Mouvement ouvrier et cinéma d’horreur : épouvante et questions sociales

Un point que nous avons finalement peu abordé, c’est celui du mode de production. Il est assez récurrent lorsqu’on parle de cinéma d’horreur d’en faire abstraction. Cela permet de ne pas questionner l’objectif derrière la création des œuvres d’épouvante (quel public doivent-elles toucher ?)[1]. Le phénomène est pourtant connu, d’autant plus pour le cinéma d’exploitation dont c’est la genèse, le cinéma horrifique ou « de genre » peut être réalisé à la chaine avec un petit budget, le récent studio Blumhouse en ayant fait sa marque de fabrique, dans le but d’être rentable. L’équipe technique n’a pas forcément beaucoup de temps concernant le montage ou les effets spéciaux, mais il en est de même pour les scénaristes. Ceux-ci n’ont pas toujours le loisir d’écrire une histoire poussée avec des personnages crédibles. Ils sont donc obligés de se focaliser sur d’autres éléments pour attirer l’attention, notamment le gore ou les jump-scare, afin de provoquer un dégoût ou une peur facile susceptible de plaire à un public qui ne demande rien de plus. Je me permets de le rappeler, car trop souvent on entend dire que le cinéma d’horreur est provocant et dérangeant, un art de transgression. Un avis potentiellement vérifiable si on se base uniquement sur les vieilles familles réactionnaires d’Outre-atlantique. Le défaut principal à cette position de l’horreur comme cinéma de transgression, c’est qu’il méconnait un élément important, cardinal du capitalisme, masqué en effet par les pleurs des familles conservatrices : en régime capitaliste, la transgression dans une certaine mesure, surtout si elle est désidéologisée, est une marchandise comme une autre. C’est ce que développait le sociologue Michel Clouscard dans ses ouvrages au sujet des générations post-soixante-huit, le mot d’ordre « il est interdit d’interdire » devenant le cheval de bataille de la petite bourgeoisie intellectuelle montante voulant accéder à la consommation. Hormis ce point, beaucoup des œuvres dont on parle sont certes transgressives d’un certain point de vue, mais ne cherchent pas à élever le goût de leur public, plutôt à jouer sur leurs bas instincts pour les faire consommer davantage. Toutefois, il serait faux de dire qu’il n’a jamais existé de cinéma d’horreur à portée sociale, ayant tenté de défendre un message émancipateur et d’influer sur la société. Nous allons tenter d’en faire un premier tour non exhaustif. Petite précision, le fait de porter un message social ne signifie pas qu’il soit bon en lui-même, ni qu’il soit matérialiste ou même marxiste.

David Cronenberg est un réalisateur canadien bien connu des fans de l’horreur et de la science-fiction, en particulier pour son remake de La Mouche en 1986. Ces films portent souvent sur le rapport à la réalité, au corps et aux changements qu’il subit, de même qu’à la violence et aux névroses. Son genre de prédilection est le body horror, dont nous aurons à reparler lors d’un article ultérieur. On lui doit des films comme Chromosome 3 (inspiré de sa séparation avec sa femme et sa bataille pour la garde de sa fille), Scanners, Crash et plus récemment Crimes of the Future.

Frissons (1975) de David Cronenberg montre la contamination de tout un immeuble par des parasites, qui vont pousser au bout les envies libidineuses des contaminés. L’entièreté du récit est à huis clos. L’horreur surgit au sein d’un ensemble bourgeois fermé par des grilles et un garde. Un lieu cloisonné physiquement, où la sexualité se cache dans des pulsions refoulées que chacun tente d’enfouir mais qui menace de sortir à chaque instant. La peur du meurtre est ici remplacée par la peur du viol collectif. La volonté de Cronenberg, même s’il tente d’éviter une identification avec les personnages pour laisser le spectateur se faire son avis, est de créer une allégorie de la bestialité cachée derrière une apparence civilisée, que ce soit chez les vieux respectables, les relations de couple ou parents-enfants. La fin du film indique que le mal semble se propager hors de toute proportion.

