Aujourd’hui en France, lorsqu’on pense au pays qui a vaincu l’Allemagne nazie, on pense immédiatement aux Etats-Unis. Dans un sondage de l’Ifop de 2015, 54% des personnes interrogées s’accordaient pour dire que l’Allemagne nazie avait été battue par les Etats-Unis (contre 20% en 1957)[1]. Des myriades de films comme Il faut sauver le soldat Ryan nous ayant fait imaginer que l’Europe avait été libérée par les USA, la vérité est tout autre. Comparativement aux nombres de morts, à l’effort de guerre et à la proportion de territoires libérés, c’est sans conteste l’URSS qui a vaincu l’Allemagne hitlérienne. Si 300 000 américains sont morts durant la Seconde guerre mondiale, c’est 25 millions du côté de l’URSS[2]. Pour rappel les slaves étaient considérés par les nazis comme des esclaves pour les Ubermenschen allemand, et là où certains généraux de la partie ouest de l’Europe pouvaient être traité « convenablement », les soviétiques étaient massacrés et torturés. 87 % des pertes des nazis et de leurs alliés vient de l’Union soviétique[3]. Cette guerre toucha quasiment la famille de plus de la moitié des habitants du plus grand pays en termes de superficie.
Suite à cette barbarie et à des changements aussi bien au niveau mondial qu’en terme idéologique – de la révolution prolétarienne tous azimuts à la défense du genre humain en général -, l’URSS s’est mise à proposer des message valorisant la paix retrouvée, et cela s’est reflété notamment dans les films qu’elle faisait produire. L’un des plus célèbres étant Requiem pour un massacre de Elen Klimov. C’était le cas aussi de beaucoup de films de propagande, dont celui qui nous intéresse aujourd’hui.
Vasilyok est un film d’animation de 10 minutes sortie en 1973 en Union soviétique, réalisée par Stella Aristakesova (17/12/1934). Il y raconte l’histoire d’un enfant vivant après la seconde guerre mondiale et qui part à la recherche de son grand-père, mort à la guerre, pour finir par découvrir qu’il s’agissait d’un héros à qui on a donné le nom d’un navire.
La toute première scène du court-métrage nous montre un ciel brumeux, grisâtre, où l’on entend en arrière-plan des bruits d’explosions, puis celui d’un obus qui atterrit, suivi de la vision d’un cratère d’où en sort une fleur annonçant le retour des beaux jours. En une scène, on fait comprendre le rappel de la seconde guerre mondiale et la paix si chèrement acquise.
Le film se construit donc comme un conte où Vasilyok, le petit garçon, accompagné de son canasson, recherche son grand-père afin de rendre heureuse sa grand-mère. Ignorant que celui-ci est mort à la guerre, comme cela est sous-entendu au début, il rencontre sur son chemin des militaires et un aviateur, sans qu’aucun n’ait vu son grand-père. Cela donne un charme et un côté enfantin, presque beau, devant la naïveté de ce garçon, incapable de comprendre à son âge ce que veulent dire les adultes. Une naïveté permise par la paix acquise grâce aux sacrifices des combattants pour permettre à leurs descendants de vivre dans la tranquillité. Il finira par retrouver la trace de son grand-père grâce à un vieux pécheur. Devenu immortel par sa bravoure, son nom a été donné à un bateau de guerre. Vasilyok retournant chez sa grand-mère avec le bateau, accompagné d’une chanson rappelant que les soldats reviennent toujours à la maison.
Au niveau du dessin, c’est de toute évidence du celluloid qui est utilisé. A part la première scène, les couleurs sont chaudes et chatoyantes, rassurante. On remarque une touche impressionniste dans les décors du dessin animé. Même si je n’ai pas retrouvé d’informations à ce sujet, étant donné l’aspect coloré du court-métrage, les spectateurs visés sont les enfants.
Si je vous parle de ce film, c’est pour plusieurs raisons : 1) il m’a touché par son message universel et sa grande simplicité ; 2) pour montrer des exemples de l’animation soviétique ; 3) parce que son message devrait être encore comprit aujourd’hui. En effet, la paix se retrouve de plus en plus menacée aujourd’hui. Les armées de l’OTAN s’entraînent à la frontière de la Russie, la Chine est encerclé militairement par les Etats-Unis et l’impérialisme turque commence à se déployer sous les radars. Les militaires américains se montrent prêt à considérer des attaques lourdes contre des pays dits ennemis, tandis que l’état-major français parle de guerre de « haute intensité » avec une forte létalité. Les choses commencent à bouger dans le Pacifique et des territoires comme la Nouvelle-Calédonie deviennent le centre de beaucoup d’enjeux. Si une guerre arrive, elle sera potentiellement très meurtrière et même désastreuse pour le genre humain, faisant passer les tracas de ces dernières années pour des choses sans importances. Le capitalisme entre dans sa phase exterministe, ce qui signifie que dans sa course au profit il va même à parier une potentielle extinction de l’espèce ou de son environnement. Si nous voulons encore pouvoir profiter des films que nous aimons et partager nos goûts avec notre prochain, il faut se rendre compte de cette menace et lutter contre elle, par devoir d’humanité.
[1] « La nation qui a le plus contribué à la défaite de l’Allemagne », sondage Ifop, 07/05/2015.
[2] « Le débarquement du 6 juin, mythe et réalité : c’est l’URSS qui a libéré l’Europe du fascisme ! » Initiative Communiste. 06/06/2019.
[3] « 8 mai 1945, grâce à l’Union soviétique, le fascisme est vaincu », Initiative Communiste, 08/05/2019.
Chers lecteurs, je vais tenter avec la critique d’aujourd’hui de faire un exercice que je trouve difficile : parler d’un film comique. Je dis difficile car l’humour n’est pas quelque chose d’universel, et même dans un pays où les gens sont censés partager un certain nombre de traits culturels commun, ce qui fait rire n’est pas toujours partagé par tous. Ce que je viens d’écrire, ce sont des lieux communs. Si je veux être plus précis, analyser ce qui est drôle ou délirant pour nous n’est pas forcément objectif, et donc c’est sans doute là où on risque les plus gros biais. Comment analyser le style de l’œuvre permettant l’humour ? Comment examiner ses références à d’autres œuvres humoristiques ? Comment juger de la qualité ? Bref, cela ne me semble pas forcément simple.
Le film en question est l’un de mes coups de cœur, Villemolle 81 de Winshluss (2009). Le film est composé de deux parties de 40 minutes chacune. La première raconte l’émission d’un journaliste dans une petite ville du Tarn pour son émission sur les « charmants villages de France », Villemolle, où les habitants sont tous haut en couleur et barrés. La seconde partie en noire et blanc raconte l’invasion de zombies dans le même village. Si déjà vous êtes interloquez par ce genre de résumé, ce n’est rien à côté du DVD ! En effet, dans les bonus intitulés « Rien », il n’y a… rien. Au dos du DVD, on trouve l’inscription suivante :
Et vous avez le droit avec à un plan de la ville dessiné par Winshluss et à un guide touristique dont je vous mets de extraits en dessous et qui donne bien le ton voulu par l’œuvre !
Peut-être ce qui m’a plu dans l’œuvre c’est le mélange des genres cinématographiques et les inspirations diverses, y compris à des émissions de télévision comme Groland. En plus d’un usage bien senti de l’animation pour illustrer plusieurs scènes. Après tout, Winshluss alias Vincent Paronnaud est un créateur de BD et le co-réalisateur du film d’animation Persepolis de Marjane Satrapi ! Essayons donc d’apporter une analyse !
Villemolle 81 est gratuit dans l’histoire qu’il propose, dans le sens où rien n’a vraiment de sens et le scénario est minime, composé surtout d’un enchaînement de conneries et de surprises. Les images de la première partie du film ressemblent beaucoup à ce qui peut être fait à la télé, par exemple sur France 2 ou France 3. D’ailleurs le réalisateur reconnait des parentés avec l’univers de Groland[1]. La première partie, à travers la fausse émission « Charmants villages de France », veut parodier toutes les émissions françaises sur les villages de l’Hexagone en reprenant ses codes : le journaliste, le ton et la voix du journaliste, l’interview des habitants avec la découverte de leurs passions, la visite des lieux et la géographie.
A cela s’ajoute la multiplication des effets spéciaux en tout genre qui donne un amalgame de plusieurs genres : maquette, animation, 3D, etc. Comme je l’ai déjà signalé, le long-métrage possède de nombreuses scènes d’animations, notamment lorsqu’il s’agit au super-calculateur (déjà présent furtivement dans le court-métrage Il était une fois l’huile) de faire des prédictions, ou lorsque le passé bouseux du bled est raconté. Pour ceux qui ont déjà lu des BD de la main de Winshluss, ils peuvent distinguer la patte de l’auteur dans plusieurs scènes. Au demeurant la palette de couleur du film n’est pas constante : on alterne entre des moments colorés et du noire et blanc (sans doute en hommage à La nuit des morts-vivants de George Romero).
Dans la première partie, le réalisateur a révélé qu’il y avait un fil conducteur (probablement le seul cadre de l’émission et de la météorite) mais que chacun des acteurs a pu ajouter sa touche de bêtise à l’histoire.
Les personnages qui composent la ville sont tous farfelus. Celui qui m’a le plus marqué est celui du maire, qui est l’archétype du dirigeant d’une commune rurale attaché à sa ville avec excès. Ses idées pour faire briller sa bourgade sont toutes abracadantesque. Il est alcoolique, beau-parleur, colérique, illogique dans ses actions mais sans jamais se laisser abattre quand la réalité contredit ses envies. Il ressemble un peu à l’homme fort et macho des films d’actions hollywoodien des années 80. Tous les autres habitants de Villemolle sont du même acabit, entre l’écolo bobo qui se déguise en nounours pour apprendre le végétarisme à des zombies, la peintre féministe anti-oppressive que ne peint que des bites ou la secrétaire de mairie qui rédige des livres érotiques.
On peut noter la présence de fausses bande-annonce dans le film. La première pour annoncer le retour du requin-tigre dans le Tarn, avec notamment des passages en anglais inspirés des Dents de la mer, puis en guise de conclusion du film la bande-annonce de Villemolle 2. Ces « trailer » volontairement parodique sont inspirés des bande-annonce qu’on pouvait avoir dans les années 80, mais aussi des fausses bande-annonce accompagnant le projet Grindhouse de Tarantino et consorts.
Les scènes délirantes ne manquent pas, outre les deux citées précédemment. Je citerais la scène dans la deuxième partie où l’écolo bobo chante déguiser en ours une chanson pour apprendre aux zombies le bienfait de manger des carottes ! Et cette scène qui a sans doute marquée beaucoup de gens est simplement dans le ton du reste de l’œuvre. A l’instar de cette autre scène où le journaliste transformé en zombie vient manger la féministe, mais celle-ci pensant qu’il est venu assouvir un désir sexuel, le tabasse violemment avec toute sa rage, avant de voir qu’il a transformé les saucisses dont elle se sert en zombie. Au climax de la première partie, avec la représentation de la bataille (battaille avec deux t en fait) de Villemolle contre les Anglais, et qui est complètement pété bien entendu, entre le Rap des paysans, le Synthé et la flute qui ne sont pas loin, le fait qu’un personnage est déguisé en Nounours. Le spectacle se termine en baston bourré avec motos et épées en bois sur fond de musique et d’image épileptique.
Vincent Paronnaud alias Winshluss est né en 1970 en France. Il est un auteur de bande-dessinée dont la plus célèbre est Pinocchio (2008) pour lequel il a reçu le prix du meilleur album en 2009. Star de la maison d’éditions Les Requins marteaux, il est aussi le réalisateur avec Marjane Satrapi de Persepolis et Poulet aux prunes. A côté de cette collaboration, il réalise plusieurs court-métrages et œuvres de fictions cinématographiques depuis plusieurs années, Il était une fois l’huile, La mort père et fils et Hunted. En BD, son style est reconnaissable : le dessin est très cartoonesque, les histoires grotesques, l’ironie très présente, le ton est désabusé et contestataire dans un sens. Les influences du monde du Septième art sont aussi déjà présentes.
Villemolle viendrait d’un cachet du festival d’Angoulême à Winshluss (15000 euros) pour faire une exposition, mais dont il a préféré se servir pour faire un film car le projet ne l’enthousiasmait guère. Le scénario a été écrit avec Frédéric Felder (qui joue le maire), avec Raphaël Barbant à la régie. La plupart des acteurs viennent du milieu de la BD, dont Blutch qui joue le journaliste Marc Chambaz.
L’équipe du film était là par plaisir pour le projet et hyper joyeuse pour le tourner. D’ailleurs dans un entretien au journal Brazil, Winshluss disait :
« Un film ne peut pas être fait tout seul, parce que c’est une question de compétences à mettre en commun. Et aussi d’envies qui se dynamisent, d’échanges constructifs. Si l’équipe qui a bossé sur Villemolle n’en avait pas eu envie, ça n’aurait jamais vu le jour. »
Le tournage s’est majoritairement fait au hameau de Catusse[2] à Crespinet dans le Tarn, pendant 20 jours (produit par la maison de BD Les Requins Marteaux). Les habitants de la ville ont beaucoup participé, y compris le maire, qui n’a pas hésité à mettre à disposition ses tracteurs. Le réalisateur note quelques problèmes de montage à cause de la qualité médiocre du matériel.
Afin d’arriver à la conclusion, parlons de quelques critiques que j’ai pu trouver au film sur internet[3] : la première partie serait trop longue, le rythme nonchalant et le jeu d’acteur outré. J’aurais beaucoup de mal à pouvoir apporter concrètement une critique constructive sur ces points, car en effet ces éléments peuvent paraître vrai mais ils permettent à la fois d’installer l’ambiance de bêtise crasse et de provoquer le rire, et de préparer la seconde partie du film.
Pour qui le film est tourné ? Probablement les fans du cinéma d’horreur et ceux qui aiment les univers décalés, mais en tout cas pas à la majorité comme l’avoue Winshluss :
« Ce qui pour moi renforce l’intérêt des choses comme Villemolle, parce qu’elle n’a pas d’incidence sur l’économie du cinéma. Je sais pertinemment que ce film ne peut parler qu’à un cercle réduit, à ceux qui ont envie de l’entendre. Le côté culture de masse, truc fait pour parler à tout le monde, mais finalement sans rien dire, j’en ai marre. L’art n’est pas forcément démocratique, c’est comme ça. »
A la fois mélange fourre-tout de diverses œuvres et film (ou « projet autonome audiovisuel »[4] selon son auteur) qui par le fait même qu’il ne raconte rien et va dans tous les sens ne satisfera qu’une poignée de spectateurs. Même si on ne peut favoriser la généralisation de ce point de vue (il faut quand même qu’une partie des œuvres restent accessibles aux masses sous peine d’enfermement du 7ème art), on peut comprendre son point de vue d’artiste qui avait surtout envie de faire un projet personnel avec peu de moyens.
