
La production de films de genre est-elle possible en France ? La question est posée à chaque fois par critiques et amateurs de cinéma à chaque sortie d’un nouveau film « de genre » en France. Les afficionados des dits films « de genre » espérant toujours son développement dans l’Hexagone. Cependant, pour diverses raisons qui seraient longue à aborder ici, cela ne se fait jamais et même si le film est encensé par la critique, il est rarement gagnant en nombre d’entrées spectateurs et n’entrainent pas d’autres productions à sa suite. Et la critique de découvrir à chaque sortie de nouveau films un film d’horreur ou de science-fiction français, alors que la France a un long passé cinématographique avec le « genre », comme nous avions pu le voir dans le cas de René Laloux.
D’abord définissons ce qu’est un film de genre. Selon notre bon ami Wikipédia, cela désigne un type de film rattaché à un genre cinématographique précis, qui est devenu surtout synonyme de cinéma de divertissement associé principalement au cinéma d’horreur, fantastique et de science-fiction. Bref, cela ressemble fortement à un concept fourre-tout, beaucoup utilisé pour marquer la distinction avec des films plus – ou qui se veulent tels- réfléchis. Il est même dans l’absolu assez peu intéressant, car certains films peuvent être « d’auteur » (autre concept fourre-tout) tout en utilisant des éléments fantastiques ou de science-fiction. Certains peuvent même mélanger plusieurs genres et rendre inclassable l’œuvre cinématographique en question. C’est ce dernier cas qui se rapproche du film dont nous allons parler aujourd’hui. Faisons donc comme-ci c’était un concept valable un instant.
Le cinéma français a déjà eu à travers son histoire de nombreux films surfant sur le genre à l’instar des films de George Mélies, en passant par Les portes de la nuit de Marcel Carné, Les Diaboliques de Clouzot, Fahrenheit 451 de Truffaut, Alphaville de Godard ou la filmographie de René Laloux. Dans les années 80, une série de cinéastes ont tentés de lancer plusieurs films de genre en France, en se basant un peu sur le modèle américain, du type René Manzor (Le Passage et 3615 code Père Noël) et Alain Robak (Baby blood). Dans cette période intervient Jérôme Boivin, réalisateur né en 1954, qui a développé un univers décalé dans quelques court-métrages et… seulement deux films ! En effet, faute de pouvoir produire ses films, la carrière de ce réalisateur, toujours en activité, c’est davantage concentré sur les téléfilms. Un trait malheureusement typique de ceux qui tentent de sortir des oeuvres de genre dans l’Hexagone[1], à l’instar de ce qui s’est passé pour la carrière d’Alain Robak. Les deux seuls long-métrages que nous avons de la part de Jérôme Boivin sont donc Baxter (1989) et Confession d’un barjo (1992). C’est le premier qui va nous intéresser.
Adapté d’un roman de Ken Greenhall nommé Des tueurs pas comme les autres, Baxter raconte l’histoire d’un bull-terrier du même nom, réfléchissant sur son existence et sur les humains qui l’entourent, notamment à travers les différents maitres peuplant sa vie.
Après un générique sombre montrant des chiens en cage dans une ambiance sonore oppressante, nous sommes présentés au personnage principal, Baxter, qui n’est rien d’autre qu’un chien. Nous entendons d’abord sa voix, sa silhouette étant dans l’ombre, mais au fur au mesure de son discours, la caméra se rapproche et la lumière éclaire son corps canin pour mieux le visualiser. Le film sera donc présenté de son point-de-vue et il parlera à la première personne, dans un langage qu’on pourrait dire olfactif ou descriptif, montrant que les propos ne sont pas tenus par un humain, et la relative naïveté dans la recherche d’explication dans celui qui utilise ces phrases. Son but sera de comprendre les humains et de se faire comprendre d’eux. La voix de Baxter est bizarre, monolithique, presque inquiétante, comme-ci c’était un être difforme qui parlait, un élément qui était voulu par le réalisateur[2]. Un aspect inquiétant renforcé par les gros plans sur les yeux de Baxter, visant à humaniser un bull-terrier !

Toute l’originalité de Baxter repose sur le fait qu’il soit… un chien qui pense ! En effet, même si on entend ses pensées, qu’il tente de comprendre le monde qui l’entoure avec ses propres mots, il reste un chien, davantage guidé par ses instincts et sa bestialité naturelle que par des réflexions intellectuelles poussées. Quand il dit dans le film qu’il ne connait « ni l’amour, ni la peur », cela ne signifie pas que Baxter est un psychopathe, mais que tout être pensant qu’il est, il reste un chien et ses pensées ne sortent pas de ce cadre. Nous verrons en quoi d’ailleurs cette précision le rend opposé à l’un de ses maitres, Charles.