 Vidéodrome (1983) va plus loin dans le discours politique. Tout d’abord, le long-métrage s’inscrit dans une époque où la diffusion et l’accès à la télévision connaît un essor phénoménal et pose question, notamment sur l’influence des images. C’est aussi la période de la guerre froide, d’une radicalité politique (indépendantisme et régionaliste), de la violence terroriste et de conflits médiatiques. L’histoire est celle d’un directeur d’une chaine de télé pornographique, en prise du jour au lendemain avec une mystérieuse émission faite uniquement de tortures, Vidéodrome. Suite aux visionnages, la réalité semble se tordre devant lui jusqu’à ce qu’il n’arrive plus à discerner le vrai du faux.

Le film possède une intrigue (celle que nous venons d’énoncer) et une sous-intrigue. La sous-intrigue présente le combat entre deux organisations. La première souhaite éradiquer les citoyens qu’elle considère comme nuisible, la seconde souhaitant faire évoluer la population vers un monde où la réalité et la vidéo n’auront plus de distinction. Au centre, le protagoniste, qu’ils vont s’efforcer chacun de manipuler au profit de leur projet. Celui-ci est d’ailleurs un pur opportuniste rapidement dépassé par les évènements, jusqu’à devenir une coquille vide. Le long-métrage montre que les idéologies, à travers un outil comme la télévision, y compris dans un programme qui semble aussi loin que possible de la politique, peuvent manipuler le comportement des spectateurs avides de nouvelles images, d’autant plus s’ils n’ont aucun recul sur celles-ci.

Vidéodrome joue aussi sur une volonté malsaine d’aller toujours plus loin dans le fantasme, à l’instar de la copine du personnage principal, qui se sent de plus en plus excitée par des pratiques sexuelles dangereuses. Plusieurs scènes laissent à notre appréciation de savoir si elles sont réelles ou fantasmées[2]. Les objets prennent vie et le personnage principal se transforme en magnétoscope.

Dans le long-métrage, on retrouve le « Secours cathodique » dirigé par Oblivion, qui organise des lieux de shoot pour ceux qui ont besoin de quelques heures passées devant la télévision. Oblivion représente un discours idéaliste car pour lui le monde réel n’existe pas, seule la stimulation dans le cerveau existe. Ce qui veut dire qu’hormis les sensations il n’y a aucun moyen de connaître le monde. Son personnage est inspiré du théoricien des perturbations sensorielles Marshall McLuhan, qui a travaillé sur l’impact de la télévision sur l’esprit humain. Son ennemi Barry Convex est inspiré d’un télévangéliste de l’époque coupable de malversations sexuelles et financières[3].

Partons du côté du Japn avec le réalisateur Kiyoshi Kurosawa. Ce dernier a commencé le cinéma d’horreur avec le très médiocre Sweet home en 1986. Kurosawa aura à nouveau du succès à la fin de années 90 avec le polar Cure. Dans la fin des années 2000, il abandonnera le genre horrifique après l’avoir totalement retourné, au profit d’histoires davantage sociales, même si de temps à autres il tourne des films policiers ou avec des fantômes.

Son film Door 3 (1996) est un hommage à David Cronenberg, qui reprend l’idée d’un parasite provoquant une frénésie des pulsions sexuelles comme dans Frissons, mais en parlant plutôt du marché du travail au Japon et de l’oppression sexuelle des femmes japonaises voulant s’élever.

Kaïro (2001) raconte l’invasion des fantômes dans notre réalité grâce à internet. Le film est une charge contre la solitude grandissante des jeunes japonais, à peine cachée par les débuts d’internet, qui va jusqu’à poser le suicide comme problème de société[4]. D’ailleurs dans ses interviews de l’époque, Kurosawa se montre très virulent contre la société japonaise. Dans Retribution (2007)[5], il s’attaque à l’urbanisation à outrance de Tokyo qui démolit le passé.