Pour finir sur une autre citation de l’auteur dans le même entretien à Brazil :
« L’underground, c’est ça pour moi : la manière de faire quelque chose et ensuite seulement une réussite artistique ou non. La principale étape de fabrication de Villemolle se résume à : on veut faire quelque chose, on n’en a pas les moyens, mais on le fait quand même, on fonce. »
[1] Interview de Winshluss sur Villemolle 81 dans Brazil de mai 2011.
[2] « Les Requins Marteaux tournent leur film aujourd’hui à Crespinet », La Dépêche, 04/10/2008.
Avant de lire cet entretien passionnant avec Olivier Azam, nous tenons à vous inviter à aller voir le film Hacking justice et à le faire connaître autour de vous. Plus qu’un moyen de faire une publicité pour Les Mutins de Pangée, et donc une autre vision du monde face à l’hégémonie réactionnaire actuelle, c’est aussi une question de défense de nos libertés. Un journaliste, Julian Assange, le fondateur de Wikileaks, est actuellement enfermé dans une prison anglaise pour avoir révélé des crimes de guerres abominables. Toutes les pressions sont bonnes pour le faire plier et le détruire psychologiquement et physiquement. Nous ne pouvons qu’inviter le lecteur à rejoindre les associations françaises soutenant sa libération immédiate.
La totalité des droits sur les images vont aux Mutins de Pangée
Pouvez-vous présenter rapidement votre association ? Quelles sont vos activités ?
Les Mutins de Pangée est une coopérative cinématographique qui a fabriquée quelques films en interne pour le cinéma depuis 2008 : Chomsky & Cie (Azam-Mermet) ; Bernard ni Dieu ni chaussettes (Pascal Boucher); Grandpuits & petites victoires (Azam) ; Howard Zinn une histoire populaire américaine (Azam-Mermet) ; La cigale le corbeau et les poulets (Azam-Mermet); nous avons tourné Merci Patron ! de François Ruffin et pour bientôt nous allons sortir un nouveau film tourné sur un grand patron : Des idées de génie ? (Brice Gravelle).
En 16 ans, nous avons réalisé plus de 70 éditions DVD et livres et lancé une plate-forme VOD . D’autres projets sont en préparation notamment des films en cours de tournage et de montage.
Pourriez-vous nous parler de votre plateforme CinéMutins ?
Nous proposons de la VOD depuis très longtemps mais depuis l’année dernière, nous avons lancé cinemutins.com et ça a vraiment décollé.
On propose une sélection de déjà plus de 1000 films en VOD proposée par l’équipe de la coopérative des Mutins de Pangée grâce à une centaine de partenaires producteurs, éditeurs, distributeurs, réalisateurs franc-tireurs… Un quart du catalogue au moins est composé de films qui étaient jusque-là totalement inédits en VOD et même pour beaucoup inédits en DVD, parfois oubliés, retrouvés.
Nos choix se portent en priorité sur les films qui font référence dans le cinéma politique, à l’histoire sociale, les luttes sous toutes leurs formes : ouvrières, paysannes, anticoloniales, féministes, écologistes… Mais on est particulièrement heureux qu’on on y trouve un peu des regards de cinéastes qui ouvrent vers une lecture du monde plus complexe que les clichés habituels. Aux Mutins de Pangée, nous défendons l’idée que chaque individu, chaque spectateur, doit être envisagé comme un être complet, sensible et intelligent, qui a besoin d’émotions et de raison, de rire et de larmes, de se sentir appartenir au monde ou de pouvoir s’en isoler pour penser, pour rêver, selon les moments… C’est un pari qui ne marche pas toujours mais nous avons de bonne surprise… contre toute attente, on trouve des spectateurs curieux et la curiosité, ça se travaille.
Vous êtes quasiment la seule plateforme à mettre en avant des films politiques. Est-ce que vous pouvez nous en expliquer la raison ?
La raison est simple : c’est complètement à contre-courant. Et peu de gens veulent nager à contre-courant car ça nécessite plus d’efforts, plus de travail pour moins de recettes. Les idées progressistes et la curiosité ne sont pas un créneau du tout porteur de notre temps ! Et il semble aussi qu’il y ait moins de professionnels de notre secteur qui aient des convictions à défendre, soit parce que ce n’est pas leur culture soit par ce qu’ils ont renoncé. Mais on n’a pas le choix, c’est notre histoire, on sait d’où on vient, ce qui nous anime et on ne pourrait pas consacrer nos vies et notre énergie à faire ce qui ne nous intéresse pas, servir les plats, « faire pleuvoir où c’est déjà mouillé » comme dit mon camarade Daniel Mermet. On espère qu’on restera encore assez nombreux dans ce qu’on considère de plus en plus comme un « refuge » mais qui est aussi parfois l’avant-garde comme, par exemple, le film que nous sortons au cinéma actuellement HACKING JUSTICE – JULIAN ASSANGE, avec peu de salles mais un succès fou, malgré le black-out de la plupart de la presse (sauf L’Humanité, Là-bas si j’y suis, Blast.info et quelques autres journaux indépendants). Et en disant cela, j’ai bien conscience d’aggraver la situation. Plus on se plaint de la presse, plus elle nous marginalise et ça se fait plus du tout dans la critique des idées désormais mais par le silence.
Pensez-vous pouvoir éveiller les consciences en diffusant au plus grand nombre les contenus que vous proposez ?
Non, quand même pas. Nous ne sommes pas si prétentieux que ça. Mais contribuer à donner du grain à moudre aux curieux, c’est déjà une mission qui nous occupe 24h sur 24h. Est-ce que ça contribue à éveiller les consciences ? Espérons que ça tombe dans quelques oreilles qui ne sont pas encore assourdies par le vacarme illusoirement dépolitisé de l’époque où nous sommes tous transformé en consommateurs gavés, blasés, avec peu de temps pour assimiler ce qui nous arrive tous les jours. Le cinéma qu’on défend est un antidote à ce monde hystérique, aux séries Netflix, à l’esprit Amazon, à la ligne de CNews… Mais on ne peut pas dire que nos idées ont le vent en poupe lorsqu’on voit le climat médiatique actuel où tout le monde copie le pire, dans l’espoir du moindre succès. Pour diffuser ce qu’on défend, on peut encore mieux faire, mais pas tout seul… Nous avons la conviction que ce qu’on propose intéresse bien plus de monde que ceux qu’on touche. Une très grande partie de nos journées consiste à essayer de faire savoir à quelques personnes ce qu’on propose et pour cela il faut passer beaucoup d’obstacles : le silence de la presse, les tortueux algorithmes des réseaux sociaux, l’apathie généralisée, le surmenage de nos potentiels alliés… Pourtant, nous n’avons jamais eu accès à autant de moyens de communication. C’est le paradoxe de notre époque. La nature de notre travail s’est beaucoup transformée depuis quelques années, il a fallu beaucoup communiquer sur les réseaux sociaux et nous aimerions consacrer plus de temps à la création et à la recherche de films qu’à chercher à le faire savoir mais c’est une donnée désormais incontournable. Ce qu’on ne sait pas mesurer c’est le travail de compensation que nous oblige le silence de la presse sur certains sujets que nous sommes parmi les rares ou parfois les seuls à porter au cinéma. Parfois, on y arrive quand même, au prix d’énormes effort, comme actuellement sur Hacking Justice- Julian Assange, grâce à ce réseau qui s’empare peu à peu du film. Lorsqu’on regarde les chiffres, c’est bien peu par rapport aux grosses machines mais c’est déjà un miracle de notre temps. Et nous savons à quel point d’autres s’emparent parfois de nos sujets pour les porter plus loin, les transmettre, des profs par exemple. Il est possible que nous travaillions souvent plus pour l’avenir ! C’est, en tout cas, ce qui nous anime sur le long terme.
« Ce qui m’a frappé, et nous l’avons dénoncé à l’ONU, c’est qu’il est inouï que le pays qui espionne le plus au monde accuse d’espionnage le pays le plus espionné du monde. Certes, parfois, nous avons envoyé des citoyens cubains pour infiltrer des organisations contre-révolutionnaires et nous informer d’activités qui nous intéressent beaucoup. J’estime que nous avons le droit de le faire tant que les Etats-Unis tolèrent que, sur leur sol, on planifie des sabotages, des incursions armées, des attaques contre nos installations touristiques, l’introduction d’armes et d’explosifs et surtout des attentats pour nuire à l’économie et au tourisme. Tous ces faits que nous avons dénoncés. »
Fidel Castro.
Au début des années 90, l’Union soviétique et le bloc de l’Est s’écroulaient, laissant la petite île de Cuba dans l’embarras. En effet, coupé d’un partenaire de premier plan, l’île des Caraïbes se trouvait seule face à un blocus organisé par les Etats-Unis. Mis en place depuis l’année 1961, le blocus a selon l’ONU (rapport de novembre 2017) fait perdre à Cuba un chiffre d’affaires de 822 milliards 280 millions de dollars. Selon des économistes Cubains, c’est environ 12 millions de dollars perdus par jours à cause du blocus[1]. Ces mêmes années concordent avec la période dite « spéciale » à Cuba, dans le sens où le pays était dans un état économique proche de celui d’une période de guerre mais en temps de paix, avec son lot de famine et de coupure d’électricité.
En 1992, la loi Toricelli aux Etats-Unis interdit aux subsidiaires des compagnies américaines établis dans des pays tiers de commercer avec Cuba. En 1996, la loi Helms-Burton interdit à n’importe quelle personne ou entreprise dans le monde de faire usage ou de commercer avec les biens nationalisés des Etats-Unis par Fidel Castro au début de la révolution cubaine. Ces deux lois extraterritoriale[2] – prohibé par l’ensemble du droit international – ont des effets rétroactifs[3] – de même normalement prohibé- qui ont pu impacter des grandes entreprises comme le Crédit agricole français[4] ou encore la Société générale[5]. Pour être assez clair : ces lois et le blocus font que Cuba n’a pas accès à tous les outils dont elle aurait besoin pour son développement, médicaments compris.
Pendant les années 90, les diverses organisations contre-révolutionnaires de Miami, où se sont réfugiés les Cubains anti-castristes à la suite de la Révolution de 1959, tentent par des structures clandestines d’en finir avec la République socialiste, pensant qu’elle n’est qu’une coquille vide sans son protecteur soviétique. Cela passe par des actes terroristes.
La Havane face à cette menace enverra des agents s’infiltrer dans ces organisations afin de créer un réseau de renseignement à même d’arrêter les actes criminels contre Cuba. Ce réseau d’agent sera nommé le Réseau Guêpe et comprendra 14 personnes. La plupart seront arrêtés le 12 septembre 1998 par le FBI pour espionnage sur le sol des Etats-Unis dans le but de commettre des délits, voire un homicide volontaire pour l’un d’eux. On en retiendra surtout 5 qui refusèrent de passer un marché avec les Etats-Unis : Gerardo Hernandez, Antonio Guerrero, Ramon Labanino, Fernando Gonzalez et René Gonzalez. Malgré le témoignage de pontes du FBI en leur faveur et l’absence de preuves de vouloir nuire aux USA ou d’avoir eu la volonté de tuer quelqu’un, les 5 héros Cubains furent condamnés[6]. Le gouvernement de Cuba mis tout en œuvre pour les faire revenir, les rendant au passage célèbre sur l’île. Les derniers espions furent relâchés en décembre 2014 dans le cadre d’un échange de prisonnier et du réchauffement des relations entre Cuba et les Etats-Unis[7].
C’est cette histoire que raconte le film franco-espagnol Cuban network d’Olivier Assayas (2019), mais en se concentrant sur quelques espions en particulier.
De l’aveu du réalisateur, le film se construit davantage comme une histoire familiale, celui d’un couple qui s’aime (René et Olga Gonzalez), se déchire, puis se réconcilie sur fond d’évènements historiques dont ils sont les acteurs mais qui les dépassent. Le film commence par une scène d’intimité banale dans le couple, afin de montrer l’élément perturbateur (la fuite de René) qui va lancer l’histoire. C’était une scène voulue par Assayas afin de lancer ce drame familial[8]. Cela nous permet de nous installer de suite dans le sentiment de trahison que va ressentir Olga pour son mari, qu’elle continue à aimer malgré sa fuite, choisissant même de partir aux Etats-Unis rejoindre celui-ci avec sa fille. Bien entendu dans le film, elle finira par apprendre la vérité. Même si la rancœur reste présente, on voit aux retrouvailles à l’aéroport de Miami une tendresse qui persiste entre les deux. Toutefois, c’est à la maison qu’elle règle ses comptes avec son compagnon car même si elle comprend ses raisons, Olga est choquée que son mari ne lui ait rien dit avant de partir. La réconciliation se fera petit à petit, avant d’être totale lorsque René Gonzalez est arrêté, la vitre de la prison séparant Olga de René leur permettant à chacun de refléter l’autre durant leur entretien, et Olga soutenant son mari dans ces circonstances.
Le réalisateur a beaucoup travaillé sur la psychologie des personnages, sur ce qui les poussent à agir. René Gonzalez est un patriote et un communiste, ancien militaire qui a des convictions morales et souhaite protéger son pays. Il aime sa femme et sa fille et souffre d’avoir dû les abandonner pour sa patrie. Sa femme Olga est une fière patriote et communiste, mais en même temps prête à rejoindre son mari à Miami. Elle est une femme indépendante qui ne se laisse pas guider sa conduite et, même si elle comprend les motifs de son mari, elle est déçue de ne pas avoir été mise au courant.
L’un des autres espions que l’on va suivre dans le film, Juan Pablo Roque, est plus flamboyant et séducteur. Il mène grande vie aux Etats-Unis et semble plus ambigüe sur son rôle d’espion. Contrairement à René il trouve une femme aux Etats-Unis mais n’hésite pas à l’abandonner une fois sa mission achevée. Il semble arnaquer facilement les anti-castristes en les vendant au FBI et en leur extorquant de l’argent pour sa biographie de (faux) dissident cubain. Sa femme est quant à elle plus soumise à son mari, même si elle finit par avoir des doutes sur lui à cause de son train de vie. Bien entendu elle vit difficilement la trahison de son mari qui dit à la télé ne regretter que sa voiture restée aux Etats-Unis. Manuel Viramontez, de son vrai nom Gerardo Hernadez, est celui qui coordonne le réseau. Il semble proche de René Gonzalez mais on a peu d’explication sur sa personnalité. Toutefois, et malgré qu’il soit un espion, il semble plus sympathique envers la femme qu’il aime que ses deux comparses, celui-ci n’hésitant pas à expliquer à sa copine sa mission tout en lui demandant de garder le secret.
