montée des idées fascisantes, et de leur corollaire les mouvements d’extrême-droite. La Pologne et la Hongrie sont parmi les Etats de l’Union européenne les plus cités comme contrevenant à un certain nombre d’obligations liées aux droits de l’homme. La Pologne a depuis plusieurs années procédé à une réforme de la justice dans le but de la soumettre plus étroitement aux décisions de l’exécutif[1], prétextant une volonté de décommuniser la Justice, moqué même par les plus anticommunistes. Elle est épinglé régulièrement pour ses tentatives d’interdiction de l’avortement[2], de même que pour ses atteintes aux droits des personnes LGBT[3] ou étrangères. C’est aussi en Pologne que l’article 256 du Code pénal polonais interdit la propagande totalitaire, soit la diffusion d’images et d’idées communistes ou fascistes, mais qui concrètement ne s’applique qu’aux idées communistes.  En effet, les images parfaitement claires de manifestations nationalistes avec des symboles et slogans fascistes ne font pas l’objet de répression, ni même de poursuite lorsque un militant d’extrême-droite frappe un policier, mais par contre la justice s’abat pour les communistes ou ceux qui marchent contre l’OTAN, à l’instar de plusieurs membres du Parti communiste polonais passés devant les tribunaux à cause de la rédaction d’un article sourcé sur la Pologne populaire dans leur propre journal[4].

En-dehors de l’Union européenne, l’Ukraine n’est pas dirigée par l’extrême-droite mais connait une recrudescence des mouvements néo-nazis[5]. Depuis 2014 et le coup de Maidan, ces organisations sont devenues très importantes. Il faut se rappeler que Svoboda et Pravy Sektor, tous les deux fascistes, furent deux des organisations ciment de Maidan. Si la première a perdue de l’influence, la seconde est toujours très active sur le territoire. Nous devons à Pravy Sektor plusieurs actions coup de poing, dont la pire est l’incendie criminel de la maison des syndicats d’Odessa le 2 mai 2014, provoquant 48 morts[6]. Le bataillon Azov, originellement simple milice de combat pour mener la guerre contre l’est de l’Ukraine, s’est transformé en parti politique reprenant des sigles fascistes comme la Wolfsangel et le Soleil noir, tout en étant bien entendu anti-étranger et anti-russe[7]. Les nationalistes ukrainiens responsables de pogrom contre les juifs à l’instar de Stepan Bandera[8] sont dédiabolisés et transformés en héros national. On a même vu il y a deux ans une croix gammée dans un centre commercial ukrainien[9]. Il paraitrait même que certains jeunes s’amusent à faire des cosplay de soldats nazis. Même si nous pouvons être choqué par l’attitude russe récente de reconnaître l’indépendance des républiques séparatistes du Donbass, il n’empêche que du côté de Kiev les groupes dont je viens de parler seraient bien d’accord avec une épuration ethnique des russophones de l’Est.

Le Bataillon Azov en Ukraine

Dans les Etats Baltes (Estonie, Lituanie, Lettonie), les russophones sont considérés comme des non-citoyens et ce sont dans les mêmes Etats où on laisse défiler des bataillons d’anciens Waffen SS, dont le courage a été de se battre contre les soviétiques[10]

La France n’est bien sûr pas en reste. Nous pourrions aussi bien parler de Le Pen que des petites phrases de nos ministres sur les violences policières ou l’islamo-gauchisme, mais concentrons-nous sur le personnage de Zemmour. Celui-ci a le soutien en France de tous les groupuscules d’extrême-droite[11]. Des anciens de Génération identitaires en passant par les Zouaves, tous ces groupes, dont certains sont dissous[12], rejoignent et participent à la campagne de celui-ci, notamment en tant que sorte de « service d’ordre » de ses meetings[13]. Ces mêmes groupes font régner la terreur où ils passent, des organisations comme la Jeune Garde documentant régulièrement les actes de violences de ceux-ci. Sans parler des tentatives d’attentats[14] par des amateurs de Breivik[15] sans cesse empêchées par la police[16]. Le Z n’est pas en reste, vu qu’il y a encore quelques mois il menaçait pour rire des journalistes avec une arme à feu[17]. Zemmour a aussi le soutien très concret des grands capitalistes, en premier Vincent Bolloré, PDG de Canal+ et actif dans la Françafrique[18], ainsi que d’un électorat plus « start-up nation » que la droite classique[19]. Et même si normalement nos lois, même imparfaite et bourgeoise, devrait a minima limiter certains aspects les plus choquants de son programme, son intention de se passer du Conseil constitutionnel[20] ne peut qu’inquiéter.

Bref, il est encore fécond le ventre d’où surgit la bête immonde. Sans que nous y soyons encore, on nous parle d’un retour aux années 30 voire 40. Durant ces chaudes années c’est posé la question dans le mouvement ouvrier de la représentation du combat antifasciste. Beaucoup d’artistes et intellectuels allemands ont décidé de quitter leur pays par dégoût du nazisme. C’est le cas du réalisateur Fritz Lang. Hors du domaine cinématographique, c’est la situation dans laquelle se trouve le célèbre dramaturge Bertolt Brecht. Ce dernier va immigrer aux Etats-Unis avec l’aide de Fritz Lang. En effet, celui-ci, conscient du talent de Brecht, souhaite réaliser un film antifasciste avec son aide (nous sommes en pleine seconde guerre mondiale) pour conscientiser les masses et pousser à la lutte contre la bête brune. Chose que Lang avait déjà fait à travers son film Manhunt, qui prenait pour cadre rien moins que le projet d’assassinat d’Adolf Hitler[21]. Brecht et Lang connaissent le danger représenté par le nazisme et souhaitent l’anéantir : voilà le projet politique commun qui va les réunir.

A la différence de Lang, Brecht est communiste. Dans Grand-peur et misère du Troisième Reich, il décrit à partir de ce qu’il trouve dans les journaux des scènes se déroulant tous sous le régime nazi, dans le but de montrer son arbitraire et détruire toute son apparence de normalité. Dans Les visions de Simone Machard, il dénonce les collabos riches de France prêt à vendre le pays aux barbares allemands au détriment des humbles, tout en vouant au pilori une jeune apprentie Jeanne D’Arc bien naïve. Enfin, et ce n’est pas le dernier, nous nous devons obligatoirement de citer La résistible ascension d’Arturo Ui, une métaphore de l’arrivée évitable d’Hitler au pouvoir à travers une histoire de gangster. Même si Brecht a peu travaillé sur le cinéma, il ne le méconnait pas et, outre sa participation à un film prolétarien[22] en Allemagne pré-nazi, il utilisait les outils cinématographiques dans ses pièces.

Les deux compères ont plusieurs idées en têtes, mais c’est l’assassinat d’Heydrich en Tchécoslovaquie qui va donner la trame du scénario. Reinhard Heydrich était un responsable nazi de premier plan : particulièrement impliqué dans le régime de terreur hitlérien, on retient son nom notamment pour son rôle majeur dans l’organisation de la Shoah. Nommé vice-gouverneur de Bohême-Moravie (Tchécoslovaquie), il fut tué par trois parachutistes tchèques le 4 juin 1942. En réaction les nazis massacrèrent le village de Lidice. Le film va conserver l’assassinat du bourreau, le surnom d’Heydrich, mais en effaçant les autres éléments véritables de l’histoire. Le long-métrage va donc suivre l’effervescence de Prague après l’assassinat d’Heydrich par un résistant du nom de Svoboda, qui va se cacher des nazis grâce à l’aide d’une fille de bonne famille, tandis que les nazis organisent une prise d’otage, menaçant d’en exécuter tant que le coupable n’est pas dénoncé. En parallèle, un faux résistant mais vrai collaborateur sévit dans les rangs de la résistance.


[1] « En Pologne, la tension à son paroxysme sur la réforme de la justice », La croix, Jean-Baptiste François, 07/10/2021.

[2] « Pologne : depuis un an, l’avortement presque totalement interdit », Amnesty international, 21/10/2021.

[3] Par exemple, très récemment le pays semble avoir passé une loi s’attaquant à la sensibilisation à la discrimination au sein de l’école. « Comme dans un rêve de Zemmour, la Pologne vote une mise au pas de l‘école », Têtu, Nicolas Scheffer, 12/01/2022.

[4] « Quelque chose de nauséabond vient de Pologne… », blog des JRCF, 19/01/2018.

[5] « Comment le conflit ukrainien est devenu le laboratoire du terrorisme d’extrême-droite », Slate, 25/06/2020.

[6] Voir le documentaire « Ukraine : les masques de la révolution » de Paul Moreira, sorti en 2016.

[7] C’est l’un de leur chef qui disait que « Poutine n’est pas un homme, Poutine est un juif ». On peut ce que l’on veut du chef d’Etat russe, mais ce genre de propos est très inquiétant.

[8] « Kiev : des centaines de personnes rendent hommage au collaborateur nazi Bandera », Times of Israel, 03/01/2022.

[9] « Checknews Un drapeau nazi a-t-il été affiché dans un centre commercial ukrainien ? », Libération, 19/02/2019.

[10] « Des anciens combattants lettons des Waffen SS défilent à Riga », The times of Israël, 16/03/2014.

[11] « L’armée de l’ombre d’Eric Zemmour », Street Press, Maxime Macé et Pierre Plottu, 21/12/2021.

[12] « La dissolution de Génération identitaire confirmée par le Conseil d’Etat », Le Monde, 04/05/2021.

[13] « Meeting de Zemmour : des violences éclatent en plein discours du candidat », Le Parisien, 05/12/2021.

[14] « Ultradroite : la menace terroriste », Mediapart, 23/05/2021.