Kurosawa tente de dire quelque chose sur le monde, de donner sa perspective, mais si elle se veut résolument humaniste sa filmographie s’inscrit dans un courant idéaliste, où les problèmes viennent du comportement des seuls individus et non de l’organisation en tant que telle de la société. Plusieurs de ses films sont politiques que ce soit Charisma (1999), une allégorie sur le pouvoir dans une société, ou Avant que nous disparaissions (2017), montrant des extraterrestres envahir la Terre en volant les concepts aux humains, sans parler des films sociaux du style Tokyo sonata (2008). Pour lui, le problème de la société est d’ordre moral ou lié à des éléments technologiques déconnectant les uns et les autres. Sans parler d’une critique du travail comme asservissement émotionnel et empêchement à l’épanouissement[6], et non comme l’endroit par excellence du vol du produit de la force de travail au profit d’une minorité de bourgeois. Si on peut déceler grâce à son travail l’air du temps, on trouvera difficilement une analyse et une compréhension claire de l’histoire, de la politique et encore moins des moyens de productions.

George Romero était un réalisateur américain principalement connu pour ses films de zombies. Chez lui, les références politiques sont plus présentes et beaucoup moins vagues que chez les deux artistes précédemment cités. 

The Crazies (1973) parle d’un petit village américain envahit par l’armée, près duquel un avion de l’armée transportant un virus provoquant un état de folie s’est écrasé. La situation ne tarde pas à dégénérer entre les militaires et les citoyens résistant à cette invasion, tandis que le virus commence sa propagation.

Le film évoque la guerre du Vietnam en cours dans plusieurs plans, comme la poursuite en hélicoptère des rebelles par les militaires, ou la scène du prêtre préférant se faire brûler pour protester contre les consignes de l’armée. La raison d’Etat (cacher la création d’une arme bactériologique et son impact sur une population américaine) et les libertés individuelles se font face. Nous avons droit à plusieurs scènes avec des membres du gouvernement discutant à Washington de la situation de la ville, sans en informer la population. Les « fous » du film représentent à la fois le peuple vietnamien et les militaires américains partis pour mourir là-bas sans comprendre les raisons de leur combat. C’est remarquable, mais les militaires comme les rebelles sont traités objectivement par le réalisateur.

Zombie (1978) montre des survivants d’une apocalypse zombie se réfugiant dans un centre commercial. L’univers du film est dans la continuité de son premier long-métrage, La nuit des morts-vivants, même s’il n’en constitue pas une suite. Il est réalisé après la crise pétrolière, qui fut aussi une crise de la possibilité de consommer.

Contrairement au premier opus de 68, la télévision ne joue plus son rôle d’informations, mais au contraire elle est là seulement pour donner les prérogatives du gouvernement de gestion de la crise. Ce qui donne en introduction une prise de bec en direct. Le racisme est présent lors d’une des premières scènes, lorsque les policiers organisent un raid sur le HLM dont les habitants n’ont pas suivi les consignes de regroupement du gouvernement. L’un des policiers, particulièrement bruyant, fait état de sa haine contre les portoricains et les afro-américains, n’hésitant pas à tirer sur les civils désarmés, avant lui-même d’être tué par Peter, l’un des policiers afro-américains. Ce policier raciste représente le ressentiment de la petite-bourgeoisie blanche américaine contre ceux qu’elle considère comme n’ayant pas mérité de cadeaux (c’est-à-dire plus pauvre qu’eux). Un point beaucoup plus développé, c’est l’infantilisme de certains hommes, dont Roger (qui joue comme un gosse à tuer les zombies, ce qui lui causera sa perte) et Stephen (qui défiera des bikers pour défendre « sa propriété », c’est-à-dire le centre commercial, causant aussi sa perte), conditionnés par une société à bout de souffle, mais aussi par la présence du centre commercial dont l’accès à la consommation facile les faits redescendre en enfance. Ils ne sont pas les seules : les zombies reproduisent inconsciemment leurs anciennes habitudes, ici aller au centre commercial. Le film est souvent vu par la critique comme un pamphlet contre la société de consommation abrutissant les masses au nom d’une consommation accessible, à condition d’en avoir les moyens. Comme le rappelle Peter, certains biens ne sont pas acquérable par les petites gens. Romero dénonce ici un système qui recommande un plaisir individuel et facile au détriment du collectif. Un critique décrit le mall (centre commercial) de Romero ainsi :

