Le village du péché : le système patriarcal de la paysannerie russe

En cette journée du 8 mars, jour de la lutte pour les droits des femmes, des milliers de nos compagnes sont en grève ou en manifestation pour des meilleurs conditions sociales, le respect de leurs droits et la fin des violences à leur encontre. Le mouvement MeToo a révélé plusieurs cas de violences sexuelles que subissent les femmes. Débuté en 2007 mais devenu viral une dizaine d’années après avec l’affaire Weinstein, il a permis de se rendre compte que les agressions sexuelles ou les viols sont plus courants qu’on le pense. Au vu de ce phénomène, on peut se demander, comme nos camarades féministes nous le répètent, si nous ne vivons pas dans une société patriarcale.

Une société patriarcale c’est une forme d’organisation sociale fondée sur la détention de l’autorité par les hommes, à l’exclusion explicite des femmes. Le père « fondateur » devient le propriétaire des biens de l’ensemble de la famille et le représentant de l’autorité sur son entourage, femmes et enfants, jusqu’à ce que ses fils prennent la relève. La femme est reléguée au rang de propriété comme une autre dont l’avenir dépend du père, du frère ou du mari.

En France, 86 % des femmes se disaient victimes d’agressions sexuelles en 2018. L’année dernière, c’était 94 000 femmes qui disaient avoir subi un viol ou une tentative de viol ; 213 000 femmes disent avoir été victimes de violences conjugales en 2019 (102 femmes ont été tués par leur conjoint en 2020)[1]. Bien entendu, comme la plupart des victimes ne portent pas plainte, il est fort probable que le chiffre soit sous-évalué.

Cependant, dans notre société occidentale moderne, en termes légaux, le père, le mari, l’homme, n’a plus tous les droits sur la propriété des biens, dans le mariage (la possibilité de divorce aidant) ou hors mariage, de même que sur le plan de l’autorité parentale. De nombreux postes traditionnellement masculins se sont féminisés. Le principe de la femme au foyer, qui doit rester à la maison et être exploitée par son mari, bourgeois ou prolétaire, a été ringardisé. De même, la contraception a permis aux femmes de mieux maitriser leur corps. En fait, la possibilité, pas totalement exploitée aujourd’hui, donnée aux femmes d’être indépendantes financièrement des hommes assure un minimum de liberté. Une liberté d’autant plus grande, évidemment, pour les femmes de la classe bourgeoise, dont on peut supposer qu’elles ne subissent plus, ou très peu, ce qui reste de l’oppression patriarcale…

Toutefois, l’exploitation des femmes, même dans une moindre mesure car débarrassée de ces injustices les plus criantes à l’œil nu, se maintient par un salaire plus bas que les hommes à compétence égale ou par la mainmise sur les corps des femmes par des hommes en position de force à un moment T dans leur domaine d’activité. C’est le cas du fameux producteur de cinéma Harvey Weinstein. Sans aller jusque-là, on pourrait citer la difficulté dans nos pays de pouvoir être à la fois mère et travailleuse, où encore pour la femme de s’occuper d’un foyer monoparental. Bien sûr, même si ce n’est pas exclusif, c’est surtout les femmes qu’on pourrait qualifier de prolétaires qui sont le plus touchées par cette domination, entendu que dans la classe bourgeoise on n’a pas eu forcément de mal à faire aussi venir des femmes à la tête pour maintenir l’exploitation capitaliste, et donc contribuer, directement, à l’exploitation et à l’oppression de leurs « sœurs » des classes populaires. C’est ce qui distingue le féminisme prolétarien (lutte pour les droits de la femme travailleuse afin de la libérer de l’exploitation capitaliste et patriarcale) et le féminisme bourgeois (lutte pour des droits égaux avec les hommes sans abolir toute exploitation, voire en souhaitant le maintien de celle-ci).

Si l’on veut observer une société purement patriarcale, cela va beaucoup plus ressembler à l’ancienne société paysanne russe. Or cette société existait toujours au début du cinéma soviétique. La jeune République des soviets a entendu lutter contre toutes les vieilles organisations sociales du passé féodal et, comme pour d’autres sujets, a souhaité passer par le cinéma pour le transformer.