[15] Anders Behring Breivik est un terroriste norvégien responsable de la mort de 8 personnes dans un attentat à la bombe à Oslo, puis de 77 morts dans un camp de la ligue des jeunes du Parti travailliste à Utoya, le 22 juillet 2021.

[16] « Je veux faire pire que Columbine » : le projet de tuerie de masse d’un adorateur d’Hitler déjoué par la DSI », Le Parisien, 02/10/2021.

« Des membres de l’ultra-droite jugés pour des projets d’attentats », La croix, 21/09/2021.

[17] « Quand Eric Zemmour pointe une arme sur des journalistes », Le Point, 20/10/2021.

[18] « Bolloré en Afrique : entre réseaux de pouvoir, jeux d’influence et esclavage moderne », LVSL, Sylvain Blandy, 14/12/2017.

[19] « Derrière la collecte de fonds pour Eric Zemmour, des profils plus proches de la « start-up nation » que de la droite traditionnelle », France info, 17/09/2021.

[20] Pour rappel, c’est cette institution qui évalue la conformité des lois par rapport à la Constitution, donc y compris au niveau du respect des droits de l’homme.

[21] A noter qu’il a aussi aidé un comité antifasciste venant en soutien aux Républicains espagnols.

[22] Kuhle Wampe ou Ventres glacés en français, sorti en 1932, réalisé par Slatan Dudow.

Filmer les luttes sociales – Entretien avec Mourad Laffitte

Mourad Laffitte, 2019. Les droits de la photo appartiennent à Mourad Laffitte.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis réalisateur, ancien photographe et journaliste.

Est-ce qu’il y a une raison particulière qui vous pousse vers le documentaire ?

L’expérience en presse a été importante, surtout que j’y suis resté longtemps. Il y avait déjà un impératif de bouclage, donc une date butoir pour rendre une enquête. En termes d’informations j’ai pu avoir des liens et me renseigner sur tout ce qui était du domaine social ou syndical. Aujourd’hui les journalistes n’ont plus de rapports avec les syndicats, ce qui se ressent sur le fond. Cela donne des articles ou des émissions qui donnent toujours la parole aux mêmes personnes sans laisser parler les travailleurs. L’aspect documentaire permet de traiter davantage le fond. Déjà sans devoir boucler une enquête impérativement à telle date, on a plus le temps de recouper ses sources, quand on est sur les luttes de passer plus de temps avec ceux qui sont en lutte, de faire un travail plus complet et aussi avec un certain recul que l’on obtient que dans la durée. La lutte sociale que j’ai le plus suivie était celle contre la fermeture de l’entreprise Goodyear avec près de 9 ans (1).

Vos documentaires tournent très souvent autour du mouvement ouvrier, de ses luttes, des syndicats et de la répression. Pourquoi ce thème et pas un autre ?

C’est mon thème principal. Il y a au moins deux raisons. La première c’est que je viens d’une famille ouvrière. J’ai grandi dans ce milieu. Plus tard j’ai travaillé à l’usine. J’ai vu la fierté des gens qui y travaillaient et la force d’un syndicalisme puissant. La seconde raison, c’est que vers mes 25-30 ans, j’ai constaté que sur le plan médiatique la question était traitée de manière catastrophique. Dans les médias, il n’y a aucune dénonciation du capitalisme, ni même de recherche sur les causes d’une fermeture d’usine ou pourquoi il y a tel drame social à tel endroit. Ce sont bien des drames dans plusieurs cas. J’ai décidé donc de m’orienter sur ces sujets. Je parle des fermetures d’usines, mais aussi des maladies professionnelles.

Pour moi c’est un peu pareil que pour la Résistance française au nazisme, que j’ai abordé dans beaucoup de mes documentaires. On parle beaucoup de la résistance gaulliste mais jamais de la résistance communiste. Je m’intéresse surtout à la Résistance qui avait un projet politique, celui d’un changement de société, à travers le magnifique programme du Conseil national de la résistance. C’est quelques choses que l’on voit à travers le film Les jours heureux de Gilles Perret. C’est l’histoire de Léon Landini, un grand résistant communiste (2). Je me suis aussi intéressé aux Francs-Tireurs et Partisans de la Main d’œuvre Immigrée qu’on oublie trop souvent dans cette histoire nationale. C’était aussi lez projet politique du PCF de la belle époque, qui malheureusement n’a plus rien à voir maintenant.

Vous avez fait en effet beaucoup de films sur la Résistance française au nazisme.

Oui j’ai réalisé le film sur Julien Lauprêtre (Solidarité, le sens d’une vie, 2017), un autre sur Henri Krasucki (Une jeunesse parisienne en résistance, 2015), sur les FTP-MOI (Les FTP-MOI dans la résistance, 2012) ou sur Madeleine Riffaud (Madeleine Riffaud, la liberté pour horizon, 2020).

Est-ce facile de faire du documentaire en France ? Je veux dire en termes de financement et de distribution des films ?

Pour la production, j’ai trouvé la solution il y a longtemps : c’est le biais de l’autofinancement via la Compagnie ouvrière de production cinématographique. Trouver des personnes pour aider dans la partie technique du documentaire c’est facile. Se faire diffuser à la télévision c’est plus difficile voire impossible, mais on ne doit pas s’arrêter à ça. La diffusion se fait surtout dans les cercles militants et dans certains cas en-dehors, comme pour Urgence soigne et taistoi.

Il y a un cinéma progressiste en France qui résiste, existe malgré tout, dont vous êtes membre, mais qui est assez peu connu. Avez-vous un avis sur celui-ci ?

C’est difficile d’en faire. Les festivals nous sont fermés, les télévisions aussi. Par contre il n’y a pas de problème à ce que les chaînes financent certains films à des sommes astronomiques. Par exemple France télévision et Arte ont déjà donnés 500000 euros à BHL pour faire des documentaires oubliables et leur faisant perdre de l’argent (3), tandis que les autres n’ont pas le droit au financement et à la diffusion. Pour les festivals, c’est une question politique. Par exemple le festival Filmer le travail n’accepte jamais les documentaires contestataires. Leur réserve doit être sur l’aspect engagé de ces films. Ils dérangent car ils sont trop communisants et trop proches du syndicalisme.

Quels sont vos prochains projets ?

J’en ai plusieurs.

Le premier porte sur Charles Hoareau, qui a été à l’origine de la création des Comités chômeurs, des manifestations pour la libération de Georges Ibrahim Abdallah et de la lutte pour la libération de la Palestine.

Ensuite, j’en ai un prévu sur Léon Landini.

Enfin, je prépare un documentaire sur Monseigneur Jacques Gaillot, qui s’est engagé dans sa vie dans les luttes sociales, et qui a notamment participé à créer l’association Droits devant !! .

(1) Voir GoodYear, mort de bout de chaîne (2012) et Liquidation (2016).

(2) Son histoire, ainsi que celle de sa famille, est racontée dans le roman Le fil rouge de Gilda Landini-Guibert.

(3) « France télévisions et Arte, grands mécènes du cinéaste Bernard-Henri Lévy », Jamal Henni, Capital, 13/05/2021.

Communiqué sur l’expulsion du cinéma La Clef Revival

Nous partageons avec l’accord des organisateurs le communiqué sur la menace d’expulsion du cinéma La Clef Revival.

L’adresse du cinéma :

34 rue Daubenton, 75005 Paris.

L’expulsion du cinéma La Clef Revival est imminente

Après deux ans et demi d’effervescence culturelle ayant réuni 14 000 spectateurices autour de 400 films et malgré le soutien de la grande majorité des institutions, distributeurices, producteurices, et la complicité de plus d’une centaine de cinéastes, nous traversons actuellement la période la plus critique de cette occupation.

En effet, le propriétaire du bâtiment, le CSE de la Caisse d’Epargne Ile-de-France, et le potentiel acheteur, le Groupe SOS, dirigé par Jean-Marc Borello, directeur général adjoint de la République en Marche, font pression pour que l’expulsion du bâtiment se tienne la semaine prochaine.

Pour éviter l’expulsion, La Clef Revival et ses occupant.e.s font appel à tous.tes leurs soutiens pour venir occuper le cinéma en continu durant une semaine, à partir de lundi 24 janvier, dès 6h du matin. Tous les jours, les bénévoles de l’association proposeront une prise de parole à des personnalités politiques et/ou artistiques, ainsi que des projections en continu et des événements en soutien à l’occupation. Plus nous serons nombreux.ses sur place et plus nos chances de conserver définitivement ce cinéma et l’idéal culturel qu’il représente seront fortes.

Pour nous soutenir :

Venez mardi soir à 19h manifester votre soutien  à l’occupation  par votre simple présence

ET/OU

Venez présenter un film cette semaine entre 6h et 19h !

ET/OU

Partagez cet appel à vos contacts ou sur les réseaux sociaux

Entretien avec Alexis de la chaîne En tout genre

Pouvez-vous vous présenter, ainsi que le principe de votre chaîne ?

Je m’appelle Alexis et depuis juillet 2021, je suis le créateur de la chaîne YouTube “En Tout Genre” dont le but est de parler de cinéma de genre français sous toutes ses formes et à travers des œuvres qui peuvent avoir marqué certains esprits à l’époque de leur sortie ou qui sont tombées dans l’oubli . 

Pourquoi cette volonté de parler des films de genre en France ?

Je suis scénariste de formation. Depuis mes études, j’ai toujours eu une appétence pour le cinéma de genre. Avec quelques camarades scénaristes, on voulait écrire du genre mais on s’est rapidement heurté à une réalité: en France, le genre n’est pas un cinéma suffisamment représenté donc pas vendeur… Pourtant, il existe des films de genre français. A une certaine époque, c’était même ce qui se faisait de mieux (Louis Feuillade, René Clair etc.). J’ai donc essayé de comprendre d’où venait cette réalité et pourquoi est-elle si ancrée dans notre industrie ? A ce moment-là, j’ai essayé de chercher la réponse chez les irréductibles cinéastes qui font du genre dans notre pays. Lors d’une masterclass, Alexandre Aja a dit qu’il n’avait pas les réponses à ces questions mais que ce serait sûrement dû à un mélange de peur de l’échec et de l’accueil du public. J’ai décidé de me lancer sur YouTube pour parler de films de genre français, histoire de montrer au public que ces films existent.