« Une fois à l’intérieur de cet espace feutré et aseptisé, le badaud se transforme en consommateur, flânant au gré non pas de sa propre envie mais du désir de se couler dans un moule soigneusement préétabli, où la musique en boit remplir la fonction d’un cocon lénifiant dans lequel il sera, des heures durant, choyé, dorloté et protégé comme un enfant par sa mère. Et le Mall sert à transformer les personnes en jeunes enfants préoedipiens, chez qui la pulsion l’emporte sur toute contrainte : on veut posséder quelque chose, on doit satisfaire à cette (com)pulsion d’acheter, tel un bébé exigeant la satisfaction immédiate d’un besoin corporel. »[7]

 Les deux personnages les plus réfléchis et rationnels, mettant à bas l’ancienne société, et donc ayant la possibilité d’en recréer une nouvelle, c’est Fran, la compagne de Stephen, et Peter, le policier noir. On retrouve d’ailleurs une critique du machisme, le personnage de Fran s’affermissant au fil de l’intrigue pour devenir un élément central du groupe, alors qu’elle a tendance au début à être mise de côté, à l’instar d’une scène où les hommes du groupe discutent sans sa présence de son propre avortement.

Land of the dead (2005) se passe dans un avenir où l’apocalypse zombie est réalisé. Sur une île, les pauvres sont entassés dans des bidonvilles, tandis que les riches se retrouvent dans un immeuble ultrasécurisé, à la fois contre les morts-vivants et contre les pauvres. Dans ce cadre-là une rébellion d’un officier éclate, tandis que les zombies, menés par un des leurs devenus plus intelligent, sont en passe d’attaquer la ville.

On assiste à une répartition spatiale entre riches et pauvres, entre ceux qui vivent dans les bas-fonds et ceux qui peuvent vivre dans la tour protégée. Le film évoque le thème de l’ultrasécurité, très présent après les attentats du 11 septembre 2001, où une partie de la population plus ou moins aisée souhaite au maximum se prémunir contre toutes récupérations de leurs richesses. A vrai dire, c’est une constante des villes où le capitalisme le plus sauvage se déchaîne, celle de faire cohabiter à la bordure la misère la plus extrême et de l’autre les villas sécurisées de la bourgeoisie. La tour est un lieu clos de protection, mais qui s’avère inefficace comme dans Zombie. Zombies et pauvres sont montrés comme des opprimés, dont l’alliance de circonstances permet de mettre à bas un système oligarchique.

Et ces trois exemples ne sont pas les seuls éléments de la filmographie de Romero. On peut penser à Season of the witch qui dénonce l’aliénation de la femme par le patriarcat ou à Bruiser, qui dénonce la dépossession de soi par le capitalisme.

Candyman de Bernard Rose (1991), dont nous avions déjà parlé sur ce blog. L’histoire suit une jeune chercheuse en légende urbaine dans les HLM américains de Cabrini-Green, où Candyman règne, un être surnaturel apparaissant pour commettre des meurtres sanglant une fois qu’on prononce 3 fois son nom devant un miroir. Le film fixe son intrigue dans les quartiers pauvres et la peur de ses habitants. Il fait vivre à son personnage principal priviléfié le même sort et le même discrédit de la parole que subissent les afro-américains des quartiers. D’ailleurs Candyman est un ancien fils d’esclave affranchi brûlé par des blancs pour être tombé amoureux d’une jeune fille blanche.

La suite du premier film, Candyman (2021) de Nia Dacosta, est encore plus ouvertement politique que le premier. Il dépeint le jeune enfant sauvé par Hélène (l’héroïne du premier opus), devenu adulte et artiste, qui par le jeu du hasard se retrouve à s’intéresser à la légende de Candyman, alors que le quartier de Cabrini-Green dans lequel il a vécu a été rasé pour être racheté par la petite-bourgeoisie blanche.