Nous pouvons trouver dans le film quelques messages anticommunistes (sans doute pour ne pas paraitre pro-castriste) : l’écriteau du début nous rappelle qu’il y a des « résistants » à Miami qui veulent abattre le « Régime » à Cuba. Pour expliquer à ceux qui ne comprendraient pas ce qu’il en retourne, l’impérialisme américain, et même français, utilise le terme de « Régime » pour désigner ses ennemis du moment, ce qui en fait une catégorie fourre-tout servant à parler de pays avec des systèmes différents, du Venezuela à l’Iran, de Cuba à la Corée du Nord. A contrario, un pays qui serait en l’espèce une dictature féroce matériellement constatable pourra ne pas être affublé de ce vocable de « Régime » s’il est un allié. Ainsi la monarchie de droit divin d’Arabie saoudite n’est pas un régime a contrario de la République islamique d’Iran[9]. Autre exemple dans le film, un personnage comme Carriles, terroriste responsable de nombreux attentats à Cuba et membre de la CIA, est à peine exploré. Quant à l’affaire des avions détruits de Hermanos al escate, on efface tout à fait que cette organisation n’avait pas que des buts humanitaires… Cependant, à part pour le personnage de Juan Pablo Roque, les espions cubains sont montrés sous un jour plutôt positif, luttant pour leur pays, quitte à sacrifier la vie qu’ils avaient.
A contrario, l’image des anti-castristes est nettement plus négative, car à part José Basulto dont le portrait est mitigé et n’apparait pas totalement antipathique, le reste de la communauté cubaine est présentée comme corrompu. Globalement, et malgré une solidarité d’apparat, on a ceux qui sont assez opportunistes pour travailler avec le FBI afin de les renseigner sur les Cubains de Miami. D’autres qui travaillent pour les cartels de la drogue ou/et qui financent les actes de terrorisme. Ceux qui font payer très cher pour assurer la traversée des Cubains vers Miami.
Les objectifs des anti-castristes sont relativement mal expliqués mais sont compréhensible en s’attardant sur quelques discours de personnages : le but c’est de rendre les usines à ceux à qui elles appartenaient avant la révolution[10], soit à l’aristocratie terrienne. En effet, celle-ci a largement fui le pays pour rejoindre les Etats-Unis, le pays ayant soutenu la dictature de Batista. Cette aristocratie a en travers de la gorge d’avoir été dépossédée de ses biens pour le plus grand nombre et a toujours aidée le gouvernement américain dans ses attaques contre l’île, notamment dans la foireuse opération de la baie des Cochons de 1961. En plus de cet aspect très matériel, on constate que les revendications de restitution des propriétés s’accompagnent d’un retour au religieux : il n’est pas anodin que l’organisation Hermanos al escate préfère « Frère » à « Camarade », la première ayant une connotation plus religieuse que celle laïque utilisée à Cuba. Là encore, cela s’explique par l’histoire : l’église catholique a été ambivalente par rapport à la révolution. Là où certains ont décidés de la soutenir, d’autres prêtres ont fait causes communes avec l’impérialisme (parce que globalement un intérêt matériel entrait en jeu), allant même jusqu’à organiser le vol d’enfant de Cuba vers les Etats-Unis[11]. C’est donc normal que l’on retrouve chez plusieurs anti-castristes ce retour au religieux.
Le film est issu d’un livre journalistique nommé Les derniers soldats de la guerre froide de Fernando Morais. Une partie du film a été tourné à Cuba et selon Assayas certaines scènes furent dure à tourner à cause du manque matériel, Cuba subissant un embargo. S’il considère que les autorités cubaines auraient trainées des pieds sur certains points, le réalisateur trouve que dans l’ensemble elles n’ont rien refusées à la production[12].
Pour qui le film est tourné ? Principalement les amateurs de films d’espionnage et un peu de drames familiaux, toutes classes confondues. Vu les propos du réalisateur, il est peu probable que le film cherche à toucher un public pro-Castro, même si de par la façon dont l’œuvre est tournée ce public a accueilli de manière globalement positive Cuban Network. De même, vu comment sont montré les anti-castristes, ce n’est pas à eux non plus que le film s’adresse.
A sa sortie quelques reproches ont été fait au film. Tout d’abord, des critiques ont reprochés au film sa narration qui serait peu compréhensible à cause des sauts dans le temps, des retours en arrière et des années qui s’écoulent rapidement. C’est certes vrai, mais cela apparait vite comme un point de détail pour un contenu qui est dans sa majorité très clair. Ensuite, on lui reproche de mal expliquer le contexte. D’abord soyons honnêtes, il est très difficile de résumer parfaitement un contenu historique en deux heures de film. Pourtant, rien empêchait au réalisateur de citer trois faits majeurs de cette période et nécessaire à la compréhension de l’histoire : tout d’abord la période spéciale, accentuée par les mesures d’aggravation du blocus par les Etats-Unis, justement pour achever la « dictature castriste », puis les lois Toricelli et Helms-Burton qui prévoient des lourdes sanctions pour tous ceux, y compris étrangers, qui utilisent de près ou de loin des fournitures provenant des entreprises nationalisées cubaines. Si autant tout le monde pourra se situer la fin de l’URSS, autant sans ces deux informations on comprend mal les enjeux de la période, ni le rebond de Cuba au début des années 2000, loin d’être lié uniquement au tourisme.
Certains ont reprochés au film d’être pro-castriste, mais je pense avoir démontré plus haut que cette accusation est infondée.
Le long-métrage a été accusé de faire de l’anti-américanisme[13]. Cela semble aussi absurde car, si en effet il y a en creux une critique des institutions comme le FBI, on ne trouve pas de critiques générales des Etats-Unis. On pourrait même critiquer le film de ne pas montrer un fait historique avéré, celui du double-jeu des USA qui disent lutter contre le terrorisme tout en soutenant en sous-mains les Cubains de Miami. Pour rappel, Carriles, le terroriste présenté dans le film, est un agent de la CIA avéré. Par contre, notons contre les critiques qu’il est juste dans le film de montrer les espions seulement récupérer des infos sur les organisations anti-castristes : au procès des 5 héros, des membres influents du FBI sont venu confirmer que les espions arrêtés étaient là pour espionner ces organisations et n’avaient de toutes évidences pas récupérées ou eu l’intention de récupérer des informations concernant la sécurité des Etats-Unis.
A titre de conclusion, nous pourrions adresser une dernière critique au film. Le patriotisme des Cubains n’explicite pas entièrement ce qui motive les personnages. Nous n’entendons pas parler du communisme à Cuba, qui reste une valeur partagée par de nombreux Cubains. Rien n’est expliqué sauf de manière très vague. Il aurait pu être intéressant de parler de manière très rapide du système cubain face à celui des Etats-Unis. Surtout que les Cubains pesant à Miami sont des gens très riches et qui ne supportent pas que des pauvres et des paysans aient accaparés leurs propriétés. De même, on aurait pu insister sur ce que cela signifie privatiser les biens de la Nation face à une économie planifiée. Et enfin en quoi le patriotisme populaire cubain et la question de la souveraineté se lie à la lutte pour le socialisme.
[1] « Les problèmes de l’économie cubaine » par Quentin, JRCF, 14/03/2019.
[2] C’est-à-dire légiférant pour un autre Etat que celui où la loi est votée.
[3] C’est-à-dire portant sur des faits avant le passage de la loi.
[4] « Blocus de Cuba : un crime qui dure », Antonio Bermudez, JRCF, 31/03/2018.
[5] « Une banque française poursuivie en justice par la loi Helms-Burton », Cuba debate, 11/07/2019.
[6] « Les Cinq » par Maurice Lemoine, Le Monde diplomatique, avril 2008.
[7] « Héros à Cuba, trois des « cincos heroes » ont été libérés », Le Figaro, 18/12/2014.
[8] « Olivier Assayas décrypte la scène d’ouverture de « Cuban Network », Vanity Fair, 30/01/2020.
[9] L’auteur précise qu’il n’émet pas un jugement de valeur positif pour l’Iran.
[10] C’est dit nommément par José Basulto lors de sa première intervention dans le film.
[11] « Opération Peter Pan : des milliers d’enfants cubains exfiltrés vers la Floride », 14/01/1998, L’Orient Le Jour.
[12] « Cuban Network – Pénélope Cruz, Olivier Assayas – Paris Première (Pathé Beaugrenelle, 22/01/2020) », Gille Vaudois, 07/03/2020.
La révolution russe d’octobre 1917 a bouleversé le monde à plus d’un titre. Tout d’abord politiquement, en étant la première révolution socialiste à s’inscrire dans la durée et dans l’entièreté d’un pays – la toute première révolution socialiste étant la Commune de Paris de 1871. En plus de mettre les ouvriers et paysans au pouvoir, elle déclencha des révoltes partout dans le monde, y compris dans les colonies. En parallèle, de par les idéaux que la révolution bolchévique portait (socialisme, fin de la misère, paix, repartage de terres, etc), la création artistique connue une sorte de renouveau et quantité d’artistes intéressés par la Révolution y virent une possibilité de rénover l’art au service du prolétariat conquérant, voire de créer de toute pièce un art prolétarien. Dans cette optique, on a vu notamment le constructivisme, né en 1910, se développer particulièrement durant les jeunes années de la république soviétique.
Cette révolution artistique toucha tous les arts et tous les genres, notamment le cinéma, dont le plus célèbre exemple est bien entendu Sergeï Eisenstein (auquel nous avons déjà dédié un article). Le cinéma d’animation naissant de l’Union soviétique ne fut pas non plus épargné et lui permis même un saut qualitatif.
Un exemple étrange – et que je tenais à vous faire connaître – de cela est Interplanetary revolution (1924) du trio Nikolai Khodataev, Yuri Merkulov et Zenon Komisarenko. Ce court-métrage de 7 minutes fait de la propre initiative des auteurs raconte l’histoire d’un membre de l’armée rouge, le camarade Kominternov[1], en 1929, date à laquelle la révolution a été faite partout dans le monde, et qui permet désormais aux travailleurs d’aller libérer la planète Mars de leurs oppresseurs capitalistes.
Le style d’animation est un mixte entre de l’animation celluloïd, du papier découpé articulé, technique dont nous avions déjà parlé lors de notre chronique sur La Planète sauvage[2], et du stop motion. Le court-métrage est entièrement en noir et blanc. Les techniques d’animation mise en place donnent à l’œuvre un dynamisme bizarre, presque onirique, rendant irréel les mouvements de ces personnages, aucun ne se déplaçant normalement.
Au niveau musical, on retrouve des extraits de l’Internationale et d’autres musiques communistes de l’époque, notamment dans les moments où Kominternov harangue la foule pour les faire se rebeller contre l’oppresseur bourgeois.
Le héros est le premier des personnages à apparaître à l’écran et sa taille varie au gré des actions. Tantôt il sort littéralement du miroir pour attraper un capitaliste, dans une autre il est presque fantomatique (sans doute une référence au « fantôme qui hante l’Europe » de Marx et Engels dans le célèbre Manifeste du Parti communiste). A l’inverse les capitalistes sont représentés comme bestiaux, suçant le sang d’un travailleur à la manière d’un vampire. Ils ont encore un caractère plus cartoonesque, à peine montré comme humain, quand ils n’ont pas une tête de chien.
Un élément qui m’avait choqué durant le visionnage, c’était les croix-gammée. En effet, en 1924 le nazisme n’était pas encore au pouvoir et j’ai cru que la date affichée du dessin animé était forcément fausse. Mais non, c’est bien dans le film original ! Pour le coup visionnaire, le court-métrage associe totalement la croix-gammée aux capitalistes, ce qu’il sera effectivement plus tard[3]. L’usage de ce symbole n’est cependant pas sorti de nulle part : le parti nazi a été créé en 1920 en Allemagne et avait déjà tenté un coup d’Etat en 1923. Même si à l’époque le nazisme était moins « connu » que le fascisme italien, les auteurs l’associent déjà à une menace patronale impérialiste.
L’œuvre est composé de plusieurs scènes surréalistes comme ce moment où l’étoile du chapeau du personnage principal s’enfuit avec les autres étoiles, obligeant Kominternov à lui demander illico presto de revenir. Nous avons aussi des images incongrues à l’instar d’une chaussure servant de fusée. Certaines actions en deviennent même peu compréhensibles avec ces aspects psychédéliques, comme la scène de la révolte de la cité extraterrestre : les révoltés et les partisans de la réaction s’affrontent mais il est difficile de savoir qui est qui. Des coups de feu, représentés par des éclairs, sont tirés mais on finit par ne plus savoir qui tire sur qui. Si on ajoute à cela des images apparaissant ici ou là, on ne comprend pas toujours ce qui se passe durant l’intrigue.
Interplanetary revolution devait être tourné pour le film Aelita (1923), mais celui-ci a été refusé par l’auteur du long-métrage[4]. Le court-métrage se veut un peu comme une parodie du film de 1923.
Il y a donc trois auteurs à ce court-métrage. Nikolai Khodatev (1892-1979) fut sculpteur et l’un des fondateurs de l’industrie de l’animation soviétique. Yuri Merkulov (1901-1979) fut un théoricien du cinéma, un animateur et artiste soviétique. Tandis que Zénon Komissarenko (1891-1980) fut un représentant de l’avant-garde soviétique, peintre graphiste et caricaturiste, animateur, scénariste et réalisateur. Chacun des trois va apporter sa touche à l’industrie naissante de l’animation, réalisant plusieurs œuvres d’animation ou/et de propagande pour le compte de la République des soviets, dont China in Flames (1925) ou One of Many (1927).
Afin de conclure, on pourrait dire que l’histoire est confuse par moment, l’avalanche d’évènements et de scènes surréalistes arrivant tous un peu en même temps. Le style graphique mélange tout un tas de courant de l’époque, mais reflète de manière désordonnée l’enthousiasme révolutionnaire et l’avant-garde artistique de la période.
[1] Référence bien entendu à la Troisième Internationale.
[2] « La Planète sauvage : éloge de la connaissance », Le cuirassé d’octobre, août 2021.
[3] Précision : je ne dis pas que le nazisme n’était pas en 1924 un mouvement pro-patronal. Je veux dire qu’à l’époque il ne représentait pas à l’internationale le danger qu’il a représenté 10 ans plus tard.
[4] Le réalisateur avait refusé l’idée soumise par le trio d’artiste de faire intervenir un mélange d’images filmées et d’animation.
Nous avons l’honneur de publier l’entretien que nous a accordé Sam Cockeye au sujet de son travail d’analyse cinématographique sur la chaîne Vidéodrome. J’espère que vous prendrez autant plaisir que nous à lire ses réponses. Bonne lecture !
Pouvez-vous vous présenter rapidement ?
Je m’appelle Sam et j’ai créé il y a 4 ans une chaîne Youtube nommée Vidéodrome. Mes vidéos parlent de cinéma et de sciences sociales, les deux sujets qui me passionnent. L’idée est de me servir des personnages de films pour aborder des questions de sociologie, d’Histoire ou de sciences politiques par exemple.