Votre genre favori c’est la science-fiction si je me souviens bien. Est-ce qu’il y a une forte culture SF en France ?

            Je pense que s’il y a une forte culture SF en France, elle est plus composée de “fans” de SF que de créateurs, à notre grand dam. Quand on parle de SF en France, on cite très facilement Jules Verne et Georges Méliès pour montrer qu’on a été pionnier dans le domaine. C’est vrai ! Mais avons-nous vraiment entretenu un rapport fort avec ce que ces deux personnes ont apportées au genre ? Je n’en suis pas si certain. Évidemment, on pourrait citer les bandes dessinées d’Enki Bilal, le festival des Utopiales à Nantes ou encore la revue Métal Hurlant, mais tout cela reste dans une culture de niche plus que populaire. Pour moi la culture SF accompagne le virage technologique et informatique que certains pays, comme les USA et le Japon par exemple, ont accueillis à bras ouverts. Elle est donc plus forte dans ces pays-là. Ce n’est pas anodin qu’on l’ai vécu avec Jules Verne car on était justement à une époque où la France était un pilier de la Révolution Industrielle. Aujourd’hui, elle est beaucoup plus méfiante. On est complètement en retard sur le tout numérique et technologique. De ce fait, la fiction subie également ce retard parce qu’elle n’a pas de réalité sur laquelle se baser. Je pense que ceux qui cherchent à faire de la SF en France, peu importe les médias, peuvent être frustré du refus de prendre ce virage.

J’ai l’impression que lorsqu’on parle de cinéma d’horreur, de science-fiction ou de fantastique français, quand bien même nous avons un grand héritage de ce côté-là dans l’Hexagone, cela oscille entre la méconnaissance et le mépris. J’ai même l’impression que pour qu’un film français de ce type soit valable aux yeux de certains critiques, c’est qu’il doit être un copié collé de ce qui se fait aux Etats-Unis. Qu’en pensez-vous ?

            Je pense déjà qu’on se leurre complètement à voir ce qui se fait aux Etats-Unis comme un modèle. J’ai l’impression qu’on parle généralement de divertissement hollywoodien quand cette question est abordée mais à mon sens, cela fait quelque temps que Hollywood ne produit plus de cinéma de genre. Le cinéma de genre, on le retrouve dans le cinéma indépendant chez des cinéastes comme Jordan Peele (Get Out) , Ari Aster (Midsommar) ou Robert Eggers (The Lighthouse). Cependant, avant d’imaginer pouvoir s’inspirer des américains, on devrait peut-être avoir un regard sur ce qui se fait chez nos camarades limitrophes. En ce qui me concerne, cela me désole plus de voir qu’on ne puisse pas atteindre la qualité de ce qui se fait, par exemple, en Espagne en matière de cinéma de genre. En France, je pense qu’on ne peut pas s’empêcher de se chercher des modèles parce qu’on a nous-même pas su créer de véritable culture du genre “à la française”. Après, on a quand même marqué des esprits à une certaine époque avec ce que les américains ont appelés le “New French Extremism” où des réalisateurs français ont proposés des films d’horreur très gores (Haute Tension, Martyr, A l’intérieur etc.). Donc, je pense qu’au-delà même de la méconnaissance, nous avons tendance à facilement oublier que nous sommes capables d’assurer une proposition de cinéma de genre avec une identité qui peut nous être propre. Le tout reste d’entretenir cette culture dans le temps…

Question pour la fin, comptez vous faire d’autres vidéos hors-sujet comme celle sur Halloween ?

            J’envisage, effectivement, de proposer différents formats qui interviendront dans les prochaines vidéos. Déjà, je souhaite me pencher sur des carrières de réalisateurs qui ont marqué le cinéma de genre français. Je prévois des vidéos un peu plus théoriques sur le genre de manière générale et comment il est exploité en France notamment à travers l’assimilation à la comédie.  Mon objectif sur le long-terme, serait de parler de la culture de l’imaginaire en France ce qui m’amènerait à parler de différents médias, en lorgnant du côté de la série TV ou de la littérature ou même des “légendes” régionales comme celles abordées dans la vidéo sur Halloween.

Retribution : du passé faisons table rase

« Kiyoshi Kurosawa est de ceux qui réussissent ce qu’il y a sans doute de plus difficile au cinéma : déborder les catégories existantes tout en se nourrissant de leur rhétorique, confondre la sensation primaire, tripale, avec la réflexion la plus intense, mêler la pulsion à l’abstraction froide. Il y a des personnages et il y a des concepts, il y a des fantômes et il y a la réalité, il y a des êtres humains et il y a des idées, dans les films de Kiyoshi Kurosawa. »[1]

Lors d’un précédent article nous avons déjà pu parler de l’œuvre de Kiyoshi Kurosawa. Il s’agissait de Kaïro, cependant comme je l’avais dit tous les films qu’il a sorti durant cette décennie 90 à 2000 ne sont pas aussi facile d’accès. Il existe plusieurs couches de lectures non perceptibles au premier visionnage et qui nécessite de faire un effort de compréhension, en faisant des recherches dans le film pour comprendre ce que veut nous dire l’auteur. Je ne suis pas un amoureux transi du cinéma cérébral car je le trouve la plupart du temps ronflant et pompeux, les auteurs s’adonnant à ce genre de chose n’ayant ni pour but de rendre quelque chose de complexe accessible auprès des masses, ni même de les divertir à minima, mais seulement de se procurer un « plaisir solitaire » visant à démontrer sa supériorité d’artiste sur le reste de la masse. C’est une tare que je ne retrouve pas chez Kurosawa. On sent qu’il souhaite faire à la fois une œuvre formellement accessible, mais dont la signification profonde est à rechercher. C’est pour ça que ce genre de proposition me stimule quand bien même je serais en désaccord avec la finalité des propos de Kurosawa.

Le film qui possède cet esprit et dont on va parler aujourd’hui, c’est Retribution, sorti en 2007. Il correspond à la fin de sa période cinématographique groupant l’horreur et le polar enclenché avec Cure (1997), suivi par des films comme Charisma, License to live, Jellyfish, Doppelganger et Loft. Le long-métrage raconte donc l’histoire d’un détective nommé Yoshioka qui tente de résoudre un meurtre dont plusieurs indices laissent penser qu’il est le coupable, bien qu’il ne se souvienne de rien. Ses interrogations seront ponctué par l’apparition fantomatique d’une mystérieuse femme en robe rouge l’accusant d’avoir causé son décès.

Tout d’abord on va retrouver la plupart des thèmes de prédilection de Kurosawa : les couples qui se déchirent ; le délitement des sentiments ; le cauchemar urbain ; la menace fantomatique qui menace d’envahir la réalité. Comme dans d’autres de ses films, Retribution offre de nombreuses scènes filmées à travers une vitre ou dans un espace clos qui symbolise l’oppression des personnages. Le réalisateur y retrouve son acteur fétiche, Koji Yakusho, découvert dans Cure. Ce dernier permet de mettre en lumière parfaitement les personnages déprimés de l’univers de Kurosawa, en décalage total avec leur environnement et dont le couple très souvent chavire ou bat de l’aile.  

Le fantastique apparaît grâce au jeu des lumières et du son. Il a surtout tendance à apparaitre presque de manière banale dans un coin de l’image, comme toutes les apparitions du fantôme. Le cri du fantôme, bien que semblant humain, brise la réalité morne et quotidienne et reflète le désespoir d’un Tokyo en pleine crise. Kiyoshi Kurosawa dit ne pas trop s’attacher à la musique car pour comprendre l’histoire les dialogues suffisent, mais que dans un travail sérieux pour rendre crédible son œuvre il s’attaque à un rendu sonore correct[2].

La première scène nous montre un terrain vague où un meurtre a lieu. Un homme habillé en noir avec une chevelure brune assassine une femme en robe rouge dans une flaque d’eau salée. Le visage du bourreau ou de la victime n’est pas perceptible, ce qui va nous induire en erreur sur la culpabilité du policier pendant une partie du film, ainsi que questionner sa folie.

Le mode opératoire des crimes est assez simple. Chacun des tueurs va noyer dans l’eau salée sa victime, cette dernière étant toujours le reflet d’un échec pour son bourreau. Si les meurtriers sont différents, ils sont tous relié par le fait d’avoir pris le ferry 15 ans avant le début du film.

Même si on comprend vite que le détective n’est pas à l’origine des autres meurtres, un doute plane sur le premier meurtre, plusieurs éléments venant corroborer sa responsabilité : un bouton retrouvé près de la scène du crime ressemblant à celui de l’un de ses vêtements, ses empreintes retrouvées, etc. Ces éléments finissent par avoir une explication rationnelle et n’étant que des simples coïncidences qui nous détournent des indices amenant le retournement de situation de fin de long-métrage. A ce sujet le collègue du héros joue le rôle du spectateur : dès le début il semble soupçonneux envers notre protagoniste et lui pose des questions de plus en plus indiscrètes. Même si comme le spectateur il finira par comprendre son erreur, sa suspicion n’aura pas totalement disparue et on le retrouvera fouiller dans l’appartement du détective.