Vous êtes sans doute au courant, mais les Etats-Unis connaissent un fort taux de violence raciale. Les images de policiers tuant dans des circonstances douteuses des individus afro-américains sont légion. On pense immédiatement à la mort de George Floyd étouffé lors de son arrestation, mais malheureusement c’est un cas parmi d’autres. Les Etats-Unis possèdent l’une des populations carcérales les plus fortes au monde et bon nombre sont des noirs ou des minorités. Le Mouvement Black lives matters a débuté chez l’Oncle Sam : le cinéma américain ne pouvait pas rester neutre, en particulier chez les réalisateurs noirs (c’est le cas présent). En plus de ces phénomènes, il existe une autre sorte de violence plus insidieuse, c’est celle de la gentrification/embourgeoisement des quartiers. C’est un phénomène existant en France, notamment à Paris et dans sa petite couronne, mais qui prend encore une autre tournure Outre-atlantique. En effet, les afro-américains pauvres étaient entassés dans les mêmes quartiers. Or, du fait des rénovations des logements, du prix de l’immobilier, des rachats et des reconstructions, les primo-arrivants ont tendances à être chassés pour laisser place à une petite-bourgeoisie avide de trouver de nouveau logement. C’est ce qui arrive à Cabrini-Green dans le film et dans la réalité : la petite-bourgeoisie blanche remplace les déclassés noirs. Le film gagne à montrer que la bourgeoisie libérale aime s’approprier l’histoire des autres sans contenu critique. Le long-métrage se veut comme une tentative de réappropriation d’un passé par les premiers concernés contre le vol de leur histoire. Ce que Candyman signifie ici : un outil de lutte pour la réappropriation d’une histoire.

Cependant, la critique de la gentrification est assez peu subtile, dans le sens où celle-ci est évoquée à plusieurs reprises comme un message direct au spectateur, à tel point qu’on dirait que la réalisatrice ne savait pas comment bien faire comprendre son message. Autre problème, les violences policières sont totalement évasives jusqu’à la fin du film. Certes, l’un des Candyman est assassiné par la police, mais rien ne nous dit jusqu’à la fin qu’il s’agit d’un problème des temps modernes. D’autre part, l’utilisation de Candyman comme outil de réappropriation culturelle n’est pas positive et penche vers une guerre raciale. L’idée derrière le fait de « ressusciter »[8] Candyman, ce n’est pas de libérer un peuple de l’oppression, mais la vengeance. L’un des personnages l’explique très bien : les blancs les ont chassés de chez eux et veulent reprendre à leur compte le passé des afro-américains, ils reprendront aussi Candyman et sa violence barbare. La seule réponse à l’oppression : la violence aveugle, terroriste, sans perspective de libération.  Ensuite, la transformation des origines de Candyman dans ce film pose question et entraîne des contradictions avec le premier long-métrage. Dans l’opus de 1992, Candyman, alias Daniel Roubitaille, est clairement identifié et son histoire avec. Sa motivation principale est de continuer à exister par la crainte de son nom, à l’instar d’un dieu. A la fin, Helene le bat et devient elle-même à cause des habitants du ghetto la nouvelle légende remplaçant Candyman. Dans le film de 2021, il n’y a pas un mais des Candyman, tous victimes de violences raciales. L’esprit de Candyman devient donc un esprit vengeur, celui des noirs assassinés lors de violences raciales. Pourtant, et c’est encore cas dans le film de 2021, il ne s’en prend pas à des blancs mais aux pauvres du ghetto. De même, si Candyman représente uniquement les violences raciales faites aux noirs, on peut se demander pourquoi le personnage principal du premier film devient elle-même la nouvelle incarnation de Candyman à la fin de l’histoire.

Jordan Peele, co-scénariste du dernier Candyman, est un réalisateur afro-américain ayant commencé une carrière d’humoriste avant de prendre la tournure horrifique d’aujourd’hui. Get Out est son premier film, celui qui l’a fait connaître internationalement et qui se veut très personnel. Le long-métrage est réalisé dans la période post-élection d’Obama, où les promesses d’une meilleure qualité de vie pour les afro-américains n’ont pas été tenues. Get out (2017) présente Chris, un jeune photographe afro-américain, qui doit passer un week-end dans la famille de sa copine, des membres de la bourgeoisie blanche. Au cours de son bref séjour les éléments troublants vont s’accumuler, d’autant plus lorsqu’il se rend compte que la mère de famille l’hypnotise. 

DANIEL KALUUYA

Le réalisateur a une excellente utilisation de l’identification, car elle nous permet ici de nous mettre à la place d’un point-de-vue que nous avons peu l’habitude de voir au cinéma : celui d’un jeune homme noir au milieu de riches blancs. Des moments en apparence normaux sont là pour montrer l’oppression et le malaise du héros, les autres le regardant comme un être étrange et un objet de curiosité. D’ailleurs le film joue beaucoup sur une inquiétante étrangeté, comme les domestiques noirs qui parlent tout sauf normalement.