A travers vos vidéos vous abordez différentes œuvres, en particulier les films dits de genre. Comment choisissez-vous les films dont vous allez parler ? Quelle est votre méthode de travail pour analyser ces films ?
Il est vrai que j’aime particulièrement utiliser les films de genre car je trouve qu’ils sont un bon compromis entre des films d’auteur et des œuvres plus populaires. Ni trop obscurs et peu accessibles mais pas non plus vus et revus. J’essaye d’utiliser des films de toutes époques, de différents pays et si possible de tous les genres. En principe, je crée mon corpus en fonction d’un personnage, c’est à force de retrouver une même figure représentée dans différentes œuvres que je fais mon choix. Il faut bien sûr que ce personnage soit pertinent et qu’il y ait de la matière pour aborder des travaux de sciences sociales. Une fois que j’ai réuni au moins une dizaine de films présentant un personnage qui m’intéresse, ça peut être les travailleurs domestiques, les mères, les voleurs, les journalistes… Je cherche à analyser le regard qui est porté sur ce personnage, les différentes images de lui et si cette représentation porte une idéologie, si elle a changé nos imaginaires ou même la réalité des personnes concernées. Je m’appuie sur des travaux universitaires ou reconnus pour leur sérieux, je fais aussi des liens avec les autres représentations artistiques et avec le traitement médiatique du personnage.
Beaucoup de vos vidéos touchent de près ou de loin au cinéma d’Amérique latine. Pourquoi cet intérêt pour le cinéma de ce sous-continent ?
J’ai toujours été intéressé par l’Histoire de l’Amérique Latine, surtout son Histoire récente, qui est encore bien vivante aujourd’hui. C’est un continent qui a été persécuté par des dictatures, par le néocolonialisme et qui a toujours été dans la résistance. J’ai vécu au Chili pendant 4 ans et c’est là-bas que j’ai le plus appris, que je me suis bien plus politisé. J’ai découvert le cinéma d’Amérique Latine je l’ai trouvé formidable et très intelligent. Je n’ai jamais compris pourquoi il était si peu montré en France. Il y a eu beaucoup de mouvements artistiques, beaucoup de cinéastes engagés. Les documentaires sont particulièrement bons mais en réalité le cinéma de genre et le cinéma d’auteur ont aussi de véritables chefs-d’œuvre. Je présente souvent des films d’Amérique Latine car je pense que c’est une part très importante du cinéma et qu’il faut le mettre beaucoup plus en avant. Lui donner la place et la reconnaissance qu’il mérite.
A travers votre travail vous défendez un point de vue résolument de gauche, mais qui pour être plus précis s’apparente au mouvement anarchiste. Pouvez-vous nous en dire plus et comment cela influence votre démarche ?
Comme je le disais plus haut, je me suis réellement politisé au Chili, disons que je suis devenue plus radicale. Là-bas on ne se revendique pas facilement anarchiste sauf si on réalise de vraies actions de résistance dans le quotidien. Comme beaucoup de personnes de gauche j’ai du mal à me positionner vraiment, mes opinions évoluent sans cesse, pour l’heure je suis intéressée par l’anarchisme et le communisme. Je suis de près le mouvement zapatiste que je trouve assez admirable et je suis profondément féministe.
Mes vidéos sont engagées par les thèmes abordés mais elles exposent et argumentent des faits avant tout. Je reprends des travaux de sciences sociales et les évènements politiques dont je parle sont des réalités. Bien sûr la neutralité n’existe pas et ce n’est clairement pas mon but mais je ne donne pas mon avis, mes propos sont toujours sourcés et documentés.
Pensez-vous que l’analyse filmique lorsqu’elle remet en avant les enjeux peut avoir un impact sur la jeunesse ?
Je ne pense pas que l’on puisse réaliser de grands changements par des analyses de films. En revanche je pense qu’il est bien de ne pas laisser l’espace médiatique seulement aux analyses faussement neutres. Proposer d’autres regards sur les films est une démarche qui permet d’intéresser des personnes qui ne le seraient peut-être pas à des sujets sociaux. Le cinéma est politique, le regard d’un cinéaste n’est ni objectif ni dénué de contexte. Les jeunes, surtout s’ils ne sont pas spécialement cinéphiles, seront peut-être plus intéressé.e.s par des liens entre les films et des thèmes de sciences sociales que par des analyses purement cinématographiques.
Question pour la fin : vous avez déjà fait une série de vidéos avec la chaine Cinéma et politique au sujet de films portant sur le travail. Comptez-vous faire d’autres partenariats ?
La chaine Cinéma et politique est exactement le genre d’émission que je voulais voir sur internet et j’ai tout de suite profondément aimé ce travail. Nous avons présenté sur sa chaîne cinq films sur le travail en nous consacrant à la fiction, nous préparons une vidéo qui parlera des documentaires sur le travail et qui sera publiée sur ma chaîne. C’est pour le moment ma seule collaboration prévue mais je n’exclue pas du tout d’en faire d’autres. J’interviens souvent sur la chaîne d’autres vidéastes, que ce soit sur des émissions de cinémas ou plutôt de sciences sociales. Il y a beaucoup de personnes qui me semblent très intéressantes et avec qui j’aimerais travailler mais j’ai encore du mal à proposer à d’autres de participer à mes vidéos. Je n’ose pas tellement car je sais qu’on a tous déjà beaucoup de travail mais j’y réfléchis et j’espère pouvoir le faire bientôt.
Nous remercions chaleureusement Clémentine de la chaîne Cinéma et politique pour cet entretien accordé au blog Le cuirassé d’octobre. Nous vous invitons chaudement à aller voir sa chaîne, dont vous trouverez trois vidéos en bas de l’article.
Tout d’abord, merci de nous accorder cet entretien. Pouvez-vous vous présenter rapidement ? Je m’appelle Clémentine et en décembre 2019, j’ai créé la chaîne YouTube Cinéma et politique sur laquelle j’appréhende les films comme des objets politiques. Comment choisissez-vous les films que vous allez traiter ? Déjà, je choisis des films dits « de patrimoine » car pour appréhender les films comme je le fais – c’est à dire en m’appuyant sur des travaux de recherche – il est nécessaire d’avoir un recul de plusieurs années. Ensuite, mon choix va dépendre de plusieurs facteurs : de mes envies du moment, de mon désir de mettre un film en rapport avec notre présent (par exemple, dans un contexte de visibilisation des violences policières, j’avais envie de parler du film d’Elio Petri, Enquête sur un Citoyen au-dessus de tout soupçon), d’une volonté de parler d’une époque spécifique à travers un film ou une production (c’est notamment pour cette raison que j’ai fait la vidéo sur les héros des années 80 : pour évoquer les débuts et le triomphe du néolibéralisme dans lequel nous continuons de vivre, ou de survivre), mais je vais aussi prendre en compte le succès potentiel que peut susciter le choix d’un film, car les vidéos sur les films connus sont plus vues. Cinéma et politique explore de manière didactique le lien entre les œuvres filmiques et certaines questions politiques, travail encore marginal dans les analyses cinématographiques sur YouTube. Pensez-vous que par l’intermédiaire de votre chaîne sur le cinéma vous pouvez entraîner l’intérêt pour des questions politiques ? J’ai l’impression – mais peut-être que je me trompe – que cette approche a tendance à être dévaluée, comme si mêler art et politique, c’était « salir » l’art, car elle a notamment tendance à aller à l’encontre de l’approche auteuriste qui reste très axée sur la forme. En mettant en lumière les conditions de production et de réception des films, cette approche rappelle que les films sont des produits d’époque. Elle a tendance donc à désacraliser les « auteurs ». Je pense aussi, qu’à l’heure actuelle où des perroquets parlent sans cesse sur les ondes et à la télé de « cancel culture », cette approche crée de la défiance chez certaines personnes qui la voient comme une approche moralisatrice, alors que ce n’est pas du tout mon objectif. Je me fiche que des personnes veuillent voir Naissance d’une Nation, par exemple, mais il me semble qu’il est important de le voir en connaissance de cause… Je ne pense pas que ma chaîne puisse avoir un tel impact, mais peut-être qu’elle donnera envie à des étudiants ou étudiantes en cinéma d’adopter une approche similaire des films, ou à d’autres personnes, de s’intéresser à ces questions. Vous avez consacré une vidéo entière sur le cinéaste soviétique Sergei Eisenstein. Prévoyez-vous d’autres vidéos spécialement sur des réalisateurs ? Je ne sais pas trop car la vidéo sur Eisenstein est plus axée sur un questionnement (« le cinéma peut-il servir la révolution ? ») plutôt qu’à l’ensemble de sa carrière. Après oui, dans l’absolu, j’aimerais bien consacrer des vidéos à des cinéastes, mais ce qui m’en empêche est plus le manque de moyens financiers. J’essaye en fait de sortir une vidéo tous les deux mois et faire une telle vidéo prendrait beaucoup de temps (plus qu’une vidéo autour d’un film) et pour le moment, je ne peux pas me le permettre. Mais peut-être plus tard ! En tout cas, si cela devait arriver, je pense que je ferais une vidéo sur Luchino Visconti. Néanmoins, le prochain sujet à priori est décidé et il se pourrait qu’il puisse tourner autour d’un réalisateur… mais parce qu’il a fait assez peu de films (ceci explique cela). Mais ce n’est pas encore sûr à 100% ! Votre dernière vidéo portait sur le film Naissance d’une nation de D.W. Griffith. Celle-ci semble avoir fait grand bruit sur les réseaux et a eu le droit a une recension dans un journal. Au vu du sujet brûlant encore aujourd’hui, comment votre analyse a-t-elle été perçue par les différentes sensibilités politiques des personnes qui suivent votre travail ? Je ne connais pas les sensibilités politiques de toutes les personnes qui suivent mon travail, mais oui, celles qui sont sensibilisées à la question du racisme ont été plus réceptives à la vidéo. Quelques rares critiques stupides ont émané de personnes qui ne l’avaient même pas vue suite à l’article de Télérama, et qui au vu de leur discours, penchaient clairement à droite… Mais beaucoup de personnes à droite n’aiment pas du tout qu’on resitue politiquement certains films, car politiser, par exemple, un film proche des idées de droite, c’est rappeler qu’ils montrent une vision très politique du monde, or la droite aime donner l’impression que ses idées dans le fond ne font que relever du « bon sens ». Dans le cadre de l’Hexagone, avez-vous un avis concernant le cinéma français ? Sur le cinéma dit militant aujourd’hui ? Je n’ai pas d’avis particulier sur le cinéma produit en France car il est extrêmement riche et diversifié, et que, dans le fond, je ne le connais pas si bien, même si j’ai, évidemment, quelques cinéastes auxquels je suis très attachée. Bref, je me vois mal balancer quelques formules à son encontre, car ce serait forcément réducteur. J’ai beaucoup de choses que j’ai envie d’explorer ou de mieux connaître, comme par exemple, la période des années 30, le polar des années 70, le cinéma d’Yves Boisset, et bien d’autres choses encore ! En ce qui concerne le cinéma dit militant, j’ai pu voir de temps à autre quelques films intéressants. Mais là encore, je préfère ne pas trop m’avancer. C’est un cinéma peu diffusé, dans quelques salles quand ils connaissent une sortie, ou cantonnés à des festivals, à une diffusion sur Internet ou autres… J’ai donc probablement raté tout un tas de films intéressants ! En guise de conclusion : comment définir une culture populaire selon vous ? J’ai l’impression qu’on confond un peu la culture populaire au sens d’une culture consommée, appréciée par tout le monde, qui pénètre à peu près toutes les couches sociales, mais la culture populaire n’est-elle pas d’abord la culture des classes populaires ?
Lors de l’occupation de la France par l’Allemagne nazie, Joseph Goebbels, ministre de la Propagande du IIIème Reich, créée la Continental-Films[1], société cinématographique de droit français à capitaux allemands. L’objet de la société est politique, permettant de garder la mainmise sur la production filmique des pays occupés. La volonté est comparable à celle des Etats-Unis au Nord et au Sud du continent américain : être le pouvoir cinématographique du continent. Les films produits dans d’autres pays, c’est-à-dire occupés, doivent rester purement locaux et toute industrie nationale pouvant concurrencer l’Allemagne doit être empêchée. Toutefois, la société connaît des moyens financiers assez grand, lui permettant d’avoir une pellicule de qualité et d’avoir les moyens nécessaires pour les costumes et décors. Le pro-nazi allemand Alfred Greven[2] est nommé directeur du studio français. Le problème pour le studio, c’est que plusieurs grands réalisateurs tel Jean Renoir et René Clair sont partis en exil. Il a donc fallu trouver de jeunes talents pour faire vivre le studio. C’est de cette situation qu’Henri-Georges Clouzot va devenir réalisateur.
En 1917, une affaire de lettres anonymes se déroule à Tulle, la plupart à des fonctionnaires, évoquant des problèmes familiaux, des infidélités, des trafics illicites et autres joyeusetés. L’un des destinataires des courriers deviendra fou à la réception de l’un d’eux. Une ancienne employée de la préfecture sera par la suite arrêtée avec sa mère et sa tante, suite à une épreuve de plusieurs heures d’une dictée interminable, afin de pouvoir repérer dans ses tics d’écritures les similitudes avec les lettres. Cet examen a d’ailleurs inspiré une scène du film. La coupable, Angèle Laval, avait envoyé en 4 ans plus de 1000 lettres… Cette affaire et une autre similaire à Toulon en 1927 va intéresser le jeune monteur cinéphile Louis Chavance qui va déposer un premier scénario de l’affaire en 1934 sous le titre L’œil du serpent, sans qu’il ne soit développé. Cependant, l’affaire de Tulle va inspirer le livre La machine à écrire, qui va lui-même être adapté en pièce par Jean Cocteau en 1941. C’est ce même Jean Cocteau qui va parler de son projet de film sur cette histoire à Henri-Georges Clouzot[3].
A la Continental, où Clouzot est chef du département scénario et a pu réaliser son premier film L’assassin habite au 21, Louis Chavance fait la rencontre du jeune réalisateur avec qui il partage le même âge et une même passion pour le cinéma. Ils commencent à plancher sur l’affaire de Tulle. Alfred Greven, qui a connu Clouzot en Allemagne et lui a permis de faire son premier film, qui fut un succès commercial, se montre plus réservé pour produire le second long-métrage dénonçant les lettres anonymes, un sujet ne plaisant pas aux allemands, position fort compréhensible vu le besoin de ces dénonciations pour lutter contre la résistance communiste et gaulliste. Après s’être bagarré durement avec le président de la Continental, Clouzot obtient la permission de réaliser son film, à condition qu’il en prenne la responsabilité, le sujet étant trop polémique et aux antipodes des films niais voulu par Goebbels.