Comme dans Kaïro, le film nous présente la décrépitude industrielle dans laquelle vit ses personnages. Les rues désertiques de Tokyo font penser aux films d’Antonioni, que Kurosawa apprécie, en particulier au port dans Le désert rouge. Dans une des scènes, le détective reprend la route du ferry qu’il avait utilisé il y a fort longtemps. A la place des immeubles anciens qu’il connaissait, il ne voit que des chantiers et des nouvelles constructions, à l’exception d’un vieil asile délabré. Ce paysage urbain et des éléments comme le ciel toujours gris, le départ en masse des oiseaux, laissent présager une apocalypse en devenir sans jamais que celle-ci n’aboutisse.

Le détective Yoshioka semble morose et profondément usé par la vie. Certains éléments peuvent laisser penser qu’il est alcoolique, comme le fait qu’en cas de secousse sismique il protège d’abord sa bouteille. Son appartement est très vieux et sombre et se trouve dans les vieux immeubles de la ville. Bien que détective doué, Yoshioka semble éprouver peu de joie à son travail et est déconnecté de ses collègues. Devant l’insistance du fantôme il en vient à douter de lui-même, à frapper les suspects, à devenir agressif et à paniquer face à l’absence de perspective qui s’offre à lui.

C’est aussi l’histoire de la fin de son couple. Les premières scènes avec Harue sa compagne semblent froides et le détective répond avec flegme aux sollicitations de celle-ci. Une tendresse existe mais la relation est distanciée, l’inspecteur ne lui faisant pas par de ses doutes et angoisses. Comme on le découvrira dans le film, il l’a tué depuis des mois (sans doute à cause du fantôme), mais devant son acte il a préféré le déni et vivre avec son spectre. La pièce où son corps est entreposé n’apparaitra que lorsqu’il aura accepté la vérité[3]. Face à cette dernière, aucune échappatoire ne s’offre à lui à part de tirer un trait définitif sur le passé, auquel il ne semble pas se résoudre comme en témoigne sa supplication au fantôme de sa compagne.

Au sujet du fantôme en robe rouge et au teint pâle, son nom est inconnu et reste un mystère à la fin du film. Comme les fantômes dans Kaïro, son visage est humain. Elle semble pouvoir apparaître où elle veut et se refléter dans les miroirs. Elle peut aussi voler et possède des pouvoirs similaires à ceux de Kayako dans Ju-on. Son objectif principal est d’accompagner/hanter les personnes ayant pris le ferry il y a 15 ans, les poussant à commettre des meurtres de la même façon dont elle est morte. Une autre de ses caractéristiques est de pousser régulièrement un cri de désespoir.

Le fantôme (et à vrai dire les fantômes) est associé à plusieurs éléments qui nous indiquent sa présence : les secousses sismiques, l’eau qui tremble et la mer en général.

Son histoire nous est racontée en filigrane : pensionnaire d’un asile au bord des quais de Tokyo, elle y subissait des sévices corporels comme la noyade dans l’eau salée. Un jour, sans plus de détail, elle est morte noyée dans l’établissement à cause d’une secousse sismique l’ayant bloquée. Avant de mourir lentement, elle a eu le temps de regarder le ferry passer et les gens la croiser du regard sans venir l’aider. Désespéré, le fantôme fini par perdre tout sens de la réalité car dehors tout le monde l’oubliait et vivait sans elle. D’où sa quête vengeresse envers ceux qui l’ont aperçu. Ceux-ci n’ont rien fait de mal mais n’ont simplement pas agit[4].

Le spectre commence à envahir de plus en plus la réalité et menace de mettre à feu et à sang Tokyo. Notre revenante incarne le remord d’une faute collective[5], celui de la modernisation aveugle et sans réflexion. Ainsi ceux qui ont pris le ferry sont ceux qui n’ont pas empêché l’urbanisation à outrance de Tokyo, empiétant sur les espaces naturels.

Passons enfin au second fantôme du long-métrage : Harue[6], la compagne de l’inspecteur, objet principal du retournement de situation. Visible dans les premières scènes du film, elle nous est exposé comme la petite-amie du héros même s’ils ne vivent pas ensemble. Elle apparaît souvent quand lorsque est perdu.

Cependant il y a quelques scènes nous indiquant son caractère fantomatique :

  • Lors de sa première apparition, Harue arrive à l’écran juste après une secousse sismique (associée donc aux fantômes),
  • Dans une autre scène son reflet dans la vitre est entouré de vagues en mouvement,
  • Chez le psychologue l’inspecteur indique qu’il est célibataire,
  • Lorsque ce dernier est persuadé qu’il a fait quelque chose contre le fantôme en robe rouge, il se lamente auprès d’Harue car il ne se souvient de rien et demande ce qu’il a fait. Ce à quoi elle répond que cela ne sert à rien qu’elle lui dise. S’ensuit une scène d’étreinte où elle regarde ostensiblement la salle où se trouve son cadavre.

C’est donc à la fin qu’on comprendra sa nature. Toutefois, même si le personnage principal a causé sa mort, elle ne le déteste pas. Elle l’invite même à aller de l’avant et à oublier le passé. Son rôle n’est pas de le haïr mais de lui faire comprendre les choses afin qu’il change et cesse de s’apitoyer sur un passé révolu. Même si elle finit par partir, le film se clôture sur un gros plan d’Harue pleurant, l’inspecteur n’arrivant pas à tirer un trait sur le passé.

Une triple signification

Nous allons donc maintenant tenter de découvrir le sens de ce long-métrage, pas forcément accessible du premier coup. Bien sûr il s’agit de mon interprétation, basé sur les autres œuvres de l’auteur et sur son parcours, et donc il ne saurait être exhaustif. Je serais même intéressé de connaître une autre interprétation du message du film, donc n’hésitez pas à le signifier en commentaire. Selon moi, Rétribution possède trois significations : une sociale, une filmique et une personnelle au réalisateur.

Critique de l’urbanisation/ ancien contre nouveau

Le film est une critique sociale de l’industrialisation et de l’urbanisation à outrance au Japon. L’eau salée des crimes représente l’espace naturel écrasé par l’industrialisation et l’urbanisation, comme celle-ci écrase les sentiments. Complètement transformé, le Tokyo d’hier a disparu, oublié de tous, perceptible dans quelques vieilles bâtisses mal entretenues. Une urbanisation qui semble avoir échouée selon un dialogue des personnages. Un échec qu’on peut associer à celui de la vie personnelle des meurtriers, amenant à tenter d’effacer purement et simplement l’objet de leur échec. Si le film est très critique envers un présent s’accompagnant de la perte des sentiments, il ne s’agit pas d’idéaliser le passé et de devoir y retourner par culpabilité pour l’ancien monde et son organisation spatiale, tout simplement parce que c’est impossible. Il s’agit de constater que celui-ci est révolu et tenter d’aller de l’avant avec le monde que nous avons malgré ses tares, en partant du principe qu’on peut le réparer en essayant de nouer des liens avec nos congénères. Ce que dit Harue en fin de film va dans ce sens et ne fait pas uniquement référence à la fin de son couple. Toutefois la dernière scène peut nous donner un avis pessimiste sur cette tentative d’aller de l’avant.

Faire le bilan de la J-horror

Il s’agit aussi de tirer le bilan de la J-horror, dont Kurosawa a été l’un des inspirateurs. Le film fait des références directes aux deux œuvres majeurs du genre : Ring avec le lien des fantômes avec la mer[7], Ju-on pour la dernière scène du spectre où elle fait disparaitre un homme dans une bassine à la manière d’une Kayako. Le titre même du film est explicite, Retribution : dans les films de fantômes japonais, si on est hanté c’est qu’on a commis une faute contre le fantôme (Yotsuya Kaidan) ou qu’on a bravé un interdit ayant énervé l’esprit (la cassette dans Ring), la croyance étant qu’il y a toujours une cause à la colère des spectres. Ici le fantôme ne hante pas à cause d’une faute mais par l’absence d’une action, ce qui rend illusoire la rétribution attendue par le personnage en rachetant une faute qu’il n’a pas commise. A l’inverse le fantôme qui pourrait se targuer de vouloir se venger s’y désintéresse. C’est un retournement complet du scénario d’un film de fantôme classique et qui fait écho à une sorte de bilan de l’œuvre de Kurosawa lui-même, qui avait débuté sa carrière avec Sweet home en faisant des films de fantômes clichés avant de commencer à retourner le genre au début des années 2000, avec Kaïro et Séance.

Kiyoshi Kurosawa passe à autre chose

Le film signifie aussi que -et cela avait été annoncé par l’auteur – son réalisateur abandonne le genre horrifique et le polar qu’il a traité pendant tant d’années. D’où les références nombreuses à ses précédents films :

  • La robe rouge du fantôme de Séance.
  • La même robe et la démarche ralentie d’une possédée dans Door 3, dont la seconde apparition du fantôme semble avoir été copiée.
  • La trace sur le mur laissé par l’esprit et le fait qu’il semble pouvoir en sortir comme dans Kaïro.
  • L’intrigue policière suivant un mal qui semble plus pousser les gens à commettre des atrocités que de les commettre lui-même fait penser à Cure.

Après ce film, Kiyoshi Kurosawa réalisera un drame, Tokyo sonata (primé à Cannes). Il s’ensuit des films à la teneur de plus en plus sociale. Et même s’il reviendra au fantôme dans Vers l’autre rive[8] et au polar dans Creepy, c’est de manière bien différente par rapport à ses anciens films, ce qui démontre qu’il a tiré un trait sur la J-horror classique après avoir épuisé les histoires à raconter.


[1] « Kiyoshi Kurosawa : « Philosophie de la terreur, terreur de la philosophie », Cinémathèque, 2012.

[2] « Interview de Kiyoshi Kurosawa. Autour de la Nouvelle Vague », Time out, 21/11/2016.