La famille Armitage n’est pas raciste en soi. Elle ne déteste pas les noirs, mais elle croit aux clichés racistes sur les noirs (cours vite, danse dans le sang, performances exceptionnelles au lit, etc) et à leur croissante popularité dans la société, qu’ils veulent donc s’approprier pour eux et leurs clients. Grâce à leur technique de transplantation, ils peuvent se faire beaucoup d’argent en vendant le corps de jeunes hommes noirs à des riches blancs. Rien ne prouve dans le film qu’ils n’ont pas fait ça à d’autres communautés. C’est juste que pour eux les noirs seraient plus demandés car porteurs de meilleures qualités. A la limite, le plus raciste des membres de la famille se trouve être le frère de la copine du héros, le plus ouvertement hostile à Chris. La fille, la copine du héros donc, est l’équivalente d’un philosémite : elle aime les noirs pour leurs clichés racistes et, lors d’une scène, où on la voit dans sa chambre, habillée en chasseuse avec derrière elle les photos de ses victimes, tout en cherchant des photos de basketteurs afro-américains, on peut penser qu’elle est vraiment attirée sexuellement par les jeunes noirs, ce qui explique qu’elle éprouve un grand plaisir à ramener ses proies à sa famille. Et par ailleurs, c’est un détournement de la vieille idée raciste voulant que les noirs s’en prennent aux jeunes filles blanches.

Le marchand d’art lui ne croit pas à ces préjugés. Cependant, il réalise une appropriation culturelle en souhaitant récupérer le corps de Chris, afin de pouvoir retrouver la vue et voir ce que perçoit Chris.

Us (2019) est le second long-métrage de Jordan Peele. Le film suit une famille afro-américaine de la petite-bourgeoisie est confrontée à leurs clones qui souhaitent les remplacer. Contrairement à Get out, c’est moins une question de racisme que de classisme, c’est-à-dire le racisme de classe, le fait de déconsidérer les pauvres.  

Ici les reliés, les doppelgangers, sont des êtres clonés par le gouvernement pour pouvoir contrôler ceux de la surface en leur faisant refaire exactement les mêmes gestes (comment ? on ne sait pas), mais qui ont une personnalité différente de l’original. Ils représentent les pauvres qui, bien qu’en tout point similaire à leurs homologues de la surface, sont laissés dans la précarité la plus totale et dont les choix sont dictés par ceux d’en haut (comment ? on ne sait pas). L’un des clones énonce qu’ils sont des Américains comme les autres malgré leur précarité. Ils organisent la révolution des déclassés qui se propage dans tout le pays. Cependant le film s’attarde à dénoncer le classisme, c’est-à-dire le racisme de classe, et non les méfaits de la répartition en classe. Les reliés ne sont pas tout à fait des prolétaires dans le sens où ils ne sont pas exploités dans leur force de travail. Si on compare aux ouvriers dans Metropolis de Fritz Lang, obligés de vivre dans les bas-fonds à faire fonctionner les machines pour les riches du dessus, les reliés n’ont pas d’impact sur le train de vie des gens de la surface, ni positivement ni négativement. Chacun est plus victime d’une expérience du gouvernement qu’une victime du capitalisme. La haine de classe a des raisons objectives mais est mal retranscrite dans le film. De manière générale le propos est moins intéressant et pertinent que dans Get out. In fine, le long-métrage semble pencher vers une réconciliation des classes plus qu’à une abolition de celles-ci.

Enfin, parlons d’un genre méconnu : le gothique tropical[9]. Ce sont des histoires d’épouvante prenant place dans les paysages de la forêt amazonienne, mélangeant fantastique et horreur pour dénoncer le néocolonialisme et le capitalisme. C’est d’abord un sous-genre littéraire, créé par Alvaro Mutis avec son livre La mansion de Araucaima, couplant les thèmes du cannibalisme avec le passé esclavagiste et la réalité néocoloniale de l’Amérique latine. Le Groupe Caliwood, une bande de réalisateurs colombiens anticapitalistes, vont en faire un genre cinématographique et parler politique. Ils voulaient un cinéma d’horreur bon marché et démystifiant les horreurs de la violence et de la misère. Durant les années 80 en Colombie, la classe supérieure est une partie minoritaire de la population ayant le pouvoir sur les institutions économiques et politiques.