Le tournage connu des tensions, comme le confirme Pierre Fresnay (jouant le personnage principal). Clouzot ayant une attitude tyrannique sur ses tournages, ce dont nous reparlerons plus tard. Malgré le sujet, la Continental fait la publicité du film, vite interdite par la gestapo et qui en empêche aussi l’exportation. Clouzot part de la Continental avant la sortie du film, sans que l’on sache avec certitude s’il est licencié ou s’il a démissionné[4].
Qui est le spectateur visé par le film ? Le Corbeau se voulant une morale, l’idée est de s’adresser à chacun, français ou non, pour que tous puissent voir ses défauts et les redresser (même si le réalisateur est plutôt un pessimiste). Le message à un caractère universel.
Le film sera diversement reçu à sa sortie. Si le public semble l’apprécier ainsi que certains critiques, les catholiques le trouvent immorale[5] et les autorités allemandes en font la critique même si le film ne se trouve pas interdit. Parallèlement, une critique virulente viendra des organisations de résistances, dont les communistes, prétextant que le film aurait été diffusé à l’étranger sous le titre Un petit village français afin de, non pas critiquer un élément universel de société, mais des montrer les sales mœurs françaises, en conformité à celle exposé par Mein Kampf comme dira le critique de cinéma Georges Sadoul. Il est toutefois fort probable que la critique soit faite à l’encontre de Clouzot à cause de sa trop grande importance au sein de la Continental.
Avant d’aller plus loin, il apparaît utile de faire un point sur le regard que l’on porte ou que l’on essaye de nous faire porter sur la libération et l’épuration :
Contrairement à une idée répandue, il n’y a pas eu réellement d’épuration de masse, et encore moins du seul fait des communistes. Je vous invite à vous reporter au livre La non-épuration en France de l’historienne Annie Lacroix-Riz publié en 2019 et qui montre preuves à l’appui que l’épuration a été quasiment inexistante y compris pour des collaborateurs notoires dans l’administration.
2) Sur l’attitude politique qui vise à faire porter aux seuls communistes toutes les attitudes « négatives » de l’après-guerre, leur imputant abusivement certains faits, minimisant certains, faisant l’impasse sur d’autres, pour les présenter quasiment comme le véritable ennemi ! Ce qui peut mener à des tentatives de réhabilitation des collaborateurs de la haute-administration ayant massacré des résistants patriotes communistes, tel Pucheu. Il est important de le préciser, car on fait souvent porter le chapeau aux infames communistes dans la censure du Corbeau, en particulier au critique Georges Sadoul.
Le Comité de Libération du Cinéma a établi le 4 septembre 1944 une liste de 8 cinéastes dont l’activité devait être suspendu dans laquelle on trouvait Clouzot. Il est entendu le 17 octobre de la même année et sera condamné à une peine d’interdiction d’exercer à vie. Pierre Fresnay sera aussi condamné pour avoir joué dans 4 films de la Continental. Ginette Leclerc (Denise) est elle aussi condamnée, mais pour les relations de son compagnon avec le milieu parisien de la collaboration. Des artistes comme Jacques Prévert, Chalais, Camus, Carné et L’Herbier vont soutenir Clouzot et demander la révision de son procès. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir feront de même. Ils arriveront à produire la preuve que le film n’a nullement été diffusé à l’étranger par les nazis et n’avait nullement l’intention de présenter un sentiment anti-français. Cela mènera à l’autorisation en 1947 donnée à Henri-Georges Clouzot de filmer à nouveau.
Dépassons les clivages
Essayons de dépasser les clivages et de voir l’héritage concret du film et de ce qu’il peut nous apporter en ayant une vision claire. En partant de ce postulat, nous allons parler de l’œuvre d’un point de vue progressiste.
Le progressisme c’est un courant philosophique et politique visant le progrès social, passant par une amélioration constante de l’être humain dans ses connaissances, dans ses conditions de vie, dans sa moralité et dans un panel de moment de la vie. Bref, le progressisme vise au perfectionnement de l’humanité et à l’assurance d’une vie digne et juste, selon des principes rationnels. Un cinéma progressiste traditionnel aura tendance à valoriser les meilleurs jours de l’humanité, à valoriser le progrès social, l’entente entre être humain et le développement technique. Il peut aussi dénoncer ce qui est considéré comme une anomalie pour la société, comme des faits criminels ou les abus de pouvoirs. Cela englobe des œuvres comme des films historiques à l’instar de La Marseillaise de Jean Renoir, d’actualité semi-documentaire comme La vie est à nous du même Jean Renoir, de la science-fiction avec La planète des tempêtes de Pavel Klouchantsev ou encore de polar comme l’excellent Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon d’Elio Petri. Il est surtout très présent dans les documentaires, où souvent la caméra sert à dénoncer un type de comportement à caractère inhumain, des cinéastes comme René Vautier en ayant fait une vocation.
Il est assez vrai que dans les films faisant partie de cette catégorie – en particulier dans les cinémas des pays socialistes, l’angoisse et les situations très noires ne sont pas autant présente que dans le cinéma de Clouzot. La grande différence entre ce cinéma et celui de Clouzot est la suivante : dans le premier cas le mal provient surtout d’individus isolés ou d’une classe d’individus ayant un intérêt matériel à celui-ci, tandis que chez Clouzot le mal semble inhérent aux hommes. Ce qui va parfaitement avec le pessimisme affiché de Clouzot. A vrai dire, le fait de parler de la noirceur de certains traits de l’humanité peut être très bien utilisé par un art progressiste. Ainsi nous pouvons penser au dramaturge allemand Bertolt Brecht, qui n’hésite pas à montrer les bas-fonds de la société dans laquelle sont mis les miséreux et leurs angoisses, souvent pour dénoncer cette situation en la décrivant, soit de manière explicite soit en usant de métaphore, en expliquant ses fondements pour mieux pouvoir la combattre et améliorer la vie de chacun. Ainsi le personnage de Mackie le surineur de L’opéra de quat’sous est un criminel à la Alex Delarge de Orange mécanique mais son attitude aussi bien que celle de ses comparses et adversaires se comprend face à la société et la pauvreté dans lequel il vit. La Bonne Âme du Se-Tchouan ne peut faire le bien car la société dans laquelle elle vit permet à peine à tous de pouvoir manger, les obligeant finalement à se marcher les uns sur les autres pour survivre. Le personnage principal de Homme pour homme montre une facette sombre d’un homme facilement manipulable, à tel point qu’il acceptera de changer d’identité, ce qui pour Brecht est là pour dénoncer la facilité de la manipulation nazie et des expéditions coloniales. L’Exception et la règle montre qu’une situation anormale d’un point de vue humain devient la règle, la situation normale du point de vue humain l’exception, en cela pour dénoncer la société capitaliste. Brecht était contrairement à Clouzot, un artiste résolument engagé en politique (communiste) et qui ne dissociait jamais son art de ses idées. Une vision noire de la société à travers une œuvre n’est donc pas un gage de conservatisme dans tous les cas.
Certes Clouzot était connu comme un misanthrope et un misogyne. A noter que plus jeune il a travaillé comme assistant pour le parlementaire conservateur Louis Marin. Pour lui, l’homme est un animal malade et la variété de ses modes d’existence n’est que la déclinaison de ses pathologies. Son aspect pessimiste se reflète aussi dans certaines paroles de ses chansons de jeunesse, à l’instar de Jeu de massacre présentant des prolétaires (« les pauvres gens, Les petits, les ratés, les sans-pain ») comme des gens lâchent s’en prenant pour passer leur frustration sur des victimes innocentes comme leur belle-mère ou le banquier, car ils sont trop lâches pour s’en prendre directement au puissant[6]. D’autre part, tout le monde sait qu’il se comportait très mal avec ses équipes sur ses tournages, giflant acteurs et actrices afin de les maintenir sous tensions[7]. Au vu de sa vision très noire de ses congénères, nous pouvons penser que Clouzot n’est pas à ranger dans la catégorie des cinéastes du progrès social et, pourtant, à travers ce film il réalise une morale de la société nous permettant de prendre conscience de certaines de nos tares pour les corriger.
C’est dans ce sens-là où un film comme Le Corbeau peut être repris par le courant culturel progressiste, car en refusant d’affronter nos angoisses les plus profondes et ce qui nous sont désagréables, nous n’arriverons pas forcément à une amélioration du genre humain, car les choses resteront sous le tapis pour mieux revenir plus tard de manière plus violente. Le film montre une mécanique de situation de folie collective et peut permettre un apprentissage sur les manières d’éviter celle-ci ou de l’endiguer. Malgré donc son parcours sulfureux et d’être un chef-d’œuvre formel, Le Corbeau mérite qu’on en fasse l’appropriation critique dans une portée progressiste.
[1] « Continental Films : cinéma français sous contrôle allemand », Maison Heinrich Heine Paris, 04/06/2018.
[2] Notons tout de même des critiques à son égard par Goebbels qui lui reprochait de ne pas appliquer l’entièreté de ses directives pour le cinéma français.
[3] « Le Corbeau : histoire d’un chef-d’œuvre mal aimé du cinéma français », Pierre Billard, 5 juillet 1999, trouvable sur le site de la Cinémathèque.
[4]Le scandale Clouzot, documentaire de Pierre-Henri Gibert, 2017.
[5] Et pour cause, une scène se moque ouvertement du discours d’un homme de foi !
[6] Nous retrouvons étonnement cette petite morale chez toutes personnes n’ayant jamais participé à un mouvement social ou révolutionnaire, mais qui se permettent tout de même de critiquer les échecs des autres. C’est la critique de ceux qui ont les mains propres, car ils n’ont pas de mains.
[7] Brigitte Bardot tentera de se suicider suite à son expérience avec Clouzot sur le tournage de La vérité.
« Vous êtes formidable. Vous croyez que les gens sont tout bon ou tout mauvais. Vous croyez que le bien c’est la lumière et que l’ombre c’est le mal, mais où est l’ombre ? Où est la lumière ? Où est la frontière du mal ? Savez-vous si vous êtes du bon ou du mauvais côté ? (…) Vous vous êtes brûlés. Vous voyez l’expérience est concluante. (…) Orgueilleux, depuis qu’il souffle sur la ville un tourbillon de haine et de délation, toutes les valeurs morales sont plus ou moins corrompus, vous êtes atteint comme les autres. Vous tomberez comme eux ! »
Extrait de la scène de la lampe du film Le Corbeau.
Produit sous l’occupation puis sorti en 1943, avant d’être interdit à la libération, Le Corbeau d’Henri-Georges Clouzot raconte l’histoire d’une petite ville de province en proie à une psychose collective à la suite de l’envoi anonyme de plusieurs lettres calomnieuse d’un individu se surnommant le Corbeau, prétendant révéler des secrets inavoués. La principale victime en est le docteur Germain, gynécologue, accusé d’être trop proche de la femme d’un médecin et de pratiquer l’avortement à une époque où celui-ci était interdit. Au fur et à mesure de l’ampleur de la dénonciation et de la panique crée dans la ville, le docteur va tenter de résoudre le mystère derrière cette affaire.
Henri-Georges Clouzot, son réalisateur, est né en 1907 en France et est mort en 1977. Il est considéré comme un grand réalisateur de film noir français, ayant réalisé des oeuvres comme Quai des orfèvres, Les diaboliques ou Le salaire de la peur. Son surnom de « Hitchcock gaulois » lui vient de là. Jeune passionné de chansons et parolier à ses heures perdues, il se tournera peu à peu vers le cinéma, s’inspirant beaucoup du cinéma allemand, puis produisant divers scénarios avant de pouvoir réaliser son premier long-métrage durant l’Occupation.
Le film fut très critiqué par la gestapo pour sa dénonciation des lettres anonymes, mais il dû faire face aussi à l’opprobre des résistants, l’accusant de représenter une image caricaturale et anti-nationale de la France. A l’instar de la citation plus haut tiré du film, il ne faut pas considérer le film comme tout noir ou tout blanc, tout mauvais ou tout bon. Nous allons analyser de plus près le film, sa production et sa réception, mais aussi nous allons tenter d’aller plus loin sur la portée progressiste que peut avoir le film.
En voyant le film et en ayant un minimum de culture cinématographique, nous constatons la forte influence du cinéma expressionniste allemand dans le long-métrage, surtout au niveau du travail des ombres, servant à caractériser les personnages. Par exemple, l’un des personnages voit son ombre projetée sur le mur, prenant la grande partie de l’image et semblant dominer l’autre personnage présent, ce qui permet d’indiquer son importance dans le film, sa duplicité et, a fortiori, donné un indice sur sa culpabilité. L’autre scène que nous pouvons citer est celle de la lampe, où le docteur Vorzet et le docteur Germain discute, le premier tentant de lui démontrer que rien n’est parfaitement net et qu’il y a en chacun de nous une part d’ombre et de lumière, fait basculer la lampe, son visage étant à moitié dans l’ombre, à moitié en pleine lumière. Le contraste dans le film est maximal et les angles de vues souvent insolite, donnant de l’étrangeté à cette petite ville de province. L’influence expressionniste se comprend quand on sait que Clouzot a travaillé avant la guerre à Berlin pour faire des films en double version, allemand et français. Il se serait en outre beaucoup inspiré du film Le dernier des hommes de Friedrich Murnau (le réalisateur de Nosferatu et de L’Aurore) pour faire son film. Ariane Beauvilard dit à propos du film : « Le Corbeau est aussi une leçon de la mise en scène et du rendu de l’effacement des frontières à l’image. »[1]
A travers ces références au cinéma d’outre-Rhin, il y a un gros travail sur le champ et le rythme, pour faire comprendre la psychologie à cet instant d’un ou de plusieurs personnages. A titre d’exemple, nous pouvons citer la scène de l’oraison funèbre où l’on commence par un plan large sur la foule regroupée avec le discours du sous-préfet dans le fond, où l’on voit au premier plan une femme récupérant une lettre du Corbeau puis la diffusant à d’autres. Le discours continu et l’on voit toujours la foule se distribuant la lettre. Des plans en contre-plongée de Marie Corbin, que tous pensent être le Corbeau, apparaissent avec le regard accusateur de la foule[2], l’accusant, alors qu’elle reste impassible malgré la gêne. A la fin du discours, la foule s’en prend à Marie Corbin et les divers plans de caméra servent à montrer l’émotion et la folie de la foule, ainsi que la panique de l’accusée. Seule la mère du défunt reste impassible dans sa douleur. Ce qui est intéressant, c’est que le discours officiel du sous-préfet semble sonner faux et est tourné en ridicule dans cette scène, les autorités étant montré comme incapable de mettre fin à la folie des lettres anonymes. Un exemple de désacralisation de l’autorité répété une scène plus loin où le prêtre, pensant le Corbeau arrêté, sonne la fin de la folie mais du plafond tombe lentement une lettre.
