
« Vous êtes formidable. Vous croyez que les gens sont tout bon ou tout mauvais. Vous croyez que le bien c’est la lumière et que l’ombre c’est le mal, mais où est l’ombre ? Où est la lumière ? Où est la frontière du mal ? Savez-vous si vous êtes du bon ou du mauvais côté ? (…) Vous vous êtes brûlés. Vous voyez l’expérience est concluante. (…) Orgueilleux, depuis qu’il souffle sur la ville un tourbillon de haine et de délation, toutes les valeurs morales sont plus ou moins corrompus, vous êtes atteint comme les autres. Vous tomberez comme eux ! »
Extrait de la scène de la lampe du film Le Corbeau.
Produit sous l’occupation puis sorti en 1943, avant d’être interdit à la libération, Le Corbeau d’Henri-Georges Clouzot raconte l’histoire d’une petite ville de province en proie à une psychose collective à la suite de l’envoi anonyme de plusieurs lettres calomnieuse d’un individu se surnommant le Corbeau, prétendant révéler des secrets inavoués. La principale victime en est le docteur Germain, gynécologue, accusé d’être trop proche de la femme d’un médecin et de pratiquer l’avortement à une époque où celui-ci était interdit. Au fur et à mesure de l’ampleur de la dénonciation et de la panique crée dans la ville, le docteur va tenter de résoudre le mystère derrière cette affaire.
Henri-Georges Clouzot, son réalisateur, est né en 1907 en France et est mort en 1977. Il est considéré comme un grand réalisateur de film noir français, ayant réalisé des oeuvres comme Quai des orfèvres, Les diaboliques ou Le salaire de la peur. Son surnom de « Hitchcock gaulois » lui vient de là. Jeune passionné de chansons et parolier à ses heures perdues, il se tournera peu à peu vers le cinéma, s’inspirant beaucoup du cinéma allemand, puis produisant divers scénarios avant de pouvoir réaliser son premier long-métrage durant l’Occupation.
Le film fut très critiqué par la gestapo pour sa dénonciation des lettres anonymes, mais il dû faire face aussi à l’opprobre des résistants, l’accusant de représenter une image caricaturale et anti-nationale de la France. A l’instar de la citation plus haut tiré du film, il ne faut pas considérer le film comme tout noir ou tout blanc, tout mauvais ou tout bon. Nous allons analyser de plus près le film, sa production et sa réception, mais aussi nous allons tenter d’aller plus loin sur la portée progressiste que peut avoir le film.
En voyant le film et en ayant un minimum de culture cinématographique, nous constatons la forte influence du cinéma expressionniste allemand dans le long-métrage, surtout au niveau du travail des ombres, servant à caractériser les personnages. Par exemple, l’un des personnages voit son ombre projetée sur le mur, prenant la grande partie de l’image et semblant dominer l’autre personnage présent, ce qui permet d’indiquer son importance dans le film, sa duplicité et, a fortiori, donné un indice sur sa culpabilité. L’autre scène que nous pouvons citer est celle de la lampe, où le docteur Vorzet et le docteur Germain discute, le premier tentant de lui démontrer que rien n’est parfaitement net et qu’il y a en chacun de nous une part d’ombre et de lumière, fait basculer la lampe, son visage étant à moitié dans l’ombre, à moitié en pleine lumière. Le contraste dans le film est maximal et les angles de vues souvent insolite, donnant de l’étrangeté à cette petite ville de province. L’influence expressionniste se comprend quand on sait que Clouzot a travaillé avant la guerre à Berlin pour faire des films en double version, allemand et français. Il se serait en outre beaucoup inspiré du film Le dernier des hommes de Friedrich Murnau (le réalisateur de Nosferatu et de L’Aurore) pour faire son film. Ariane Beauvilard dit à propos du film : « Le Corbeau est aussi une leçon de la mise en scène et du rendu de l’effacement des frontières à l’image. »[1]
A travers ces références au cinéma d’outre-Rhin, il y a un gros travail sur le champ et le rythme, pour faire comprendre la psychologie à cet instant d’un ou de plusieurs personnages. A titre d’exemple, nous pouvons citer la scène de l’oraison funèbre où l’on commence par un plan large sur la foule regroupée avec le discours du sous-préfet dans le fond, où l’on voit au premier plan une femme récupérant une lettre du Corbeau puis la diffusant à d’autres. Le discours continu et l’on voit toujours la foule se distribuant la lettre. Des plans en contre-plongée de Marie Corbin, que tous pensent être le Corbeau, apparaissent avec le regard accusateur de la foule[2], l’accusant, alors qu’elle reste impassible malgré la gêne. A la fin du discours, la foule s’en prend à Marie Corbin et les divers plans de caméra servent à montrer l’émotion et la folie de la foule, ainsi que la panique de l’accusée. Seule la mère du défunt reste impassible dans sa douleur. Ce qui est intéressant, c’est que le discours officiel du sous-préfet semble sonner faux et est tourné en ridicule dans cette scène, les autorités étant montré comme incapable de mettre fin à la folie des lettres anonymes. Un exemple de désacralisation de l’autorité répété une scène plus loin où le prêtre, pensant le Corbeau arrêté, sonne la fin de la folie mais du plafond tombe lentement une lettre.

