
Juste avant de poursuivre mon étude sur le mouvement ouvrier et le cinéma d’horreur, en portant mon attention sur le genre horrifique en URSS, il me semblait approprié de parler d’un genre cinématographique très présent dans le cinéma soviétique : la science-fiction.
Son histoire est assez complexe dans le premier pays socialiste, car le genre n’a pas toujours été favorisé par les autorités, mais en même temps logique : la révolution socialiste devant amener une nouvelle organisation de la société, où les survivances de l’ancien régime tsariste et du capitalisme auraient disparus, où le monde serait libéré de l’exploitation, qui aboutirait à l’harmonie du genre humain. Cette nouvelle société, novatrice et seulement rêvée jusqu’ici, il fallait bien l’imaginer. Quoi de mieux dans ce cas que la science-fiction ? L’alliance de la science et des histoires fantastiques afin d’envisager l’avenir ! Cela aboutit aux héros de l’auteur du roman La nébuleuse d’Andromède, Ivan Efremov[1], qui incarnent tellement la perfection qu’ils en sont inhumains par moment.
Le socialisme défendu par les bolchéviques se voulant scientifique, il est normal que cette volonté de « faire science » se retrouve dans le cinéma d’URSS, et donc dans l’aspect proprement scientifique des histoires de SF. Cela peut paraitre idiot de dire cela, mais c’est pour souligner qu’on ne parle pas ici de soap opera ou de films d’anticipations comme en Occident. C’est pour cela que dans son développement la SF soviétique aura une tendance à la vraisemblance (par rapport aux connaissances d’alors). Ainsi des romans d’Alexandre Belaïev, du film Le voyage cosmique (1936) ou du Chemin vers les étoiles (1957)[2]. De même durant la période de répression stalinienne, il existe une SF dite « à visée proche »[3], c’est-à-dire se passant tout au plus 10 ans plus tard que la date de production du film/livre, afin de rester soutenable au niveau scientifique et éviter toute fantaisie.
Le genre, aussi bien en littérature qu’au cinéma, était très populaire mais ne recevait pas de financement mirobolant des studios pour produire ce type de scénario. La plupart des films de science-fiction soviétique sont mêmes souvent avec un petit budget et des effets spéciaux que l’on peut qualifier aujourd’hui de kitsch.
Cependant dans le cadre d’un évènement historique, certains de ces œuvres vont connaître une période de pleine lumière : la conquête spatiale.
Le 4 octobre 1957, l’URSS réalise l’exploit d’envoyer dans l’espace le satellite Spoutnik. C’est exploit énervera les Etats-Unis au plus haut point et débutera la course à l’espace entre les deux pays rivaux. En novembre 1957, les soviétiques envoient le premier animal vivant dans l’espace, la chienne Laïka. En 1958, les USA lancent leur propre satellite Explorer 1. Le 31 janvier 1961, les Etats-Unis sont les premiers à envoyer un chimpanzé dans l’espace. Youri Gagarine devient le 12 avril 1961 le premier humain à aller dans l’espace. Le 16 juin 1963, ce sera la cosmonaute russe Valentina Terechkova à être la première femme à se rendre dans l’espace. La première sortie humaine dans l’espace sera réalisée par le soviétique Alexei Leonov le 18 mars 1965. Les premiers pas de l’Humanité sur la Lune seront ceux de l’américain Neil Armstrong le 20 juillet 1969.
C’est dans ce cadre que va naître le film dont nous allons parler aujourd’hui.
La SF soviétique se compose de divers titres comme Aelita (1924), racontant l’histoire d’amour d’un jeune soviétique pour une princesse marsienne, tandis que la révolte des esclaves de Mars gronde. Le voyage cosmique (1936) pour sa part raconte le voyage sur la Lune d’une expédition. L’appel du ciel (1959) dénoncent la compétition internationale dans la course à l’espace. Un rêve devient réalité (1963) narre la rencontre entre la Terre et une civilisation extraterrestre. Solaris (1972) de Tarkovski, bien entendu. Cet univers se retrouve aussi dans l’animation. Ces films, pour la plupart en tout cas, manifestent beaucoup d’espoir dans le développement technologique qui nous permettrait d’améliorer la vie, aller sur une autre planète, discuter avec des peuples extraterrestres, etc.
Et il y a un grand nom dans la SF soviétique : celui de Pavel Klouchantsev[4]. Né en 1910 et décédé en 1999, il s’agit du pionnier de la SF de son pays, d’un maitre des effets spéciaux qui créa son premier studio dans les années 30. C’est surtout dans le cadre de la course à l’espace qu’il va pouvoir développer son œuvre, notamment en termes de créations d’illusions pour rendre le tout spectaculaire. Il réalise le Chemin vers les étoiles en 1957. Ayant coûté cher à réaliser, il obtient à la dernière minute le soutien des autorités politiques pour le plein financement, le film sortant peu après l’envoi réussi du satellite Sputnik, qui sera d’ailleurs incorporé dans le moyen-métrage pour l’occasion. Il y a tenu lourdement car il voulait « imaginer le futur, pour montrer que la vie peut être radicalement changé ». Lui aussi tient à la crédibilité de ses films, et c’est pour cela que tout le monde a été impressionné par le réalisme de son œuvre, y compris en ce qui concerne l’absence de gravité dans l’espace. Des extraits du film seront même diffusé aux Etats-Unis. Après une tentative avortée de faire un film montrant de concert des vaisseaux de différentes nations (y compris Etats-Unis et URSS) partir visiter l’espace en harmonie (nous sommes à la période des tensions entre les deux pays) sous le titre Pierre de Lune, Klouchantsev va réaliser le film dont nous parlerons plus loin, La planète des tempêtes. A nouveau en 1965 il réalisera un moyen-métrage mi-éducatif mi-fictionnel montrant les soviétiques aller sur la Lune, sobrement intitulé Lune, avec beaucoup de détail de ce que serait la vie dans une station spatiale. En 1968, il réalisera Mars. Renvoyé des studios en 1972, il sera par la suite oublié dans son pays et il mourra dans la misère durant l’ère des années 90 en Russie.