Pour bien comprendre cela, faisons la distinction nature/culture. La nature est en quelque sorte ce qui nous fait appartenir de manière biologique et innée à une espèce déterminée. Les êtres vivants se développent en interagissant avec leur environnement. Toutefois, cela ne signifie pas que le développement amène à la culture, car dans la nature ce qui est donné au départ et ce qui est acquis dans un développement considéré comme normal de l’espèce est tout aussi naturel[3]. La culture consiste dans les comportements d’une espèce indépendamment de ses déterminants biologiques. Elle consiste surtout à user du travail pour construire ses moyens d’existence et ne plus seulement se contenter de trouver les choses, bref d’utiliser l’outil pour avoir ses moyens de production. Comme le disait Marx et Engels dans L’idéologie allemande :
« On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion, par ce qu’on voudra. Ils commencent eux-mêmes à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire eux-mêmes leurs moyens d’existence. »
Une fois ces comportements acquis et ces moyens de production construit, avec toutes les connaissances qui vont avec, ceux-ci peuvent être transmis aux générations suivantes par l’intermédiaire de la société dans laquelle vit l’individu et qui possède ses propres rites, même en ce qui concerne le fait d’assouvir un besoin naturel (par exemple manger). De tel sorte qu’on peut dire que la culture se caractérise par la possibilité d’un héritage de l’individu hors du domaine biologique. Chez les animaux il existe des actes dits protoculturels qu’on observe : ainsi les pinsons des Galapagos ont appris à se servir d’épines de cactus pour attraper des insectes, les macaques japonais apprennent aux générations suivantes le fait de laver les fruits ou encore la capacité de certains chimpanzés à utiliser des symboles abstraits pour communiquer[4]. Cependant, à la différence des autres espèces animales, l’espèce humaine a approfondi ces aspects protoculturels dans la culture. On peut seulement comparer les outils des animaux et un TGV créé par l’homme, les capacités d’abstraction des chimpanzés et celle d’un architecte, pour voir aisément la différence. Un développement d’autant plus facilité de par ses dispositions biologiques (il a des mains et se tient debout) qui lui ont permis d’évoluer et de créer des outils développés :
« En effet, étant donné l’organisation du corps humain (son anatomie), étant donné les liens entre l’homme et le milieu naturel, l’homme va être amené à produire, c’est-à-dire à faire apparaître par le biais de l’outil et du travail des objets (partiellement) artificiels (artificiels par leur forme, naturels par leur matière première). Il faut évidemment entendre par là des outils mais aussi tous les objets fabriqués servant à satisfaire les besoins. A partir de ce moment, le centre du développement humain ne va plus être seulement, ou principalement, le corps humain. »[5]
D’autre part, avec son développement la domination de l’état de nature chez l’homme se remplace peu à peu par la domination culturelle :
« De même chez certains animaux proches de l’homme des éléments du culture ou de préculture peuvent cohabiter avec l’ordre biologique, proprement animal, qui les domine et se subordonne en fonction de ses propres fins. Cette domination s’inverse progressivement chez les préhominens et tout l’enjeu de l’anthropogénèse est précisément de soumettre l’ordre naturel au nouvel ordre socio-culturel résultant du travail, du langage, de l’héritage et de la technique. Bref, chez l’homme l’ordre héréditaire de la biologie est globalement de plus en plus soumis à l’ordre social de la transmission culturelle. »[6]

Pour revenir à nos moutons, même si Baxter est un chien qui pense, développe ses réflexions et tente de comprendre le monde à sa manière, il ne sort jamais de son enfermement biologique et de ses bas instincts qui le rappellent toujours à l’ordre. Il ne comprend pas non plus ses propres déterminations comme pourrait le faire un être humain (par exemple il ne comprend pas pourquoi il couche avec la chienne alors qu’elle le dégoute) et a une capacité à conceptualiser assez pauvre. On peut distinguer l’individu qui fait partie d’une espèce biologique déterminée et la personne qui est un être socialement et historiquement déterminé. Et même si Baxter tend à devenir, surtout vers la fin, une personne à part entière, sa personnalité ne s’est pas développée à fond et reste dans l’état de nature. Reconnaissons-lui quelques traits culturels proéminents comme le besoin de règle socialement acceptée et d’une relation de réciprocité chez les êtres qui l’entourent.
A suivre.
[1] « [Baxter] Jérôme Boivin, 1989 », Chaos Reign, 09/09/2018., Romain Le Vern.
[2] « Interview Jérôme Boivin, Kuryakin, Terra Bianca, 2007, par Sébastien Auger.
[3] « Nature et culture », AC Grenoble.
[4] « L’homme, un pont entre deux mondes : nature et culture », Georges Chapoutier, Le Philosophoire, numéro 23, 2004.
[5] « Le concept de dialectique de la nature : un concept essentiel au matérialisme historique », Initiative communiste, Georges Gastaud.
[6] « Retour à la dialectique de la nature », Initiative communiste, Georges Gastaud.