Même si l’accès des femmes à la réalisation fut progressif, l’URSS avait dans les années 1960 plus de femmes cinéastes que dans d’autres pays[2]. D’abord cantonnée à des rôles plus « féminins » comme actrice, monteuse ou scénariste, elles accèdent peu à peu aux moyens de production. L’une des plus illustres du début de l’Union soviétique se trouve être Olga Preobrajenskaïa.

Et nous arrivons petit à petit à notre sujet, c’est-à-dire le film Le village du péché, réalisé par la réalisatrice précitée et son compère Ivan Pravov. Le film raconte l’histoire d’Anna, une jeune paysanne mariée au fermier Ivan, mais dont le père de ce dernier, le riche propriétaire de la ferme, convoite Anna. En parallèle, la jeune fille rebelle du fermier Wassilissa va aller à l’encontre du système patriarcal imposé par son père et vivre son amour avec un jeune ouvrier sans argent.

Le film s’ouvre sur des images d’arbres, d’animaux, permettant de situer l’action. On connait aussi cette œuvre sous le nom Les femmes de Riazan, car elle a été tournée dans le village du même nom. Les habits sont d’ailleurs inspirés de ceux de la population paysanne locale.

Première remarque, l’influence d’Eisenstein est palpable dans les gros plans des personnages, dans le but, comme chez le grandiose cinéaste, de faire ressortir ce qu’ils pensent, comme le sourire des amoureux ou le visage honteux du père[3]. Plusieurs scènes sont d’une beauté formelle impeccable, comme la scène de la moisson filmée en plan large en hauteur afin de mieux voir le blé onduler, dans une image quasiment documentaire. Ou encore la scène de la fête de l’assomption avec toute les images de festivité des paysans, se finissant par un tourbillon d’images marquant le désarroi lors du suicide de l’héroïne du film.

Les premières minutes du long-métrage vont donner lieu à deux rencontres décisives.

La première c’est celle d’Ivan et d’Anna. Leurs échanges de regards, leurs sourires, indiquent une vraie séduction réciproque. Ivan, sur le chemin de retour, pensera à nouveau à Anna et son visage lui apparaîtra en toute clarté. La seconde c’est la rencontre entre le fermier riche Chironine, le père d’Ivan, et Anna. Si l’on voit à travers le gros plan sur le visage du fermier que celui-ci est immédiatement attiré par la jeune femme, cette dernière ne le lui rend pas et semble gênée par ses regards insistants. C’est un présage sur la suite du film, d’un rapport non consenti entre les deux protagonistes. Le fermier aussi repensera à Anna sur le chemin, la voyant apparaitre, mais son visage est moins perceptible, transparent. Sans doute un moyen pour la réalisatrice d’indiquer qu’il n’y a pas de réciprocité dans cette relation et que le fermier sera davantage intéressé par la possession physique d’Anna.

Chironine incarne le père et il a ici toute puissance dans l’organisation sociale. Paysan riche, il domine son lopin de terre et a le pouvoir sur son fils et sa fille, y compris pour le choix de leur conjoint. De même il domine les femmes qui vivent sur sa propriété et qui font ses quatre volontés. Le mariage forcé d’Anna et d’Ivan démontre son poids dans cette hiérarchie. Originellement, le père veut forcer son fils Ivan à se marier avec diverses prétendantes, qui font une sorte de concours auprès du père pour qu’il autorise le mariage. La tante d’Anna amène cette dernière, quand bien même celle-ci ne souhaite pas être mariée à un inconnu. Si finalement le mariage la rend heureuse, le choix, la possibilité de se marier avec qui elle veut, n’est pas entre ses mains mais celui d’une tierce personne.

À noter que le patriarcat est soutenu par les femmes. Ainsi après la naissance de l’enfant d’Anna, issu du viol commis par le fermier, ce sont la tante d’Ivan et la maitresse du fermier qui jettent l’opprobre sur la jeune femme, ne cessant de répandre des commérages sur elle.