La planète des tempêtes raconte l’histoire d’une expédition spatiale vers la planète Venus afin de l’explorer. L’un des vaisseaux est détruit par une comète et l’équipage de la navette restante décident de maintenir leur mission pour découvrir une nouvelle civilisation.
Le fait que ce soit Venus n’est pas totalement anodin. Dès 1961, la planète est devenue un objectif du programme spatial soviétique[5]. Dans le cadre du programme VENERA, environ une trentaine de sondes furent envoyées entre 1961 et 1985, ce qui a permis notamment d’avoir quelques images de Venus. D’ailleurs vu la chaleur et la pression atmosphérique, il est très peu probable qu’un cosmonaute puisse s’y poser, mais ces éléments n’étaient pas connus lors de la sortie du long-métrage.
Pour revenir au film, celui-ci est un trésor au niveau des techniques d’effets spéciaux dans le but de rendre crédible ce que le spectateur voit à l’écran. Certes, maintenant certains plans semblent très kitsch, et on peut rire devant les costumes des dinosaures (Venus serait au stade préhistorique), mais certains plans restent magnifiques. Par exemple, lors de l’attaque sur un cosmonaute d’une sorte de plante carnivore géante, qui l’attrape pour mieux le dévorer. En fait la scène a été tournée à l’envers : en réalité les cosmonautes se dégagent de la fleur alors que dans le film on a l’impression qu’ils se font attirer par elle. D’autre part la scène sous l’eau a été en réalité tournée en plateau avec des aquarium et des fumigènes afin de laisser croire à une scène réellement sous-marine.
Le robot John est aussi une surprise du long-métrage. Ses mécanismes sont riches de détails, afin de le rendre réaliste (pince, moteur, fils, etc). Il fait penser à certains égards à Robby de Planète interdite (1956). Ses fonctions de robot sont de faire des analyses sur les atterrissages et protéger l’équipage. Mais il se montre très vite en roue libre lorsque certains calculs le font divaguer et l’amène à penser qu’il est supérieur aux humains, ce qui le rend inapte dans certaines situations, car malgré tout il a une raison froide mais pas de conscience lui permettant de bien analyser les évènements. Un élément que regrettera son créateur, le seul des cosmonautes à préférer la robotique, plus parfaite à ses yeux, que l’Humanité.
A l’instar d’autres productions de SF, nous avons droit à une débauche de technologie comme dans les années 30 (le générique montre le tableau de bord d’un vaisseau). Le réalisateur rajoute cependant un peu de dilemme aux personnages, comme l’attente face à l’inconnu, le fait d’aller sauver des collègues au risque de saborder la mission, le fait de continuer une mission après la mort tragique d’un équipage et l’opposition homme-machine.
Les astronautes ont l’occasion d’énoncer plusieurs théories concernant une potentielle civilisation avancée sur Venus, suite à la découverte de certains objets. Ils se demandent notamment comment il peut exister une civilisation en pleine évolution dans une planète encore arriérée. Est-ce qu’il s’agit d’une race extraterrestre ayant colonisée Venus et qui aurait régressée ? Peut-être est-ce qu’il est arrivé la même chose sur la planète bleue ? D’ailleurs on constate à la fin, à travers une sorte de masque vénusien, que leur visage est quasiment identique à celui de l’espèce humaine.
Le but de Klouchantsev à travers son film : montrer une utopie avec une société chaleureuse et une nouvelle race d’homme. Ici les scientifiques font partie d’un monde pacifié et cherche juste la découverte, pas la conquête, et ils restent unis.
Pour qui le film est tourné ? C’est vers le peuple soviétique, afin de le faire rêver à un avenir prospère et humain, un avenir socialiste. Et montrer les succès de la conquête spatiale (le réalisateur était personnellement très attaché à ce que ce soit les soviétiques qui gagnent la course à la Lune).
Le film n’a pas forcément été apprécié par la Commissaire à la culture de l’époque, Yekaterina Furtseva, à cause de la femme cosmonaute qui pleure, ce qui n’empêchera pas le réalisateur de continuer à travailler encore 10 ans. Le film fut d’ailleurs un succès avec 20 millions de spectateurs l’ayant vu dans le monde entier.
Le producteur Roger Corman en rachètera les droits pour en faire deux films avec des bouts du long-métrage de Klouchantsev : Voyage sur la planète préhistorique (1965) et Voyage to the Planet of Prehistoric Women (1968).
[1] Adapté en 67 au cinéma. Malgré quelques bonnes idées, le film souffre de plusieurs longueurs.
[2] Ce dernier a été réalisé avec les conseils du créateur du programme spatial soviétique.
[3] « La science-fiction soviétique », chaîne Enfants de l’Est, 11/02/2021.
[4] « Klushantsev (Klouchantsev) : le pionnier cinéma de SF russe », un documentaire d’Arte.
[5] « VENERA – L’incroyable exploration de Venus par l’URSS », chaîne de Hugo Lisoir, 23/05/2019.