Nous sentons dans Le Corbeau un voyeurisme très présent, comme lors de la scène du début avec la jeune Rolande observant le docteur Germain à travers la porte où celui-ci découvre la première lettre du Corbeau, ou plus loin le docteur Germain regardant l’instituteur à travers la vitre entrain d’écrire. Chacun se regarde en chien de faïence et chacun des personnages à des choses à cacher, comme Denise et sa jambe qui boite, Marie Corbin qui vole de la morphine et le docteur Germain et son passé douloureux.
A travers le thème de la dénonciation, Clouzot nous livre une vision très noire de l’humanité, pris non pas dans un cas particulier ni dans un mode de vie précis mais dans sa généralité, comme l’indique le panneau au début du film : « Une petite ville, ici ou ailleurs ». Les dénonciations et les fausses rumeurs pleuvent sur la ville créant un état de panique chez tous les habitants (à tel point que le « sage » de la ville fait une courbe de la panique), qui dénoncent les lettres du Corbeau mais sont tout de même prêt à croire et à colporter certaines des accusations, comme celui des pratiques d’avortement du docteur Germain, participant ainsi à l’avancée de la folie collective prenant la ville. Le champ lexical de la maladie et de la contagion est fortement utilisé dans le film pour parler des lettres anonymes, insinuant bien qu’il s’agit d’un état de dégénérescence où la population perd complétement ses bases du vivre-ensemble pour une méfiance généralisée. Cela atteint son paroxysme lors de la scène de poursuite de Marie Corbin, la foule vengeresse voulant la lyncher cette dernière doit courir à travers les rues du village, les clameurs de la foule devenant de plus en plus forte.
Les personnages ne sont pas tout bons ou tout mauvais, comme indiqué dans la scène de la lampe, ce qui peut être caractéristique pour le personnage de Denise la voluptueuse, mais aussi de l’ensemble des personnages, dont ceux représentant l’autorité qui peuvent à un moment agir de la mauvaise façon tout en étant des personnes juste en temps normal.
Il nous apparaît aussi important de nous arrêter sur l’évolution du personnage principal, c’est-à-dire du docteur Rémi Germain. La première caractérisation du personnage c’est d’être froid, distant, professionnel et généreux, maitre de lui-même et détestant les enfants. L’objectif du film va donc être de mettre à l’épreuve ce personnage et de le briser. Son personnage est encore une fois caractérisé lors d’une scène avec le docteur Vorzet analysant son écriture à la poste :
« De l’intelligence, beaucoup d’intelligence. (…) De la sensualité, beaucoup trop de sensualité. Et avec ça, un manque de souplesse, de liberté, vous n’avez pas d’indulgence pour la vie mon cher. Vous êtes un bloc. Un beau bloc, mais un bloc. Ça ne doit pas vous faire énormément d’amis. »
A partir du moment où les commérages le visant se propagent à travers la ville, le personnage vacille même s’il tente de faire bonne figure. En démontre son attirance plus ou moins avouée pour Laura Vorzet et le fait qu’il se soumet aux charmes de sa voisine Denise après l’avoir dédaigné au début du long-métrage. Il évoque « deux fantômes » qui le poursuivent et son passé n’est pas clair. Ecœuré par l’attitude de la ville à son égard et pensant l’affaire terminée à la suite de l’arrestation d’un suspect, le docteur Germain souhaite partir en repoussant Denise, malgré son attirance pour elle. Cette dernière, voyant qu’il la considère comme une mauvaise fille, le dit étranger à la vie à cause de ses catégories morales strictes et étriquées. Après une tentative des policiers de le faire partir afin de stopper les lettres anonymes, le docteur Germain révèle son passé : la mort de son épouse et de son enfant qui devait naître. Après la scène de la lampe et avoir trouvé des preuves permettant d’arrêter un suspect, il refuse de dénoncer celui-ci, préférant les soins, car il considère qu’au fond le mal est nécessaire pour sortir de la maladie et que grâce à cette épreuve il a pu sortir de son passé qui le hantait. Après cette scène, on le voit enthousiaste à reconstruire une famille, sachant qu’il va avoir un enfant. La différence c’est qu’il accepte de perdre la mère si c’est pour garder l’enfant (contrairement avec sa première femme), car on ne peut « sacrifier l’avenir au présent ».
Autre description de personnage intéressante, c’est celle du Corbeau. Sa personnalité est moins précise. Ses motivations ne sont pas forcément compréhensibles, même si la jalousie est sans doute un moteur, on constate aussi de la folie de sa part (ce qui est plus ou moins avoué). Il aime regarder les hommes s’entredéchirer dans une espèce d’expérience sociale dont il est le seul maître et pour laquelle il joue sur tous les tableaux, lui permettant d’affirmer une information et de la contester d’autre part, permettant de jeter le trouble dans l’opinion public, le profil du Corbeau restant insaisissable. Autre caractéristique, il s’amuse à donner des indices sur sa propre nature, sans faire attention qu’il dresse son propre portrait. Malgré son apparence sage bien qu’extravagante, il est violent et plein d’ambiguïté (une bête féroce et un ange) et ne se considère pas comme mauvais. Il est même probable que son objectif soit de rendre la ville aussi moralement ambivalente que lui.
A suivre
[1] Voir la critique du film Le Corbeau sur Clouzot.org
[2] On remarque que la seule personne ne la dévisageant pas est précisément celle qui sait qui est le Corbeau.
Aujourd’hui, chers lecteurs, j’ai cherché à vous faire découvrir l’un des chefs d’oeuvres du cinéma documentaire et du cinéme militant. Un film qui m’a profondément marqué, autant que la personnalité de son réalisateur René Vautier : Afrique 50.
Vous trouverez deux textes sur ce film trouvés sur internet (pour accéder à l’article original, il faut cliquer sur le titre). Le premier vient du blog des Jeunes pour la Renaissance Communiste en France, le second du blog T’en poses des questions. J’espère que ces deux textes vous donneront l’envie de découvrir plus généralement le cinéma de l’ami Vautier.
« Prolétaires de tous les pays, opprimés du monde entier, unissez-vous ! »
Congrès de Bakou, 1920.
Il y a à peine un siècle, la France et l’Angleterre possédaient la moitié de la planète. L’Afrique et l’Asie étaient quasiment partout conquis par les deux nations européennes avec quelques Etats se partageant les restes, à l’instar de l’Allemagne et du Japon. Ce système qu’on appelait colonisation consistait en un contrôle des territoires par une puissance étrangère dans le but de récolter les nombreuses ressources et d’exploiter une main d’œuvre pas chère. Derrière cet objectif concret de la colonisation, il y avait une autre vocation plus affichée que concrétisée celle d’éduquer les peuples dans un « devoir de civilisation de l’homme blanc » comme le disait Jules Ferry. La colonisation s’est caractérisée par un pillage généralisé de l’Afrique et de l’Asie par les colonisateurs. Cette expérience terrible est faite de nombreux massacres dont l’un des plus ignobles a été commis de la main du roi des Belges, Léopold II, sur sa « propriété personnelle » le Congo !
Bien que les mouvements de libération nationale dans les territoires contrôlés par la France, sous l’égide du Parti communiste français, commencèrent leur expansion avant la seconde guerre mondiale, c’est vraiment après la victoire sur la barbarie nazie que ceux-ci se développèrent. Il faut bien comprendre le choc qu’a été la seconde guerre mondiale : un pays d’Europe, l’Allemagne, appliquait explicitement un processus de colonisation aux autres peuples européens, en s’inspirant directement de l’expérience anglaise et française ! Il n’était plus possible pour les européens ou pour les colonisés de se voiler la face sur le pouvoir colonial. A partir des années 40, les peuples se réveillent : l’Indochine triomphe, l’Algérie finit par vaincre, le Maroc et la Tunisie deviennent indépendants, le Mali aussi, le Cameroun se bat durement contre le pouvoir colonial français, etc.
Cette présentation faite du contexte, venons-en à notre sujet. Le processus de décolonisation s’est réalisé au même moment où le cinéma se développait. Les cinéastes militants étaient nombreux des années 30 jusqu’aux années 80, filmant les grèves, la vie des ouvriers pour dénoncer les conditions de travail, le danger de la guerre, le fascisme, etc. Il a donc été question un moment de filmer la problématique coloniale pour la dénoncer puis, plus tard, pour accompagner les luttes de libération nationale. Même si globalement les productions cinématographiques produites à cette époque sur la situation coloniale faisaient plutôt la part belle à une glorification de la colonisation, des œuvres dénonçant l’attitude coloniale ont existé. L’un des exemples le plus parfait est le film Afrique 50 et son auteur René Vautier.
Cinéaste principalement versé dans le documentaire, sans toutefois dédaigner la fiction, René Vautier fut aussi un militant de tous les instants sur les diverses causes comme les conditions de travail en France et les grèves, la colonisation, le racisme, l’apartheid, le féminisme, les essais nucléaires en Polynésie française, l’écologie ou encore le régionalisme breton. A 16 ans il entra dans la Résistance et participa à des combats armés. Il était celui qui lisait des poèmes d’Eluard à ses camarades de luttes. Ceux-ci l’ont obligé à faire des études de cinématographie à l’Institut des Hautes études cinématographique (IDHEC) afin qu’il puisse montrer la réalité telle qu’elle est. Décoré de la Croix de guerre, il réussit les concours et devint cinéaste. C’est dans ce cadre-là qu’il réalisera Afrique 50 son premier film. A la suite de ce court-métrage il réalisera plusieurs autres œuvres de commandes, toujours en rapport avec les luttes comme Un homme est mort au sujet de la mort d’Edouard Maze tué par un gendarme en manifestation[1], L’Algérie en flammes pour le FLN algérien en pleine guerre d’Algérie et qui lui valut quelques déboires malgré la diffusion régulière à la télévision algérienne de son film[2]. Il réalisa aussi des films comme Un peuple en marche sur l’Algérie indépendante, Avoir vingt ans dans les Aurès sur la guerre d’Algérie et pour lequel il reçut en 1972 un prix à Cannes, La folle de Toujane qui fait le parallèle entre la situation coloniale et celle de la Bretagne, Frontline sur le régime d’Apartheid en Afrique du Sud ou Mission pacifique sur la reprise des essais nucléaire en Polynésie française par Chirac. Entre autres, il fut aussi le créateur du centre audiovisuel d’Alger à la sortie de la guerre et fut une grande inspiration pour les premiers cinéastes d’Afrique. Praticien en quelque sorte de ce qu’on appelait le film d’intervention sociale[3], qui doit refléter la réalité et servir à la transformer[4], René Vautier était aussi militant CGT[5] et du PCF – parti qu’il n’a jamais quitté depuis son entrée à l’IDHEC et même durant sa période algérienne. La plupart de ses films ont été interdits et distribués sous le manteau et sans possibilité de diffusion à la télé. C’est le cas d’Afrique 50.
Le film s’ouvre sur l’annonce que le film est une commande pour la Ligue de l’enseignement, tourné entre 1949 et 1950. Notre première entrée en Afrique est celle d’un petit village du Niger. Les maisons sont petites et miséreuses. Nous voyons des enfants cachés derrière des murs à la vue du cinéaste parce que, dit-il, c’est le premier blanc à entrer dans le village qui n’est ni l’administrateur colonial pour récupérer l’impôt ni le recruteur de l’armée. La curiosité prenant le pas sur d’autres considérations, les enfants nous sont montrés en gros plan, tout d’abord un à un, puis en bande et ceux-ci acceptent de faire visiter le village. Les menues activités du village (mariage, coiffure, travail des femmes, jeux des enfants, scène de prière) nous sont montrées, accompagnés d’un commentaire du narrateur, comme lorsque les enfants jouent et que la voixrappelle que seuls 4% des enfants d’Afrique occidentale sont scolarisés. Aux français qui s’étonnent en voyant ces images de voir un village sans médecin et sans école, le narrateur dit – et c’est à ce moment que le documentaire prend toute sa forme contestataire : « En Afrique, on ouvre une école quand les grosses compagnies coloniales ont besoin de comptables. On envoie un médecin quand les grosses compagnies coloniales ont besoin de main d’œuvre. »
Le film, qui nous dit que le village vu précédemment a de la chance car il est en paix, nous présente un autre village de la Côte d’Ivoire qui n’a pas pu payer l’impôt colonial. Le 27 février 1949, les troupes ont détruit le village et tué hommes, femmes et enfants, puis abattu le troupeau. Le narrateur, qui hurle presque, répète qu’il s’agit de « balles françaises » qui ont transpercé ces malheureuses victimes et que ce crime abominable a été commis « en notre nom à nous, gens de France ».
Le narrateur rappelle que l’image de la colonisation pour la France c’est une belle réussite d’élévation des peuples, mais la réalité c’est qu’il s’agit du règne des vautours (que l’on voit à l’image). Les vautours qui se partagent l’Afrique ont un nom : Société commerciale de l’ouest africain (660 millions de bénéfices en 1949), Compagnie française de l’Afrique occidentale (365 millions de bénéfices en 1949), Davon (180 millions de bénéfices en 1949) et tant d’autres, dont l’anglaise Unilver. C’est 40 millions par jours volés aux Africains ! Le narrateur objecte qu’on lui dira que le colonisateur a apporté le progrès en Afrique. Il montre donc un barrage effectivement créé pour amener l’électricité. Seulement celui-ci est fait pour alimenter les maisons des blancs et fonctionne au travail manuel, celui des noirs qui doivent trimer la journée pour le faire marcher. Afin de bien nous en rendre compte, Vautier filme les africains travaillant en gros plan, réalisant des gestes répétitifs et abrutissants. Le travail fait par des machines en Europe est fait par des noirs en Afrique car le coût de la main d’œuvre est moins cher que l’entretien d’une machine. Peu importe donc que la tâche les use, adultes comme enfants, à travailler 16h par jour sur divers travaux manuels comme l’entretien des routes. Quand le film compare le bousier (image à l’appui), qui peine à rouler sa bosse, aux africains, il remarque que le bousier trime pour construire sa maison alors que les africains travaillent au profit d’un autre. L’autre étant les grosses compagnies coloniales. Le travail obligatoire a été aboli en Afrique, mais les villages doivent payer l’impôt et comme le village cité précédemment ils risquent la mort si l’impôt n’est pas honoré, alors ils sont obligés de s’employer pour les grosses compagnies coloniales.