Pura sangre (1982) de Luis Ospina, un réalisateur colombien, est un exemple du gothique tropical au cinéma. Un riche homme malade a besoin de sang de jeunes hommes pour continuer à vivre. Son fils fait chanter ses domestiques, des assassins-violeurs, pour lui trouver du sang frais. Ainsi commence une série de meurtres barbares.

Le film s’inspire d’une véritable affaire, celle du monstre de Mangones, un tueur en série colombien jamais arrêté ayant sévi des années 60 à 70, tuant et violant de 30 à 38 préadolescents de Cali. Plus précisément l’histoire s’inspire d’une rumeur lancée à propos de ce tueur : il serait en réalité un homme riche atteint d’une leucémie ayant besoin du sang de jeunes victimes. Par ailleurs, la Colombie est un pays connu pour sa grande violence et ses affrontements de classe, ainsi que sa grande dépendance aux Etats-Unis. Le film montre un riche vivre littéralement du sang du peuple avec l’aide de ses complices. L’image du vampire sert à comparer la bourgeoisie régnante à un monstre vivant de la force vitale d’autrui. Cette image démonte la soi-disante respetabilité des bourgeois, car ils tirent toutes leurs richesses des travailleurs.

Carne de tu Carne (1983) de Carlos Mayolo, lui aussi colombien et membre de Caliwood, se déroule durant la dictature militaire. Une famille aisée est réunie pour l’enterrement de la matriarche. Obligé de fuir lors d’une explosion, deux jeunes membres de cette famille vont développer une relation amoureuse incestueuse, avant d’être possédés par les fantômes de leurs ancêtres, les transformant en des êtres cannibales et vampiriques[10].

Comme dans Pura sangre, le film part d’une histoire vraie, l’explosion à Cali de plusieurs dépôts de munitions de l’armée causant plus de 1300 morts, afin d’amener à un récit fantastique, tout en implantant l’horreur dans une période historique bien particulière.

Le gothique tropical dépeint un paysage d’horreur où toutes les interactions sociales sont condamnées, où même l’amour est incestueux. Toutefois, avec un message politique clair et assumé, tourné vers le remplacement d’une élite parasitaire, de même que son réalisme historique, le gothique tropical montre la lumière au bout du tunnel, celle d’une révolution renvoyant ceux qui le méritent aux poubelles de l’histoire. C’est ce qui se rapproche le plus d’un véritable cinéma d’horreur matérialiste.


[1] Sans que son propos soit le même que celui développé ici, la dernière vidéo de la chaîne En tout genre à propos de la définition du cinéma de genre, fait une intéressante distinction entre cinéma de genre et cinéma d’exploitation.

[2] Cela nous offre un avant-goût du film Existenz.

[3] Numéro spécial de Mad Movies, juillet 2022, sur David Cronenberg.

[4] Je ne développe pas plus, j’avais rédigé un article au sujet de ce film, intitulé « Kaïro : solitude mortelle au pays des fantômes ».

[5] De même, vous trouverez une critique plus complète de ce film sur le blog. « Retribution : du passé faisons table rase ».

[6] Je connais mal l’histoire du Japon, donc je ne saurais trop m’avancer, mais il me semble que les Japonais ont un rapport particulier quasi-féodal avec le travail.

[7] George A. Romero : un cinéma crépusculaire. Sous la direction de Frank Lafond.

[8] Les termes sont entre guillemets, car il y a un vrai problème de cohérence dans l’œuvre, sur laquelle je ne m’attarde pas. Toutefois, pour donner une idée de ce que je veux dire : Candyman n’a pas besoin de ressusciter, il existe déjà dans le film et nous le voyons commettre plusieurs meurtres sans mal avant sa résurrection officielle.

[9] Cette partie vient directement de la vidéo sur le même sujet de la chaîne Vidéodrome.

[10] La créature est inspirée d’une légende indigène, celle de la Madremonte.

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