Nous sentons dans Le Corbeau un voyeurisme très présent, comme lors de la scène du début avec la jeune Rolande observant le docteur Germain à travers la porte où celui-ci découvre la première lettre du Corbeau, ou plus loin le docteur Germain regardant l’instituteur à travers la vitre entrain d’écrire. Chacun se regarde en chien de faïence et chacun des personnages à des choses à cacher, comme Denise et sa jambe qui boite, Marie Corbin qui vole de la morphine et le docteur Germain et son passé douloureux.
A travers le thème de la dénonciation, Clouzot nous livre une vision très noire de l’humanité, pris non pas dans un cas particulier ni dans un mode de vie précis mais dans sa généralité, comme l’indique le panneau au début du film : « Une petite ville, ici ou ailleurs ». Les dénonciations et les fausses rumeurs pleuvent sur la ville créant un état de panique chez tous les habitants (à tel point que le « sage » de la ville fait une courbe de la panique), qui dénoncent les lettres du Corbeau mais sont tout de même prêt à croire et à colporter certaines des accusations, comme celui des pratiques d’avortement du docteur Germain, participant ainsi à l’avancée de la folie collective prenant la ville. Le champ lexical de la maladie et de la contagion est fortement utilisé dans le film pour parler des lettres anonymes, insinuant bien qu’il s’agit d’un état de dégénérescence où la population perd complétement ses bases du vivre-ensemble pour une méfiance généralisée. Cela atteint son paroxysme lors de la scène de poursuite de Marie Corbin, la foule vengeresse voulant la lyncher cette dernière doit courir à travers les rues du village, les clameurs de la foule devenant de plus en plus forte.
Les personnages ne sont pas tout bons ou tout mauvais, comme indiqué dans la scène de la lampe, ce qui peut être caractéristique pour le personnage de Denise la voluptueuse, mais aussi de l’ensemble des personnages, dont ceux représentant l’autorité qui peuvent à un moment agir de la mauvaise façon tout en étant des personnes juste en temps normal.
Il nous apparaît aussi important de nous arrêter sur l’évolution du personnage principal, c’est-à-dire du docteur Rémi Germain. La première caractérisation du personnage c’est d’être froid, distant, professionnel et généreux, maitre de lui-même et détestant les enfants. L’objectif du film va donc être de mettre à l’épreuve ce personnage et de le briser. Son personnage est encore une fois caractérisé lors d’une scène avec le docteur Vorzet analysant son écriture à la poste :
« De l’intelligence, beaucoup d’intelligence. (…) De la sensualité, beaucoup trop de sensualité. Et avec ça, un manque de souplesse, de liberté, vous n’avez pas d’indulgence pour la vie mon cher. Vous êtes un bloc. Un beau bloc, mais un bloc. Ça ne doit pas vous faire énormément d’amis. »

A partir du moment où les commérages le visant se propagent à travers la ville, le personnage vacille même s’il tente de faire bonne figure. En démontre son attirance plus ou moins avouée pour Laura Vorzet et le fait qu’il se soumet aux charmes de sa voisine Denise après l’avoir dédaigné au début du long-métrage. Il évoque « deux fantômes » qui le poursuivent et son passé n’est pas clair. Ecœuré par l’attitude de la ville à son égard et pensant l’affaire terminée à la suite de l’arrestation d’un suspect, le docteur Germain souhaite partir en repoussant Denise, malgré son attirance pour elle. Cette dernière, voyant qu’il la considère comme une mauvaise fille, le dit étranger à la vie à cause de ses catégories morales strictes et étriquées. Après une tentative des policiers de le faire partir afin de stopper les lettres anonymes, le docteur Germain révèle son passé : la mort de son épouse et de son enfant qui devait naître. Après la scène de la lampe et avoir trouvé des preuves permettant d’arrêter un suspect, il refuse de dénoncer celui-ci, préférant les soins, car il considère qu’au fond le mal est nécessaire pour sortir de la maladie et que grâce à cette épreuve il a pu sortir de son passé qui le hantait. Après cette scène, on le voit enthousiaste à reconstruire une famille, sachant qu’il va avoir un enfant. La différence c’est qu’il accepte de perdre la mère si c’est pour garder l’enfant (contrairement avec sa première femme), car on ne peut « sacrifier l’avenir au présent ».
Autre description de personnage intéressante, c’est celle du Corbeau. Sa personnalité est moins précise. Ses motivations ne sont pas forcément compréhensibles, même si la jalousie est sans doute un moteur, on constate aussi de la folie de sa part (ce qui est plus ou moins avoué). Il aime regarder les hommes s’entredéchirer dans une espèce d’expérience sociale dont il est le seul maître et pour laquelle il joue sur tous les tableaux, lui permettant d’affirmer une information et de la contester d’autre part, permettant de jeter le trouble dans l’opinion public, le profil du Corbeau restant insaisissable. Autre caractéristique, il s’amuse à donner des indices sur sa propre nature, sans faire attention qu’il dresse son propre portrait. Malgré son apparence sage bien qu’extravagante, il est violent et plein d’ambiguïté (une bête féroce et un ange) et ne se considère pas comme mauvais. Il est même probable que son objectif soit de rendre la ville aussi moralement ambivalente que lui.
A suivre
[1] Voir la critique du film Le Corbeau sur Clouzot.org
[2] On remarque que la seule personne ne la dévisageant pas est précisément celle qui sait qui est le Corbeau.