[3] Très prosaïquement, on peut penser que c’est le fantôme en rouge qui l’empêche de voir la chambre pendant le long-métrage, jusqu’au moment où il se donne la peine de retrouver son corps et où elle le pardonne.

[4] On peut penser au roman La chute d’Albert Camus racontant l’histoire d’un avocat sombrant après n’avoir pas agi pour empêcher un suicide.

[5] « Retribution » : un des plus beaux films de Kiyoshi Kurosawa », Le Monde, 28/08/2007.

[6] A noter que dans Kaïro nous avions déjà un personnage du nom d’Harue, une vivante ressemblant à un fantôme, alors que la Harue de Rétribution est une morte aux allures de vivante.

[7] Voir la vidéo de la chaîne Demoiselles d’horreur sur Sadako, 19/06/2020.

[8] A noter que dans ce film et dans d’autres Kurosawa ne raconte plus l’histoire d’un couple qui se déchire mais qui se retrouve.

Entretien avec Peter Dourountzis, réalisateur de Vaurien

Bonjour monsieur Dourountzis, merci de nous accorder cet entretien. Est-ce que vous pouvez présenter votre parcours ?

En 1999, juste après mon BAC littéraire, je suis entré à l’ESRA Paris, d’où je suis ressorti en 2002, diplômé en scénario et mise en scène. Plutôt que de chercher du boulot dans le cinéma, j’ai postulé au Samu Social de Paris dès 2003, pour accéder au logiciel interne qui répertoriait tous les appelants (parmi lesquels des tueurs en série des années 90, comme Guy Georges, qui m’intéressaient pour un sujet d’écriture qui deviendra Vaurien), puis plus tard par vocation, étant tombé amoureux de la mission et du public à la rue.

En 2009, j’en suis parti une première fois, pour écrire la V1 de Vaurien ; je n’ai alors démarché qu’un seul producteur (Guillaume Dreyfus), à l’époque chez Année Zéro, et qui m’a fait confiance pour trois courts-métrages. Le développement du long-métrage était si compliqué, si rempli d’embûches, que j’ai été contraint de retourner au Samu Social en 2012, mes droits au chômage ayant pris fin, et ce jusqu’en août 2020. C’est-à-dire que pendant le tournage du film, je travaillais encore au Samu Social ! J’étais en congés, quoi !

Mon parcours professionnel, que ce soit dans le cinéma comme dans le social, est donc particulièrement lié au développement du film…

Pouvez-vous expliquer l’influence de votre expérience au SAMU social sur le film ?

Le Samu Social, c’est la découverte de nombreux récits de vie qui n’ont eu que rarement leur place au cinéma. Des parcours souvent improbables, avec leur lot d’anecdotes incroyables, ou de détails sordides, ordinaires ou surprenants. Ça m’a surtout donné le goût des histoires qu’on raconte, des dialogues, et ça m’a peut-être évité de tomber dans les clichés et les fantasmes sur les univers méconnus. Ça m’a aidé à comprendre aussi que pour écrire, il faut pouvoir se mettre au niveau de ses personnages de fiction, qu’ils soient traders ou SDF, avec la même empathie.

Avez-vous des œuvres cinématographiques qui vous ont inspirés pour l’écriture du scénario ?

Les inspirations pour le film sont variées. Littéraires avec les personnages de Meursault (L’étranger de Camus) ou de Joseph K (Le Procès de Kafka), où un personnage coupable ou innocent selon les points de vue, et pour qui on pourra éprouver ou non de l’empathie, avance sans but précis ni réelle ambition.

Cinématographiques avec Travis Bickle (Taxi Driver de Scorsese) ou le boucher de Gaspar Noé (Carne et Seul contre tous). Auxquels je rajouterais les films de Claude Sautet, et notamment Un mauvais fils que j’adore. La mise en scène inspirante de Michael Haneke (Funny Games ou Caché sont formidables), ou le naturalisme d’un L.627 de Bertrand Tavernier. Mais il y en a d’autres…

Pour autant, sur ce film précis, je n’avais pas réellement d’influence majeure, car je tenais avant tout à réaliser une œuvre singulière, qui ne ressemble pas aux autres productions ; il fallait donc éviter à tout prix de filmer ce qui l’avait déjà été par un autre cinéaste, que ce soit sur le fond comme sur la forme. Quand j’avais une idée de scène qui me plaisait, si je l’avais déjà vu ailleurs, alors je coupais, peu importe son efficacité… Et je m’efforçais de trouver mieux, ou différent. Il y a tellement de films qui se font chaque année, qu’il était important pour moi, pour une première œuvre de fiction, de proposer quelque chose de fondamentalement neuf au spectateur, au moins dans le traitement.

Vous prenez le parti explicite de filmer du point de vue des victimes et non celui du personnage principal. C’est quelque chose de relativement inhabituel pour un film sur un tueur en série. D’habitude lors du traitement de ce genre d’histoire, soit on cherche à créer de l’empathie avec le tueur, quitte à déranger le spectateur, soit on va suivre platement une enquête policière. Pourquoi ce choix ?

La difficulté lorsque l’on suit un personnage central tout du long, présent dans chaque scène d’un film, c’est la place que l’on réserve au spectateur. Depuis mes premières recherches sur le scénario en 2003, j’avais une conviction, et un unique leitmotiv pour le film : « ni moche, ni chiant, ni glauque ».

« Ni moche » parce que les cinéastes du début des années 2000 avaient dépensés une énergie folle pour nous sortir du retard technique dans lequel baignait le cinéma français depuis longtemps (je pense à Kassovitz, Jeunet, Gans et d’autres, peu importe la qualité de leurs films).

« Ni chiant » parce qu’imposer au spectateur le parcours d’un solitaire qui n’a pas d’ambition, c’était un équilibre compliqué à trouver d’un point de vue divertissement ; par exemple lorsque le personnage s’ennuie ou tourne en rond, il est hors de question que le spectateur s’emmerde. Et croyez-moi, ça n’est pas toujours simple d’y parvenir !

« Ni glauque » parce que la thématique du tueur en série convoque tout un tas de clichés dans la tête du spectateur qui rabaissent souvent le genre vers le déjà-vu ou le sordide : ambiance poisseuse, cadavres, gore, hémoglobine, enquête policière, rebondissements grotesques, lumière fantasmagorique, etc. Donc tout ça, à la poubelle !

Tout au contraire, je voulais donner au film une patine sociale et décontractée, oscillant entre Kechiche et Klapisch ; des situations réalistes, avec des personnages du quotidien, entre chaleur humaine et humour bon enfant. En gros, il n’y a que le spectateur et le personnage du tueur qui savent dans quel film nous sommes… Les personnages secondaires, eux, vivent leur vraie vie de tous les jours ! Par effet de contraste, cela devient donc très intéressant pour le spectateur de se situer moralement, et cela exige de sa part un véritable effort pour lutter contre le charme vénéneux du personnage !

Enfin, dans les séquences de confrontation, il ne m’était pas possible de partager l’excitation de l’agresseur ; je préférais partager l’inconfort ou l’angoisse de la victime. Pour y parvenir, j’ai décrété un principe très simple de mise en scène : la caméra devait devenir comme un bouclier. Tant qu’on filmait une agression, il ne pouvait rien se passer de grave – la caméra protégeait, notre regard protégeait la victime. En revanche, lorsque l’on arrêtait de filmer, lorsque la violence échappait à notre vigilance, il pouvait se passer les pires atrocités. De la violence que l’on ne pouvait ignorer, mais que l’on était pas obligé non plus de subir, comme dans tant d’autres films : l’imagination du spectateur ferait le reste.

Votre personnage principal n’en ait pas un : on ne saura jamais sa véritable identité, son enfance, son parcours. Hormis les moments où il passe à l’acte, sa personnalité semble inexistante et change au gré des personnes qu’il a en face. Par contre, vous vous attardez plus sur les personnages secondaires, en particulier féminin, qui ont droit à plus de considérations. Pouvez-vous expliquer ce cadrage ?

Le personnage de Djé est une coquille vide ; il n’a pas la moindre ambition, ne comprend pas le monde autour de lui, ni les gens qui lui font face, car il n’a aucune empathie – du fait sans doute de sa psychopathie. Il est vain de tenter de l’analyser ou de l’expliquer…

Ce qui est intéressant, c’est le concret, et la façon de le confronter aux personnages secondaires, pour voir comment il va réagir, s’adapter, séduire ou agresser. Il restera tout du long une énigme. Cela peut être frustrant, mais c’est une énigme du genre humain, pas un monstre, et c’est très important – le cinéma ayant tendance à nous pondre des assassins irréels et tout puissants. Tandis que les personnages secondaires sont eux, comme le spectateur, capables d’empathie, de se mettre à la place des autres, et de les comprendre. Ce sont eux qui font le film, le voyage, tandis que Djé n’est finalement qu’un véhicule. 

Par ailleurs, Djé est un personnage performatif. C’est-à-dire qu’il devient comme on le perçoit. S’il vous fait peur, alors il va devenir votre agresseur. S’il vous charme, alors il va tenter de vous séduire. Il a autant de facettes et de visages, qu’il aura d’interlocuteurs face à lui. Et moi je trouve ça très flippant… Parce que ça rejoint des archétypes contemporains bien plus concrets là aussi, que sont les prédateurs sexuels, les pervers narcissiques, les Incels, ou plus globalement le patriarcat, qui sous couvert de bon sens ou de raison, enferment les femmes depuis toujours dans un rôle d’objet, de désir ou d’oppression.