Arrêtons-nous un instant sur ce point. Il est devenu désormais courant d’entendre en France parler de la question coloniale de manière contemporaine en pointant exclusivement la question du racisme et de la supériorité blanche. Ce n’est pas le discours de René Vautier, militant communiste. En effet, ce qui est trop passé sous silence de nos jours par nos intellectuels « post-coloniaux » c’est l’aspect économique. En effet, si le racisme et la théorisation du « devoir de civilisation de l’homme blanc » sont très importants, notamment dans la colonisation française, le point cardinal de la colonisation, c’est l’exploitation de la force de travail. Rappelons que Marx a démontré dans le Capital que le capitaliste voit son profit créé par la plus-value[6] générée par la force de travail de ses ouvriers – le travail étant l’unique source de valeur des biens et services échangés (quoi qu’en disent aujourd’hui nos « économistes » libéraux qui prennent les rapports de propriété pour une donnée naturelle). A son apogée au 18ème siècle, la bourgeoisie d’Europe a déployé toutes les stratégies pour maintenir les salaires les plus bas possibles, c’est-à-dire permettant tout juste aux ouvriers d’être présents le lendemain et de faire des enfants (renouvellement de la force de travail). Certes les machines ont pu faire augmenter considérablement la productivité et donc les profits, mais si un même travail peut être fait par un travailleur pour moins cher et pour une rentabilité supérieure, le capitaliste va la préférer. En Europe, même si l’exploitation était tout de même féroce, à force de luttes l’exploitation a pu s’atténuer et les profits diminuer. Les capitalistes ont alors cherché d’autres marchés où pouvoir exploiter la main d’œuvre pour pas cher. Là est le principe de la colonisation des peuples transformés en main d’œuvre docile qu’on peut mater sans vergogne s’ils ne se conforment pas à l’exploitation par les sociétés capitalistes d’Europe. Cette même exploitation de la force de travail qui est partagée dans tous les pays du monde, en France comme en Afrique, permet à René Vautier de faire le lien avec les luttes des travailleurs en France pour leur dignité.
Au bout de la 12ème minute, le narrateur cite une succession de villes africaines où le peuple s’éveille pour réfléchir. Les peuples d’Afrique se dressent et cherchent à comprendre l’origine de leur exploitation. Le mouvement populaire naissant – rappelons que nous sommes à l’époque de la création du Rassemblement Démocratique Africain, parti regroupant plusieurs colonies françaises – demande à ce que la Constitution française soit appliquée dans sa partie sur l’indépendance progressive des colonies. Toutefois, comme le dit le réalisateur, ces manifestations pacifiques se heurtent à une administration coloniale corrompue, que même un député du MRP (parti de droite) critique comme honteuse[7]. La répression est terrible et Vautier nous cite plusieurs villes ravagées par l’armée française, sonnant aux africains comme des « Oradour », ville française massacrée par les nazis. Il cite plusieurs noms de militants assassinés, comparés aux résistants français contre l’Allemagne nazie à l’instar de Guy Môquet. Il s’agit de lier dans ces deux phrases la résistance contre un ordre injuste et despotique qu’il y eut en France et celui que subissent les africains par la France. Les images de villages, au gré d’une musique plus lente défilent, afin de nous montrer la gravité de la situation, tandis que la voix éructe presque en dénonçant les faits.
Nous voyons ensuite une image de la prison de Batam où croupissent plusieurs africains résistants et où est morte Mamba Bakayoko, qui se battait pour que les écoles soient créées dans chaque village d’Afrique et qu’on amène des machines pour servir l’Afrique et non l’asservir. Ce dernier point peut nous faire penser aux rôles censés être joués par la machine selon les marxistes, celui de libérer du temps aux hommes qui ne sont pas seulement des bêtes à exploiter. Encore une fois Vautier lie la lutte des peuples d’Afrique à celui du peuple français en disant qu’ils luttent côte à côte pour la paix et la liberté, ce qui se caractérise par la reprise d’une scène dans son film d’images tournées lors de la grève des mineurs en France en 1947. Les africains vont « gagner la bataille de la vie ». Ce dernier était un slogan de la CGT.
Afrique 50 est une commande de la Ligue de l’enseignement à René Vautier, qui a seulement 21 ans à l’époque. Le film a donc pour but d’être diffusé dans les collèges et lycées à un public assez jeune. Le film devait montrer l’œuvre civilisatrice de la France dans les colonies, avec cependant toute liberté pour le faire. Il y part avec un groupe de géographes et d’historiens, dont son ami cinéaste Raymond Vogel[8], lui aussi communiste. Bien qu’ayant cette appartenance politique, Vautier n’avait aucun a priori sur la colonisation lorsqu’il décide de faire ce film[9]. C’est en découvrant Bamako et la misère environnante que sa vision et celle de son ami Vogel change. Commençant à filmer et se bagarrant avec l’équipe de tournage, il attire l’attention de l’administration coloniale qui trouve qu’il ne filme pas ce qu’il devrait filmer. En effet, un décret demande à ce que tout film fait sur la colonisation fasse l’objet d’un scénario préétabli et validé par l’administration coloniale. Un décret de 1934… signé Pierre Laval ! Cette même personne que Vautier avait combattu durant la Résistance et qui avait été fusillé à la sortie de la guerre. C’est à ce moment que le destin du film changea : le réalisateur ayant une altercation avec le policier, il s’enfuit accompagné de Raymond Vogel, pellicule en main. Ils se cacheront chez différentes personnes et parcourrons clandestinement le Mali, le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire. Vogel sera arrêté en Côte d’Ivoire et réussira à s’échapper avant de retourner en France. Vautier finira son voyage seul. Afin de faire son film, il a suivi une colonne punitive de militaires français, ce qui va donner lieu entre autres à la scène du village abattu.
Les bobines du film ont été ramenées par 34 voies différentes par des étudiants africains venant étudier en France, les cachant même derrière un film pornographique. Finalement remis à la Ligue de l’enseignement, c’est ce même organisme qui va donner à la police les pellicules. Etant obligé de venir au commissariat signer, après visionnage, le fait qu’il ait tourné le film, Vautier en profitera pour dérober plusieurs bobines (17 sur 50). Concrètement le film va être fait à partir de celles-ci et elles correspondent à environ 30% des images tournées. Raymond Vogel ne participera pas au montage car il était occupé à ce moment-là par son film Terre tunisienne. René Vautier va faire son film dans l’école d’Argenteuil où travaillait sa mère : il va découper et coller les images d’Afrique 50 dans la salle de bain de sa mère, puis enregistrera le son en plein air, en lisant lui-même le texte, avec à la musique l’orchestre de Keita Fodeba. En quelque sorte, la maison du peuple de la CGT d’Argenteuil a aussi participé au film en protégeant la maison et en accompagnant le projet.
Pour qui est fait le film ? Le film de par sa commande était destiné à un public mineur dans un but éducatif d’apprentissage de l’histoire. Cependant, son résultat final étant tout autre, nous ne pouvons pas dire qu’il s’adresse à ce public en particulier. Il est davantage destiné à faire connaître la situation africaine en France (d’où les interpellations nombreuses au peuple français, a contrario de son futur L’Algérie en flamme qui ne s’adresse pas au même public), afin de donner l’envie de soutenir la libération des peuples d’Afrique. Il lie d’ailleurs constamment le combat de la résistance à l’oppression coloniale africaine à la résistance française. Une chose que l’on voit encore dans une interview disponible sur internet où il raconte le moment où un policier ancien FFI a sympathisé avec un résistant algérien qu’il emmenait au tribunal[10].
Le film va ensuite être condamné et interdit de diffusion, René Vautier étant même condamné à un an de prison ferme en 1955. Le film sera diffusé de manière illégale, sans visa, parmi divers réseaux militants comme l’UJRF et les scouts de France, qui continueront même à le diffuser pendant l’emprisonnement de Vautier, emprisonnement qui relancera d’ailleurs sa diffusion ! Le court-métrage reçoit un prix au festival mondial de la jeunesse de Varsovie et est aussi cité dans les trois meilleurs documentaires de l’année 1950. Le documentaire connaîtra aussi de nombreux éloges dans la presse militante, dont celle de Jacques Krier dans L’écran français. Bien plus tard, en 1989, René Vautier a appris que son film était diffusé dans toutes les ambassades de France en Afrique afin de prouver que déjà à l’époque des français se battaient contra la barbarie coloniale. En 1996, le ministère des affaire étrangères lui rend l’exploitation de son film et permet sa diffusion, même si Afrique 50 n’a jamais encore été diffusé à la télévision. Selon les calculs du ministère donné à Vautier, c’est environ 1 millions de spectateurs qui ont pu voir le film.
Le but de René Vautier dans ses films et notamment celui-là, c’était de donner la parole à ceux qui se battent pour que les choses changent. S’il n’a pas inventé le terme, ses films s’inscrivent dans le cadre des films d’intervention sociale qui voit les images comme un prisme permettant de refléter la réalité et d’influencer le développement de celle-ci. René Vautier peignait la réalité telle qu’il la voyait, ce qui rend beaucoup de ses films, même de fiction (comme Les trois cousins, Avoir vingt ans dans les Aurès et Les remords), très bruts de décoffrage. Il a toujours fait un cinéma de lutte s’inscrivant dans ses origines prolétariennes, avec la volonté de montrer tout ce qui rapprochait les peuples.
Ambroise-JRCF
[1] Le film a été détruit, mais il reste une bande-dessinée à ce sujet et un film d’animation suivant la BD.
[2] Vidéo « René Vautier, cinéaste et militant anti-impérialiste » par Michel Le Thomas, Les films de l’an 2, 04/02/2020.
[3] Vidéo « Un homme est mort. René Vautier le film d’intervention sociale », chaîne de Loïc Chapron, 14 octobre 2014.
[4] Nous pensons à la célèbre phrase de Marx indiquant que les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, alors qu’il est important de le changer.
[5]L’écran rouge, un livre sur le cinéma et la CGT, page 140.
[6] Différence entre la valeur créée par la force de travail dépensée chaque jour – transférée aux biens produits qui sont la propriété du capitaliste -, et la valeur de cette force de travail sur le marché, correspondant à la valeur des biens de consommation nécessaires à la reproduction journalière de cette force de travail. Ex : 10h de travail social moyen versus 4h.
Jusqu’à la fin de l’Afrique Occidentale Française, en 1958, l’administration coloniale française contrôlait scrupuleusement les images captées sur son sol. Aujourd’hui, nous ne disposons donc d’aucun film qui présenterait des images authentiques de l’époque coloniale, si ce n’est le petit bijou de René Vautier – qui nous a quittés le 04 janvier 2015 –, Afrique 50 (cliquez ici pour voir le film) tourné en 1949, mais censuré jusqu’en…1996. Quant à sa première diffusion sur une chaîne française, elle n’eut lieu qu’en 2008. Pourquoi une telle inertie ? Est-ce parce que la colonisation serait une phase historique dépassée et bien connue du public ? Que de toute façon, tout le monde sait bien qu’il faut être « anticolonial » ? N’est-ce pas plutôt que le film, aujourd’hui encore, nous invite à réfléchir à ce qu’est une « colonisation », et à nous demander si quelque chose a réellement changé depuis la « décolonisation » ?
En 1949, la Ligue de l’Enseignement commande à René Vautier son premier film, un documentaire sur « la vie réelle des paysans d’Afrique de l’Ouest », qu’elle a l’intention de diffuser dans tous les lycées de France. L’idée de la Ligue était peut-être d’aller au-delà des films plus idéologiques qu’informatifs diffusés alors au journal de 13 heures, et encore longtemps après le film de Vautier. Il est parti, dit-il, sans idées préconçues sur la colonisation. Son but était d’honorer son contrat, et de filmer cette vie réelle dont il ne savait rien. Sur place, il découvre une réalité sordide : l’exploitation des Africains par les compagnies coloniales, la répression sanglante par l’administration française. Ce n’est que lorsque la police française prétendra lui dicter ce qu’il doit et ne doit pas filmer qu’il va prêter sa caméra à ceux qu’on ne veut pas montrer. On ne gagne donc rien à qualifier le film « d’anticolonial » : Vautier n’habille pas d’images africaines une idée qu’il aurait fabriquée en Europe. Il se comprend comme un témoin plus que comme un militant. Il veut « refléter ce qui se cache sous la réalité qu’il filme ».[1] Il veut en particulier refléter les raisons qui poussent les Africains à s’orienter vers l’indépendance.[2] Comme Vautier le dit lui-même : « J’ai découvert que j’avais fait quelque chose d’utile à partir du moment où on a commencé à vouloir me l’interdire. »[3]
Quand il signe son premier contrat avec la Ligue de l’Enseignement, il n’a que 21 ans et sort à peine – major de promotion – de l’IDHEC (Institut Des Hautes Etudes Cinématographiques, actuelle Fémis). Mais il a déjà un caractère bien trempé. Quand les Allemands arrivent à Quimper, en juin 1940, Jean Vautier et son petit frère René, en classe de 5ième au lycée de Quimper, sont scouts chez les Eclaireurs de France. Les Allemands interdisent le mouvement, qui rentre dans la résistance et la clandestinité. Pour René Vautier, la résistance a donc commencé à 12 ans. Son sens de la déclamation poétique – sensible dans Afrique 50 – lui vaut pour premières missions de réciter et diffuser des poèmes de résistance. Puis, au sein du groupe des jeunes du clan René Madec, il fait des relevés d’angle de tir des blockhaus allemands, en navigant avec son frère Jean sur l’Odet. Puis il recherche des dépôts de munitions, lance des grenades, et semble avoir pris la guerre en dégoût. A la Libération, René Vautier est le benjamin du groupe qui a pris le nom de Roger Le Bras, et dont les 16 membres reçurent la croix de guerre avec palmes et – fait unique pour un groupe de jeunes – furent cités à l’Ordre de la Nation pour faits de résistance par le Général de Gaulle. Cela fait de René Vautier le plus jeune décoré de la seconde guerre mondiale.[4] Ce n’est pourtant pas lui que les autorités françaises venaient chercher pour les célébrations du 08 mai.
C’est à la demande de ses amis, dit-il, qu’il part à l’IDHEC : il poursuivra le combat avec une caméra 16mm. Dans le cadre de ses études, il participe comme stagiaire au film d’André Dumaître qui couvrait la grève des mineurs et sa répression en 1948 – participation de courte durée, car, alors qu’il est supposé filmer du côté policier, il passe du côté des grévistes, ce qui lui vaut sa première arrestation de cinéaste. C’est à cette occasion que le secrétaire d’Etat au ministère de l’Intérieur, chargé de l’information, François Mitterrand, fait passer le décret dit « Jules Moch », le 06 décembre 1948, qui crée un visa non commercial et soumet à autorisation la diffusion d’un film, même dans les réseaux non commerciaux. Ce décret vise directement les syndicats et les empêche de diffuser les films militants. C’est en parti contre lui, et plus généralement contre l’arbitraire de la censure politique en matière cinématographique, que Vautier entamera une grève de la faim en 1973, et obtiendra gain de cause. C’est là l’origine de la classification X, qui eut pour conséquence indirecte la fin de la diffusion du cinéma politique dans les petites salles : pour tenir face à la concurrence des grandes salles, celles-ci ont généralement choisi de s’estampiller X, et de s’assurer ainsi le marché émergent de la pornographie. Mais personne n’irait voir un film politique dans une salle réputée pour son cinéma pornographique.