Anna incarne la parfaite jeune fille douce et innocente qui reste globalement soumise à ce que les autres décident pour elle, que ce soit sa tante ou son beau-père. Heureuse au début, après le départ d’Ivan puis son viol et la naissance de l’enfant adultérin, elle tombera dans une torpeur d’autant plus grande que tout le monde rejette la faute de son malheur sur ses épaules. La seule échappatoire qu’elle trouvera face au rejet de sa famille et de son mari sera le suicide. Dans la construction scénaristique, son personnage est mis en parallèle de celui de Wassilissa, la fille du fermier. Cette dernière souhaite choisir son conjoint en la personne d’un maçon pauvre. Son père n’acceptera pas cette union et elle n’aura de cesse de lui tenir tête, quitte à se retrouver déshéritée. Elle affrontera aussi les bassesses des habitants de son village contre son union libre. Peu à peu, elle devient l’incarnation de la femme indépendante, labourant elle-même le champ pendant que son mari est à la guerre, puis gagnera en autorité auprès des habitants de son village et sera à l’origine de la construction d’un orphelinat.

Dans les personnages masculins du récit, il y a Ivan, fils du fermier et mari d’Anna. Comme sa sœur, il souhaite se marier avec qui il veut et ne supporte pas les réprimandes de son père. Cependant, contrairement à elle, il ne va pas jusqu’à rejeter cette société mais s’y plie mollement. Le fermier Chironine, vu son rôle social, a un rôle plus actif et n’a aucun mal à convoiter sa belle-fille. Après son forfait, il sera honteux et se contentera de ne pas aider Anna face à l’opprobre qu’elle subit.

En parlant de cela, la scène du viol d’Anna ne laisse aucune place au doute en ce qui concerne l’absence de consentement de cette dernière. Précédé de scènes où le père « drague » lourdement sa bru, il décide de passer à l’acte un soir. Dans la chambre de sa belle-fille, c’est d’abord son ombre menaçante à la manière d’un Nosferatu qui apparait. Puis il s’approche d’elle et bien qu’Anna le repousse, il la saisit. La scène n’est bien sûr pas montrée mais se trouve symbolisée par un seau d’eau qui tombe.

En toute fin du film, après le suicide d’Anna, Wassilissa dénonce son père à Ivan tandis qu’elle prend l’enfant avec elle pour l’amener dans son orphelinat. Au loin elle voit apparaitre son orphelinat fantasmé (parallèle avec la scène du début), qui sera créé dans l’avenir. Même si la fin est sombre, une lueur d’espoir est laissée, celui que cette société sera transformée et que ce drame ne se répètera pas. C’est une sorte de référence à la Révolution russe (la fin du film se passe en 1918), sans que cet évènement soit explicitement cité ou que l’aspect militant prenne le pas dans le film.

La réalisatrice Olga Ivanovna Preobrajenskaïa est née en 1881 avant de décéder en 1971. Tout d’abord actrice de théâtre au début du XXe siècle, elle devient actrice pour le cinéma dans le film Les clefs du bonheur (1913). Après 1917 elle devient scénariste puis réalisatrice. L’objet de notre chronique est son œuvre la plus connue. Elle fut l’une des fondatrices de l’école d’acteurs de l’Institut fédéral d’État du cinéma, où elle enseigna de 1918 à 1925. Le film a été tourné entre 1926 et 1927. Il connaitra un succès international et sera distribué dans de nombreux pays occidentaux. À partir de 1937, il commence à tomber dans l’oubli.

À qui est destiné le film ? Le long métrage ayant une portée pédagogique, il était destiné à un public rural. D’ailleurs les dialogues ont été volontairement simplifiés pour le rendre compréhensible des paysans russes[4]. C’était, comme nous l’avons exprimé au début, une époque où le cinéma soviétique cherchait à instruire et à modifier les anciennes coutumes, notamment par le médium du cinéma. Ce que ses réalisateurs cherchaient à construire, c’était un monde libéré de l’exploitation, aussi bien capitaliste que patriarcale.


[1] L’ensemble des chiffres viennent du site Arrêtons les violences.gouv., article intitulé « Les chiffres de référence sur les violences faites aux femmes ».

[2] « Pionnières du cinéma soviétique » sur le site de la Cinémathèque.

[3] Voir les critiques du film sur le site Sens critique.

[4] Voir la présentation du film sur le site de la Cinémathèque.

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