J’ai particulièrement aimé la fin. Je m’explique : le tueur est arrêté sans autre forme de procès et disparaît de l’écran sous le regard accusateur de son ancienne maitresse qui a découvert sa véritable nature. Le dernier plan est sur elle rentrant tranquillement dans son appartement. La fin est antispectaculaire au possible et empêche toute valorisation de votre héros. C’est un vaurien, il ne mérite pas de fin digne ou une mort méritée par la main de l’une de ses potentielles victimes, seulement sa disparition de l’écran. Est-ce que c’était un choix délibéré de votre part ?

Le personnage de Maya, interprété par Ophélie Bau, nous permet, au scénariste que je suis, mais aussi à chaque spectateur, de sortir du film. Après avoir passé 90 minutes avec un personnage sans empathie, on peut enfin se libérer et glisser sur un personnage qui en éprouve au moins autant que nous ! Dans la première scène, qui s’ouvre sur une jeune femme dans un train, Djé vient pirater le film par sa simple présence ; il détourne l’avion pour nous emporter avec lui, nous y sommes contraints. Il était important qu’après ce petit détour forcé, j’offre une bouffée d’air frais et une sortie par le haut avec le personnage de Maya.

Avez-vous d’autres projets cinématographiques ?

Au moins deux projets pour d’autres cinéastes, en écriture ou pré-production, dont je ne peux pas encore parler. Et en parallèle, trois projets personnels, quasi tous écrits, et déjà en financement ; un film sur des journalistes de faits-divers à la recherche permanente du scoop ultime, un autre très ambitieux sur l’institution policière en France, et un dernier plus intime sur mon expérience au sein des maraudes SDF du Samu Social de Paris. J’espère pouvoir tous les mener à bien, et plus rapidement que pour Vaurien !

Un grand merci pour vos questions, et bonne chance à vous pour la suite !

Kaïro : solitude mortelle au pays des fantômes

« On vit sans être conscient de la mort, alors que la mort est très proche. Elle peut arriver à tout moment. Cette fois-ci, c’était vraiment une réflexion sur la mort, sur comment les gens doivent vivre en ayant conscience de la mort. Dans mon film il y a beaucoup de fantômes. Pour moi, les fantômes symbolisent la mort. Comme il n’est pas facile de montrer la mort à l’écran, j’ai montré des fantômes. »

Propos du réalisateur Kiyoshi Kurosawa dans un interview des Inrockuptibles du 23 mai 2001.

Aujourd’hui internet a parfaitement été démocratisé et chacun utilise au quotidien cet outil, que ce soit chez soi, au travail, dans ses démarches administratives ou pour rencontrer ses potentiels partenaires. Les réseaux sociaux comme Facebook, Instagram ou Twitter nous permettent d’exprimer nos sentiments au plus grand nombre et de parler de son existence à plusieurs de nos concitoyens. En 2021, le chiffre d’internautes dans le monde s’élevait à 4,66 milliards de personnes et les utilisateurs actifs des réseaux sociaux à 4,2 milliards[1]. Le temps passé par jours sur internet s’élevait en moyenne en 2020 à 6h54. Cela pose bien entendu des questions sur la vie privée, sur ce qu’on partage et de ce qui est collecté comme données par les fameuses GAFAM.

Ce poids d’internet a été renforcé par les différents confinements pendant la crise sanitaire du Covid-19. Pour des raisons qui pouvaient se justifier parfaitement, les gens se trouvaient coupé les uns des autres pendant une certaine période, renforçant leur solitude, dans bien des cas amenant une perte de revenu, l’absence de certains soins et une augmentation des risques psycho-sociaux, dont le suicide. Si on prend l’exemple de la France, pays où chaque année 9000 personnes se suicideraient selon l’Observatoire National du Suicide[2], on connait une hausse pendant la crise Covid-19 du suicide ou des idées noires chez les jeunes[3], obligeant au passage l’actuel gouvernement à prendre quelques mesures en faveur de la prise en charge des séances de psychothérapie.

Pour ce qui va nous intéresser aujourd’hui il nous faut parler de la situation au Japon. Jusqu’aux années 2010, il était le pays le plus touché par la vague de suicide. Cela a chuté à partir de cette date, même s’il restait le 14ème pays le plus touché. Cependant avec la crise du Covid-19, les suicides ont de nouveau explosé (environ 60 suicides par jours), à tel point qu’un ministre de la Solitude a été créé. Le suicide est la première cause de mortalité chez les jeunes[4] et touche aussi beaucoup les femmes. Très souvent, à l’origine de ces souffrances on trouve une grande précarité du travail suite aux diverses crises économiques. Tout cela pour dire que l’avenir n’est pas forcément radieux de ce côté de l’Asie. Un constat partagé par beaucoup, notamment par les artistes japonais.

De la fin des années 90 au début des années 2000, le cinéma d’horreur japonais connaît une nouvelle vague de films centrés sur des fantômes. Bien entendu les deux œuvres les plus représentatives sont Ring d’Hideo Nakata et Ju-on de Takeshi Shimizu. Il y a en a d’autres, dont Dead Waters de Nakata et La mort en ligne de Takashi Miike. Les deux premiers réalisateurs dont on a parlé ont connu un tel succès qu’ils sont même allés tourner un temps aux Etats-Unis. Pourtant, il y a un film et une personne dont on parle moins, alors que cette œuvre et son réalisateur sont centraux dans la création de la J-horror.

D’une car cette personne a été professeur de Nakata et Shimizu à l’Université et que c’est ses conceptions sur le cinéma qui ont influencés les deux auteurs. Deuxièmement, parce que son film Kaïro a réinventé en 2001 le genre du film de fantôme tout en proposant un contenu intelligent. Cette personne c’est Kiyoshi Kurosawa.

Le synopsis de Kaïro est celui-ci : grâce à internet, les spectres arrivent à imprégner le monde des vivants et à pousser chaque membre de l’espèce humaine dans ses derniers retranchements, au plus profond de sa solitude.

Commençons par le plus important dans un film d’horreur : la gestion de la peur.

La peur devant le long-métrage ne vient ni d’un jumpscare, c’est-à-dire une apparition soudaine de la menace afin de faire sursauter le spectateur, ni d’une quelconque effusion de sang (il n’y en a pas), mais de la mise en scène de Kurosawa.

Cette mise en scène horrifique repose sur plusieurs techniques :

  • L’utilisation du ralenti,
  • Les plans fixes,
  • La distorsion sonore,
  • Les tâches de couleurs,
  • Les silhouettes.

Des éléments qu’on retrouve lors de la première scène dans la chambre interdite. Au départ, tout semble normal. Le personnage se trouve dans une salle plongée dans l’obscurité. Puis soudain une sorte de lumière apparaît laissant découvrir des inscriptions en rouge, tandis que la musique, mimant une voix, nous fait sentir une présence. Le personnage se retourne et voit une tâche sur le mur. Peu à peu celle-ci semble se détacher du mur et prendre forme humaine, celle d’une femme en l’occurrence. Elle semble se tenir là comme-ci elle était là depuis longtemps. Enfin elle se met à bouger mais lentement. Elle tombe mais au ralenti et continue à marcher, tandis qu’un plan fixe persiste à la cadrer avant que la caméra ne se retourne vers le personnage terrifié[5]. Un fantôme dont le visage s’avèrera parfaitement humain malgré son comportement plus qu’étrange.

Ce n’est pas la première fois que le réalisateur utilise le plan fixe pour l’un de ses films. Dans un livre d’entretien, Kurosawa disait ceci à propos de son utilisation dans son téléfilm Séance (2000) :

« J’essaie de montrer les évènements décisifs en un seul plan, comme par exemple le fait qu’un fantôme se tienne soudain debout à tel endroit. C’est un principe de base au cinéma, dans les films dignes de ce nom : l’évènement crucial se déroule sans montage. »[6]

Kurosawa est aussi connu pour ses nombreuses ruptures de ton : un évènement banal peut mener à une course poursuite, voire soudainement en scène horrifique. On peut passer d’un simple film de fantôme à un thriller social, ou dans le cas présent à une représentation pure et simple de l’apocalypse. On retrouve aussi son amour des mécaniques fatales, qui lui vient de sa passion pour le cinéma de Tobe Hooper. Par exemple, dans la scène où Kawashima entre dans la chambre interdite ou lorsque Harue allume son ordinateur pour visiter le site fantôme.

La musique est très importante :

« Enfin, les apparitions sont soulignées par un son spectral qui ressemble à celui d’une voix sur une cassette audio qui serait passée à l’envers. On peut analyser ce son comme un effet miroir : il existe deux réalités qui se confondent, celle des vivants et celle des morts. Cette dernière est le reflet du monde des humains d’où un effet d’inversion, à la manière d’un miroir, lors de la rencontre de ces deux réalités. »[7]

La musique du film est lourde et entêtante, insistant sur une menace sourde, comme un bruit de machine qui grâce aux instruments mime un cri, ce que j’associe à l’appel à l’aide des fantômes et des humains dans le long-métrage.

Kurosawa dans ses œuvres, et celle-ci ne fait pas exception à la règle, filme à travers des vitres, une fenêtre, un écran ou autres éléments qui enferment les personnages dans un lieu. La mise en scène selon lui consiste à découper des images dans un cadre, les « portes et les fenêtres sont révélatrices de ce que l’on peut percevoir et qu’on n’entrevoit pas »[8]. En l’espèce, cela permet dans Kaïro de cloisonner les protagonistes et de montrer qu’ils sont enfermés dans certaines habitudes les rendant solitaire, et donc renforcer pour le spectateur l’aspect oppressif du récit. Par ailleurs cela va créer une distanciation des spectateurs avec les personnages au lieu d’une simple identification, afin de mieux comprendre le récit[9]. D’autant que les personnages sont sommairement présentés et semblent posséder une histoire assez banale sur laquelle on ne s’attarde pas, que plusieurs scènes sont là pour interroger sur le sens des relations humaines et, surtout, qu’une scène dont nous allons parler plus tard vient expliquer frontalement le sens du film.