Son expérience de la clandestinité va lui être particulièrement utile pour le tournage d’Afrique 50. Vautier se rend ingénument à Bamako, et commence à tourner. Les difficultés commencent au bout de 10 jours : des policiers l’avertissent qu’il ne filme pas ce qu’il faut filmer, et lui opposent un décret du 08 mars 1934 signé de Pierre Laval, alors Ministre des Colonies. Selon ce décret, toute prise de vue dans une colonie d’Afrique Occidentale Française doit être soumise à l’autorisation du lieutenant gouverneur de la colonie concernée. Toute l’ambivalence de l’administration française d’après guerre apparaît dans cette affaire : la même administration qui a fait exécuter Pierre Laval en 1945 en applique scrupuleusement les décrets cinq ans plus tard pour censurer les images tournées dans les colonies. Vautier refuse de se plier à un décret signé Laval et s’enfuit de Bamako. C’est sur le chemin du retour qu’il filme clandestinement 51 bobines de 3 minutes chacune, reflétant l’émergence des mouvements indépendantistes et leur violente répression.
Vautier ne rapatrie pas lui-même les bobines, dont il sait qu’elles seront saisies. Une trentaine d’étudiants africains s’engagent donc à ramener les bobines qu’ils se chargent de rapporter aux bureaux de la Ligue de l’Enseignement. C’est là, a posteriori, d’une surprenante naïveté : si toutes les bobines parviennent aux bureaux de la Ligue, son directeur les confie immédiatement à la police qui veut les saisir à la demande du ministère de l’Outre-Mer, dont le ministre est alors François Mitterrand. Vautier est alors inculpé pour tournage sans autorisation, en vertu du décret de 1934.
Pour constituer le dossier d’inculpation, la police, qui a elle-même développé les bobines, organise une séance de projection en présence de Vautier : il devait signer chaque boite pour certifier avoir tourné les bobines visionnées. Mais il profite de l’obscurité de la salle pour en soustraire 17 au zèle de la police, celles qui font la base du film qu’on peut voir sous le nom d’Afrique 50. Le montage en fut fait dans l’école primaire de Quimper où sa mère était institutrice. Le son fut créé en France, car en Afrique, Vautier ne disposait d’aucun moyen pour enregistrer le son. La musique est assurée par un groupe africain, l’ensemble de Keita Fodéba, mais c’est Vautier qui assure le commentaire sonore.
Le résultat de près de 18 minutes, projeté une première fois à Quimper, est immédiatement interdit. Vautier est condamné à un an de prison, peine qu’il n’effectuera pas, mais il sera enfermé plusieurs mois à la prison militaire de Saint-Maixent-l’école, puis en zone occupée à Niederlahnstein. Le film va néanmoins largement circuler, en particulier grâce aux mouvements de jeunesse issus de la Résistance, de toutes tendances, des Eclaireurs de France à L’UJRF (Union des Jeunes Républicains de France, c’est-à-dire les communistes) en passant par le réseau des Auberges de Jeunesse. Le film obtiendra même le prix du meilleur documentaire mondial des jeunes réalisateurs à Varsovie.
Rassemblement du RDA en Côte d’Ivoire
La décolonisation ne mit pas fin à la censure. Le film n’a été remis à son propriétaire et autorisé à recevoir un visa d’exploitation (que Vautier n’a pas demandé) qu’en 1996 (un an après la mort de François Mitterrand). Il fut alors montré à Cannes sous l’égide de l’association France-Liberté dirigée par Danielle Mitterrand. Comme le souligne la lettre du Ministre des Affaires étrangères, le film s’avère désormais très utile pour démontrer aux Africains qu’il existait aussi en France des sentiments anticoloniaux dès 1950. Le film est alors montré par le ministère des Affaires étrangères dans les Ambassades de plus de 50 pays du monde…, mais pas en France : il n’est diffusé en France, sur la chaîne payante Cinecinéma Classic, que le 20 février en 2008, à 23h20 (mais au terme d’une soirée consacrée à Vautier), il y a à peine 8 ans de cela.
Colonisation et compagnies coloniales
Que sont allés faire les Français en Afrique de l’Ouest ? On parle de « colonie ». Mais le mot lui-même n’est pas clair du tout. Carthage aussi est une « colonie » de Tyr : cette implantation n’a pourtant aucun rapport avec l’Empire colonial français. Carthage devient une cité florissante. Que deviennent les pays de l’AOF ? Les archives de Vautier nous permettent de comprendre très concrètement les différentes relations de dépendance qui existent entre la colonie et la métropole.
Sur le Niger
Le film de Vautier s’ouvre sur un village de pêcheurs en bordure du fleuve Niger, peut-être un village malien, dont le pittoresque « cache mal une grande misère » : si les enfants jouent par terre avec une coquille d’escargot en guise de toupie, c’est parce qu’il n’y a d’école que pour 4% des enfants en âge d’être scolarisés : que faire d’autre alors ? Mais Vautier passe rapidement de ces belles scènes de pêche, de tissage et de baignade à la réalité coloniale : il poursuit par les murs ensanglantés du village de Palaka[5], au nord de la Côte d’Ivoire, où la colonne Folie-Desjardins, le 27 février 1949, a mené une expédition punitive pour un reliquat d’impôt non payé (3700 francs, c’est-à-dire, sauf erreur, 6 euros). Ces expéditions s’étendaient dans toute la région.
La force devant laquelle les Africains se courbent, c’est la nécessité de payer l’impôt dans une monnaie qu’ils n’ont pas, le franc. Seules les compagnies coloniales sont susceptibles d’approvisionner les villages en monnaie sous forme de salaire. Aussi, il est vrai que l’esclavage est juridiquement aboli dans les colonies françaises en 1848 – Victor Schœlcher est clair sur les justifications de cette loi, moins une mesure humaniste qu’un moyen de créer les conditions d’une colonisation durable en Afrique. Cela signifie simplement qu’une compagnie privée n’a pas le droit d’avoir des esclaves, mais n’empêche nullement l’administration française de contraindre la population, selon des griefs divers, de travailler aux grands projets d’aménagement. Le « travail forcé » n’est lui-même aboli qu’en 1946 (loi Houphouët-Boigny). Mais n’est-il pas ridicule d’appeler « travailleur libre » celui qui n’a matériellement d’autre choix que de travailler pour 50 francs (10 centimes d’euros) par jour ?
Barrage de Markala-Sansanding
L’un des arguments centraux de Vautier est que les compagnies coloniales préfèrent employer des Africains plutôt qu’introduire des machines : cela leur revient moins cher. Les images les plus spectaculaires sont celles qu’il tourne dans le Soudan français, au célèbre barrage hydroélectrique de Markala-Sansanding, dont les vannes, à l’approche des navires commerciaux, sont actionnées non par l’énergie électrique, mais par des ouvriers soudanais. Ce barrage était fréquemment présenté comme l’un des fleurons de la mise en valeur de l’AOF[6]. On reconnaît en général que sa construction, qui s’est étalée de 1934 à 1947, s’est faite grâce aux travaux forcés.[7] Mais les images de Vautier montrent que ce travail forcé s’est étendu à son utilisation.
Cependant, quel rôle jouent les machines dans une société coloniale ? Et dans nos sociétés ? Si nous passons outre la fascination qu’exerce sur nous la technologie de pointe, que reste-t-il ? Quand on réduit le travail d’un homme à des opérations mécaniques, une machine finit nécessairement par le remplacer. Quand les caisses deviennent automatiques, la caissière est libre d’aller grossir les rangs des chômeurs. Les remarques de Vautier ne sont donc pas suffisantes. Il démontre l’hypocrisie qu’il y a à mettre en avant l’introduction du progrès industriel en Afrique, alors qu’en même temps un petit enfant de 5 ans actionne seize heures par jours les soufflets qui entretiennent le feu du forgeron. Mais qu’une machine le remplace, son père n’en aura pas moins besoin de monnaie.
Vautier indique les bénéfices annuels des grandes compagnies qu’il énumère : la Société Commerciale de l’Ouest Africain, la Compagnie Française de l’Afrique Occidentale, Davum, l’Africaine Française, Unilever, Lesieur, etc. Que sont devenues ces sociétés ? Ont-elles disparu en même temps que la colonisation ?
Lesieur appartient aujourd’hui au groupe Saipol, lui-même contrôlé par le groupe agro-industriel Avril. En 2012, son chiffre d’affaire est de 732 millions d’euros. Unilever est aujourd’hui le 4ième groupe mondial dans l’industrie agro-alimentaire, et son chiffre d’affaire en 2014 est de 48 millions d’euros. La Compagnie Française de l’Afrique Occidentale (CFAO), qui s’était spécialisée dans la distribution automobile et la production industrielle en Afrique, a été rachetée par François Pinaut en 1990 (groupe Pinaut-Printemps-La Redoute, aujourd’hui groupe Kering), puis par Toyota Tsusho en 2012. Pour l’année 2014, son chiffre d’affaire est de 3,6 milliards d’euro. Est-il vraiment exagéré de dire que les grandes sociétés d’aujourd’hui se sont imposées grâce la sueur du travail forcé ?
Vautier termine son film par quelques images d’une manifestation française, peut-être tournées quelques mois plus tôt pendant la grande grève des mineurs. Sa conclusion n’est pas que les populations africaines luttent contre les Français, mais que le peuple africain « tiendra sa place dans la lutte commune, jusqu’à ce que soit gagnée la bataille de la vie ». N’est-ce pas suggérer que le colonialisme n’est que l’une des manifestations d’un problème plus souterrain, commun aux populations des métropoles et à celles des colonies, qu’une simple « décolonisation » déplacerait sans le résoudre ?
La répression
Il n’est pas toujours évident de comprendre ce que filme Vautier, en raison des bobines manquantes. Pour faciliter le visionnage du film, je précise ici simplement les lieux et événements auxquels il fait référence dans son commentaire.
Ce que montre Vautier, c’est la manière dont le pouvoir économique est soutenu par le pouvoir répressif de l’administration française. Depuis la création en 1946 du Rassemblement Démocratique Africain, les mouvements indépendantistes émergent et sont violemment réprimés. Outre la tuerie de Palaka, Vautier filme également la prison de Grand-Bassam, à 40 km d’Abidjan, où sont enfermés les militants anticolonialistes du RDA. Il insiste sur la mort de Mamba Bakayoko, peut-être emprisonnée et assassinée à la suite de la « marche des femmes » du 24 décembre 1949, femmes qui se rendaient à la prison pour réclamer la libération de leurs époux.[8]
Les images de désolation que filme Vautier, ainsi que celles de l’émergence des mouvements indépendantistes, ont dû être tournées en Côte d’Ivoire et au Mali. C’est la voix off qui indique ce qui, peut-être, est en train d’être filmé. Le gouvernement SFIO de l’époque entame un rapport de force avec le RDA d’Houphouët-Boigny, et ordonne l’arrestation de membres de la section ivoirienne du RDA. En réponse, le Parti Démocratique de Côte d’Ivoire organise une grève des achats des produits importés. L’administration coloniale envoie l’armée à Bouaflé le 21 janvier 1950 (3 morts, de nombreuses arrestations, ainsi que la disparition, quelques jours plus tard, du sénateur RDA Victor Biaka Boda), à Dimbokro le 30 janvier (14 morts, 50 blessés, après que le commandant ait fait tirer sur la foule qui craint l’arrestation d’Houphouët-Boigny), à Séguéla le 2 février (3 morts).
Village ivoirien
Ce ne sont là que les actes de répression que Vautier cite parce qu’il en fut le témoin direct. Il les place dans une perspective plus globale en rappelant des événements un peu oubliés aujourd’hui : les assassinats de Thiaroye, au Sénégal, le 1er décembre 1944 (70 morts), le massacre du Sétif du 08 mai 1945 (pendant les festivité qui marquent la fin de la guerre), la répression contre l’insurrection malgache entre 1947 et 1948 (89 000 morts d’après la première mission parlementaire de 1949, sur la base des données de l’armée elle-même, mais le chiffre est toujours révisé, à la hausse comme à la baisse), le bombardement du port de Haïphong (6000 morts), qui marque le début de la guerre d’Indochine, le 23 novembre 1946.
Un jeune militaire téléphonait à son officier de caserne. Il lui annonçait avec fierté qu’il avait mis en pièce un père de famille et ses enfants au cours d’une soirée dansante. Il détaillait tous les coups de pieds et tous les coups de poings. Il en tremblait d’émotion. Son supérieur semblait très satisfait de lui. J’étais dans le train pour Bordeaux, et le jeune soldat partait rétablir l’ordre à Mayotte. Nous étions en 2011. Quid novi sub sole ?
Le cinéma de Vautier prend toujours place dans un conflit. Il n’essaye pas de le surplomber, mais de faire contre poids aux images officielles qui reflètent moins la réalité que la complaisance de leurs auteurs à l’égard du pouvoir, si pervers soit-il. Le réel que nient ces images, Vautier va le filmer. La force y perd de son éclat, et la vie y gagne en dignité. Le combat auquel Vautier prend part en 1949 n’a pas dû lui paraître très différent de son combat de résistant : il combat les mêmes décrets, les mêmes comportements, en somme la même administration. Après tout, il n’a pas été fait magiquement table rase de l’ancienne administration en 1945.
Afrique 5O a été réédité avec un livret d’information par la coopérative les Mutins de Pangée. René Vautier aurait participé à environ 180 films. Parmi ceux qu’il a lui-même dirigés, seul un très petit nombre est plus ou moins facilement accessible. Les films consacrés à l’Algérie, les plus connus avec Afrique 50, peuvent parfois être trouvés en bibliothèque municipale. Beaucoup n’ont jamais obtenu de visa commercial, certains ont simplement été détruits. Un fonds Vautier a été créé à la Cinémathèque de Bretagne, pour récupérer les copies disséminées de par le monde. Citons également le film de la jeune cinéaste Oriane Brun-Moschetti, Salut et fraternité, les images selon René Vautier(2015) : elle œuvre activement à transmettre la conception exigeante qu’avait Vautier du cinéma. Je ne résiste pas non plus à l’idée de mentionner le petit montage d’un certain Mattlouf, Sarkolonisation, qui mêle habilement le discours de Dakar prononcé par Nicolas Sarkozy, alors Président de la République, le 26 juillet 2007, avec en contre-point des extraits adéquats d’Afrique 50.
[5] « Palaka » d’abord une langue, et par extension la région où cette langue est dominante. Je ne sais pas si le mot désigne également un village spécifique, où si Vautier parle plus généralement de la région du Nord de la Côte d’Ivoire.
[7] Cette construction a été finalisée par un consortium regroupant la Société Nationale des Travaux Publics, les Etablissements Meunier-Gogez et la Société de Construction des Batignolles.