Là où le bât blesse, c’est dans les effets spéciaux de la scène d’apocalypse, qui font clairement dater l’oeuvre du début des années 2000. En ce sens, le film a mal vieilli.

Le long-métrage va donc nous montrer des esprits qui envahissent la réalité en passant par internet. Leur présence est rapidement expliquée durant le film : leur monde étant limité dans l’espace, les fantômes finissent par ne plus avoir de place dans l’au-delà et trouvent un moyen (inexpliqué dans le film, même si on sous-entend que cela n’a rien de naturel) pour passer petit à petit dans notre monde, d’abord en apparaissant par des bruits, puis par une ombre, enfin en prenant une forme. L’invasion continue par internet car l’outil leur permet de sortir des limites de l’espace où ils sont parqués.

Le problème c’est comment savoir qui sont vraiment les fantômes dans le film ?

En posant cette question, il ne s’agit pas uniquement de savoir si les humains de l’œuvre ne sont pas plus fantomatiques que les esprits eux-mêmes, mais plutôt de distinguer certains fantômes. En effet, dans l’une des scènes l’un des personnages considère que les fantômes ne cherchent pas vraiment à tuer les gens mais à les rendre immortel, afin qu’eux aussi soient enfermés dans leur solitude pour l’éternité. Alors essayons de faire une classification des apparitions spectrales, entre ceux qui font partie intégrante des esprits et les humains touchés par eux.

En premier lieu, on remarque que les primo fantômes apparaissent dans deux endroits bien précis : les chambres interdites, délimité par un ruban rouge, et internet, seul endroit où ils peuvent se déplacer en-dehors de la chambre. Leur façon de se mouvoir dans l’espace est étrange et presque inhumaine. Ils sont dès fois à visage humain, dés fois entouré d’une sorte de brume. Il existe certains fantômes qui possèdent ces caractéristiques mais qui se trouvent en-dehors des chambres interdites, comme celui de la bibliothèque et de la salle de jeu. Et encore il n’est pas parfaitement établi que le premier ne fasse pas partie de la seconde catégorie. 

La seconde classe est composée des humains transformés en tache au contact des fantômes. Ces humains commencent d’abord par devenir plus morose et perdre le goût de vivre. Leur destin final est soit de se suicider soit de se transformer directement en tache noir sur le mur. Ils deviennent alors prisonniers à l’endroit de leur transformation – encore que certains puissent se disloquer -, leur forme réapparaissant là où se trouve la tache. Contrairement aux fantômes classiques, les toucher ne semble pas causer de transformation et ils ne sont pas agressifs contrairement aux autres esprits. Il n’est pas explicite non plus qu’ils puissent utiliser internet pour communiquer.

Toutefois, malgré ces éléments de différences, il reste difficile de les différencier : les primo fantômes apparaissent aussi sous forme de tache noire (qu’on pense à la première scène de la chambre interdite), primo comme seconds esprits répètent la même phrase et les primo fantômes semblent eux aussi en capacité de sortir du mur. Ce mystère n’est donc pas résolu dans le récit et une distinction claire est impossible.

Au premier regard les fantômes, peu importe qui ils soient, sont caractérisés surtout par des traits humains (notamment les yeux), ce qui différencie ces esprits de celui d’une Sadako dans Ring, dont la seule partie perceptible du visage est celle d’un œil révulsé. L’idée, mais on y reviendra, c’est de faire analogie avec les vivants. L’humanité se trouve aussi dans la phrase leitmotiv des fantômes. Là où dans Ju-on, un raclement de gorge fait office de bruit pour le fantôme, dans Kaïro ils répètent « à l’aide », une phrase somme toute ordinaire mais qui en devient angoissante car elle s’associe à l’idée de la mort.

D’habitude les films de Kurosawa sont difficiles à comprendre au premier visionnage, souvent parce que leur message n’est pas explicite. Ce n’est pas le cas de l’œuvre présente, la signification du film étant donné au travers d’une scène. Lors d’un échange d’arguments sur le fait de préférer la vie à la mort, le personnage d’Harue s’énerve et allume ses ordinateurs où on voit apparaitre d’autres utilisateurs d’internet devant leur écran, chacun seul dans son coin. Elle demande obstinément s’ils sont vraiment vivants comme son comparse semblait le dire. L’idée ici c’est de dire que le sentiment de solitude pousse à utiliser massivement internet, mais l’outil au lieu de nous rapprocher, nous rend dépendant de la machine dans nos interactions et nous transforme en des fantômes dépourvus de sentiments.

Si l’on se demande à quoi correspond les taches noires, je dirais que cela fait référence au néant des personnages. Pour le rouge des rubans, c’est une couleur voyante qui sert à attirer l’œil dans un décor sombre[10] et vient annoncer l’arrivée des fantômes[11].

La force de Kaïro c’est qu’il reste très sobre dans sa description d’internet, ce qui lui permet d’être encore valable aujourd’hui. Selon Kurosawa, les outils modernes peuvent être pratiques mais ne permettent pas toujours une communication réelle entre les individus, en étant sur de savoir que la personne en face existe bien ou qu’elle est bien ce qu’elle décrit être. Pour lui, l’image de la mort c’est celui d’un cercueil où l’on se retrouve coupé du monde extérieur, ce qui lui fait penser à internet qui permet d’échanger tant qu’il y a assez connexion mais qui nous fait retourner à notre solitude en cas de coupure[12]. Internet n’est pas considéré comme mauvais en soi et le discours n’est pas réactionnaire en disant que c’était mieux avant. En quelque sorte, les écrans d’ordinateur cachent la réalité qui réapparaitra s’ils viennent à disparaître. D’ailleurs c’est ce que font les esprits via leur site internet lorsqu’ils montrent des vidéos d’utilisateurs fantômes afin d’inciter les gens à les rejoindre en se tuant et en créant sa propre chambre interdite. Permettant au passage que ces individus soient désormais reliés en tant que fantômes par l’intermédiaire d’internet – même si encore une fois il n’est pas prouvé que ces fantômes-là puissent se déplacer via l’outil numérique. Kurosawa essaye aussi de prévenir la jeunesse japonaise de ne pas oublier la mort en faisant comme-ci elle n’existait pas, ni à s’appesantir dessus, mais de vivre avec elle. Une peur de la mort qui s’installe dans notre quotidien au travers de nos ordinateurs[13] et de nos maisons, lieux où l’on peut se replier.

La chambre interdite fait le lien avec les hikkimoris[14], c’est-à-dire ces japonais en détresse psychologique qui décident de vivre coupé du monde, enfermé dans leur chambre. C’était un phénomène en vogue dans les années 90 au Japon et qui perdure un peu. Il est souvent enclenché par la forte pression subie par les japonais, y compris dans leur travail par la course aux résultats. A la manière des fantômes qui se retrouvent cloisonner dans les chambres interdites, les hikkimoris restaient isolé et, sauf dans le cas où il fallait satisfaire un besoin physiologique urgent, leur seul moyen d’interaction était… internet !

Le film présente de nombreux passages de paysages urbains quasiment désertique où toute trace de vie semble avoir disparue, sans doute une inspiration puisée chez le réalisateur italien Antonioni. Chaque être humain a peur de ne jamais trouver quelqu’un avec qui se connecter ou alors de perdre ce qu’il a déjà. Une scène présente une métaphore des relations humaines à travers un écran de veille : ils ne peuvent pas s’éloigner les uns des autres sans disparaître, mais s’ils se touchent ils meurent.

Au sujet des personnages, tentons d’en analyser trois important à l’intrigue.

La première, Michi, est une jeune informaticienne d’une trentaine d’année. De prime abord, on voit qu’elle est entourée par quelques amis qui sont aussi ses collègues de travail. Toutefois elle vit seul et ne semble pas avoir de compagnon. De même si on voit sa mère il est insisté qu’elle ne voit pas très souvent ses parents. Lorsque les évènements du film commenceront, elle sera choquée par les différents évènements comme le suicide de l’un de ses amis et le détachement soudain d’un autre. Tardant à comprendre la situation (l’invasion), elle tentera de recréer du lien avec ses amis. Malgré ses efforts, ceux-ci seront emportés par la vague spectrale. Elle tentera de renouer avec sa famille mais avec la même réussite. C’est cette tentative de conserver le peu qu’elle avait et son impossibilité à le faire qui la fera craquer.

Le personnage d’Harue, autre figure féminine, est plus jeune. Elle est montrée comme une geek parfaitement intégrée dans la bibliothèque universitaire avec les autres programmeurs. Toutefois c’est une personnalité solitaire : sa famille ne s’intéresse pas à elle et à part Kawashima elle ne semble pas avoir d’ami. C’est le personnage le plus lucide sur le monde qui l’entoure et par rapport à la menace fantôme. Cela en fait aussi le personnage le plus désespéré de l’œuvre. Harue possède des ressemblances avec les fantômes classiques dans sa gestuelle, sa chevelure noire cachant son visage, sa tête basse et ses bras le long du corps.

Kawashima est lui un jeune étudiant insouciant et très positif, malgré le fait qu’il soit seul. Contrairement aux autres personnages, il aime sincèrement la vie. Durant le film il peut sembler souvent naïf et stupide, d’autant qu’on sent qu’il ne comprend pas les évènements qui se déroulent[15]. Sa caractéristique c’est que face à un monde qui s’effondre, il continue à vouloir aller de l’avant et à souhaiter que ses proches fassent de même. Sauf qu’il le fait de manière très idéaliste et en occultant à la fois la menace et la réalité de la mort. Cependant, lorsqu’il rentrera en contact direct (touché) avec un fantôme et ne pourra plus douter de la réalité des faits, il maintiendra son envie d’aller de l’avant, car même si la mort existe, la vie continue et ne doit pas nous empêcher de réaliser nos objectifs. En quelque sorte, il ne se laisse pas piéger par la pensée de la mort, les autres personnages dans la même situation préférant désespérer ou se soumettre.

Dans la toute dernière scène du film, Michi se retrouve dans un bateau et va voir Kawashima qui devient spectral. Elle finira par partager son point de vue et par avoir trouvé le bonheur en compagnie de son dernier ami sur terre.

Kiyoshi Kurosawa est né en 1955 au Japon. Durant son enfance, le futur cinéaste a été nourri de films d’horreur, que ce soit Le moulin des supplices, les films de fantômes japonais, les séries horrifiques du pays du soleil levant, de la Hammer ou de Tobe Hooper. Ayant fait des études de sociologie à l’université, sa cinéphilie se développera avec le temps. Dans les artistes dont ils s’inspirent on retrouve entre autres Richard Fleischer, Mario Bava, Georges Romero ou Michelangelo Antonioni. Sa carrière a débuté dans le pinku eiga, un genre de films érotiques nippon. Son premier film d’horreur date de 1986, Sweet home, qui aura une grande postérité car le jeu vidéo du film inspirera la saga Resident evil. Le film marche financièrement mais est très médiocre artistiquement dans le sens où il reprend tous les clichés des films d’horreurs américains. Et d’ailleurs Kurosawa reconnait lui-même qu’il s’est beaucoup inspiré des Américains, du fait de son statut de débutant. Il réalisera diverses œuvres durant les années 90, dont The guard from hell (1993). C’est surtout en 1997 avec son polar Cure qu’il va connaître le succès (le film est considéré comme le Seven japonais). Il sort un certain nombre de films de genre ou non durant cette période comme Charisma, Kaïro, Licence to live, Loft, Séance (téléfilm) et Rétribution. Avec Tokyo Sonata en 2008, il semble s’orienter de plus en plus vers le drame, même s’il ne se gêne pas pour revenir vers les fantômes dans Vers l’autre rive et Le mystère de la chambre noire (film tourné en France). C’est donc un auteur qui maitrise des genres variés et qui a déjà une longue carrière. Ses thèmes de prédilections sont la solitude, la perte des émotions, les rues désertes, les couples ou les liens qui se brisent/ sont mis à mal, la mort et l’amour.

Notre réalisateur aurait eu l’idée de Kaïro en discutant dans les années 90 avec son ami le créateur de Serial experiment Lain. Par la suite, le projet se serait approfondi en discutant avec Nagata sur leurs films de fantômes respectifs. Kurosawa s’est aussi inspiré des peintures de Francis Bacon, à tel point qu’il a présenté plusieurs tableaux de l’artiste à son directeur artistique pendant la création du long-métrage. Celui-ci en effet peignait des êtres qui se désintégraient[16]. J’ai retrouvé peu de chose sur le budget et sur le tournage, mise à part que les images de la ville déserte de Tokyo ont été tournées très tôt le matin les jours fériés[17]. Kaïro a rapporté un peu plus de 318 milliards de dollars à sa sortie[18].

Son œuvre est réaliste mais Kurosawa ne cherche pas un réalisme pur : il cherche à refléter la réalité au mieux. Voilà ce qu’il disait dans un livre-entretien en parlant du film Henry, portrait d’un serial killer :

« Il reste l’intelligence dans la façon de filmer tout ce qu’on dispose devant la caméra, l’audace d’aller jusqu’au bout de tout ce que l’on veut montrer. Le cinéma c’est de la photographie. Il faut donc être suffisamment réaliste. Mais la vraisemblance doit reposer sur la mise en scène. Si l’on faisait se reproduire réellement devant la caméra tout ce que l’on veut montrer, cela aurait évidement l’air encore plus réaliste. Mais il n’y aurait pas d’idées, pas d’invention. L’horreur qui exige le plus de maitrise. Des scènes de meurtre, du sang qui gicle, des monstres qui surgissent… Rien de tout cela ne peut vraiment être filmé. Il s’agit de création cinématographique, de style. »[19]

La vision que Kurosawa avait du Japon en 2001 était très sombre : il considérait le pays en plein délitement et ses habitants en perte de sentiments humains. Certains disent que c’est une critique de la société de consommation après-guerre, ainsi qu’une réminiscence de Hiroshima et Nagasaki, ou de l’attentat dans le métro de Tokyo en 1995. L’auteur de ces lignes ne saurait pleinement les affirmer afin d’éviter de se tromper ; en tout cas le réalisateur a pleinement pointé qu’il souhaitait à travers son œuvre pousser un cri d’alarme sur l’effondrement des relations humaines au Japon et sur la catastrophe allant avec.

Qui est le public visé par le film ? De toute évidence, il s’agit des jeunes japonais afin qu’ils changent la société dans laquelle ils vivent, même si la façon de le faire (politique ? Culturel ? Morale ? Citoyenne ?) n’est pas explicite. Il faut mettre Kaïro en parallèle d’autres œuvres de Kurosawa, comme Charisma (1999), qui possède lui aussi une portée philosophique et politique s’inscrivant dans une volonté de changement de la société, même si elle est ambigüe et potentiellement réactionnaire dans le sens philosophique : dans Charisma, un pouvoir autoritaire et exploiteur en remplace forcément un autre car c’est de l’ordre du naturel et pas une construction historique. Nous pouvons aussi pousser la comparaison avec un long-métrage plus récent : Avant que nous disparaissions (2017). L’histoire montre des extra-terrestres volant des concepts aux humains afin d’en apprendre plus sur eux avant de les envahir. Ils volent le concept de travail et de propriété, ce qui a pour effet involontaire de libérer ceux qui étaient emprisonné par ces notions. Les deux concepts précités sont toutefois pris dans un sens idéaliste : le travail étant le fait de prendre au sérieux son emploi au lieu de l’exploitation de sa force de travail au service d’un tiers ; la propriété étant ici le fait de posséder une maison et pas le sacro-saint principe de propriété privée des moyens de productions. Cependant dans ce film Kurosawa souhaite à nouveau pointer les problèmes de la société japonaise mais tente pour une fois une réponse sur ce que devait faire les jeunes face à Kaïro : redécouvrir le concept d’amour… C’est sur cette idée très idéaliste et somme toute un peu décevante que nous allons arrêter notre critique. Nous vous invitons désormais à aller directement découvrir l’œuvre de Kiyoshi Kurosawa.


[1] « 30 chiffres sur l’usage d’Internet, des réseaux sociaux et du mobile en 2021 », Alexandra Patard sur le Blog du modérateur, 27/01/2021.

[2] « Crise sanitaire : un impact sur le taux de suicides ? » par Vanessa Bernard, 06/04/2021, Observatoire de la santé.

[3] « Inquiétante augmentation des tentatives de suicide chez les jeunes », Stéphane Kovacs, Le Figaro, 29/01/2021.

[4] « Comment la crise du Covid-19 a replongé le Japon dans l’enfer du suicide », Europe 1, 28/02/2021.

[5] « Kaïro / Anatomy oh the Scariest Scene Ever » sur Spikima Movies, 26/05/2020.

[6] Page 26 de Mon effroyable histoire du cinéma. Entretiens avec Makoto Shinozaki.

[7] « Kaïro : la désintégration de l’individu japonais », Stéphane Caillot, 09/12/2008.

[8] « Le Screen Parfait : Kiyoshi Kurosawa », Ciné séries and cie, 26/02/2017.

[9] La distanciation est une théorie théâtrale développée par le dramaturge allemand Bertolt Brecht, qui tentait de produire un effet d’étrangeté pour empêcher l’identification du spectateur avec ses personnages, par des messages à l’intention du public, des intermèdes chantés, etc, afin de détruire le réalisme de la pièce le dramaturge doit laisser voir les éléments de la mise en scène, ceci dans le but de faire réfléchir celui qui regarde et ne pas le laisser dans un statut passif, en lui donnant un point de vue objectif. Bien sûr au cinéma, cela ne peut pas se faire de la même façon qu’au théâtre – et Kurosawa ne partage pas a priori les idées politiques de Brecht-, mais je pense qu’on peut parler de distanciation ici. 

[10] « Kaïro : l’horreur urbaine de la solitude », sur la chaîne de Thomas Lieben du 07/08/2020.

[11] Kaïro présenté par Nachiketas Wigiesan. Cinéma et révolution numérique : le corps de l’analogie numérique. Projection du 12 mars 2014 au Centre d’au Centre d’arts d’Enghien-les-Bains.

[12] « Kiyoshi Kurosawa ou Kaïro au bord du chaos », Vincent Ostria, Les Inrockuptibles, 23/05/2001.

[13] A noter qu’il ne s’agit pas d’une nouveauté, Ring jouant déjà sur la peur d’un objet de notre quotidien pourtant rassurant, celui des écrans de télévision. Voir à ce sujet la vidéo sur le fantôme Sadako par la vidéaste Demoiselles d’horreur.

[14] Kiyoshi Kurosawa reprendra le thème des hikkimoris dans sa série Shokuzai.

[15] Encore une fois, un personnage important dans l’intrigue mais qui ne semble pas comprendre les enjeux des évènements se déroulant dans l’intrigue est un cliché des films d’horreur, souvent dans le but de faire avancer une intrigue qui ne fonctionnerait pas sans un personnage ignorant du danger.

[16] « Kaïro : La désintégration de l’individu japonais », Stéphane Caillet, Critikat, 09/12/2008.

[17] Anecdotes de tournage de Kaïro, à voir sur sa fiche Allociné.

[18] Voir sa fiche sur Imbd.

[19] Mon effroyable histoire du cinéma. Entretiens avec Makoto Shinozaki.