Mouvement ouvrier et cinéma d’horreur. Aux origines : du gothique au romantisme

Commençons donc avec le genre gothique.

Le gothique désigne à l’origine des vestiges architecturaux de l’époque médiévale anglaise[1]. Un temps oublié et moqué, il devient au cours du 18ème siècle de plus en plus apprécié, notamment par les artistes et certains membres de la grande société qui trouvent de la mélancolie dans les ruines. En même temps que cette recherche d’architecture médiévale anglaise se développe une redécouverte des romans de chevalerie. Ces histoires, à l’instar des légendes de la Table ronde, font souvent appel au fantastique, à la tradition et aux nobles élans de l’âme. Elles sont peu en adéquation avec les idées des Lumières et la vénération pour l’art grec de l’époque. Tout naturellement, ce mouvement de retour sur le passé anglais se fait en antagonisme avec le mouvement philosophique en cours en Europe, qui se moque des clichés et des croyances ridicules d’un autre siècle. Pour les Lumières, ces histoires sont surfaites et pleines d’idioties. Les œuvres réalistes et à portée pédagogique sont préférées, car il est d’avis qu’elles permettent davantage l’avènement d’un monde de raison. Paradoxalement, les grands noms de la littérature gothique ne vouent pas une haine à la littérature raisonnable, mais ils la trouvent trop limitante en termes d’imagination et ne laisse les lecteurs que face à une énième vision d’eux-mêmes.

La première grande œuvre du roman gothique s’appelle Le château d’Otrante de Horace Walpole (1764). Ce dernier était un grand amateur d’architecture gothique, et avant de rédiger son ouvrage, la maison qu’il avait fait construire à Strawberry Hill était déjà dans cette veine architecturale. L’histoire se déroule dans le château d’un comte, Manfred, dont le fils vient de mourir de la suite d’une chute d’un casque géant tombé du ciel. En effet, l’un des ancêtres de Manfred a obtenu le château par la ruse et depuis une malédiction poursuit la famille. En raison de certaines implications politiques, Manfred décide d’épouser Isabella, la fiancée de son fils. Mais les évènements seront perturbés par une série d’incidents étranges comme l’apparition de membres surdimensionnés, des fantômes et du sang. Les plans machiavéliques de Manfred pour éviter la malédiction familiale seront ruinés par lui-même lorsqu’il assassinera par mégarde sa propre fille.  

L’auteur du Château commence à écrire son œuvre au moment où sa famille subit des problèmes politiques et qu’il a besoin de s’évader. Etant donné que le genre (le fantastique) n’est pas forcément très bien vu, il décide de le publier en faisant croire à un manuscrit trouvé dans une vieille bibliothèque datant du 16ème siècle.

Utilisant les superstitions, nous retrouvons avec ce roman certains éléments caractéristiques des œuvres ultérieures de la littérature gothique : les personnages sont très caractérisés, il y a les tenants du bon droit un peu fade, le personnage diabolique et manipulateur, le château qui devient le centre de vie des protagonistes et le symbole de la toute-puissance du détenteur de celui-ci, une malédiction, l’utilisation de personnage ordinaire pour s’identifier dans une histoire extraordinaire. Walpole voulait avec son roman laisser les forces créatives libres d’explorer le domaine de l’imagination.

Cependant, le livre n’a pas connu un énorme succès à sa publication, sauf dans quelques cercles restreint de l’aristocratie anglaise. A l’époque, l’œuvre de Walpole était encore trop en avance sur son temps pour trouver un public large.

Vers 1780, de plus en plus de personnes s’intéressent au gothique en Angleterre. Le genre va se développer dans le roman, au prix d’histoires plus stéréotypées et d’un fantastique amoindri, à coup de château, de fantômes réels ou non et de romance facile. L’historien Maurice Levy[2] remarque que les lecteurs majoritairement féminin (mais de la bourgeoisie et de l’aristocratie anglaise), ce qu’il explique par le fait que le comportement féminin est plus proche de frissonner facilement et d’être en proie à la rêverie (avis que l’auteur de l’article ne partage pas). Mais surtout probablement qu’étant donné le fait que les femmes de ces classes ne travaillaient pas et, pour certaines, avaient des domestiques, elles avaient le temps de lire et la volonté de trouver quelques lectures pour les sortir de leur quotidien.

Anne Radcliff prendra le relais de Walpole, notamment avec Les Mystères d’Udolphe (1794), mais contrairement à celui-ci le fantastique finit par être expliqué rationnellement à la conclusion, sauf rare exception. On retrouve cependant les énormes demeures lieu de tous les dangers qui enferment les personnages et des mystères provocant la peur. Ses romans vont avoir du succès auprès du lectorat. Son succès peut aussi s’expliquer par la nature de ses histoires, extrêmement moralisatrice, faisant toujours jouer le bon absolu contre le mal absolu, tout en se moquant du catholicisme considéré comme barbare, ceci dans le but de magnifier l’anglicanisme. Cela ne pouvait que valider ces lectures auprès d’un certain public soucieux de garder les convenances sociales.

Au même moment, la littérature allemande fantastique (ou d’inspiration fantastique) connait une explosion. En effet, il existe de nombreux contes allemands à propos de diverses créatures maléfiques de son folklore. Ce fut aussi la patrie de l’occultisme et de la Goetie, c’est-à-dire l’art de l’invocation de démons. Malheureusement, fort de cette inspiration ésotérique, c’était le lieu de tous les magouilleurs se faisant passer pour des détenteurs de forces obscurs pour mieux détrousser les pigeons. Maurice Lévy l’évoque dans son ouvrage :

« La confrérie des Rose-Croix, la Franc-Maçonnerie, l’Illuminisme, et bon nombre d’autres doctrines théosophiques et cabalistiques, avaient eu l’Allemagne pour berceau. L’imagination populaire n’en avait le plus souvent retenu que les aspects les plus spectaculaires : scènes d’initiation par le fer et par le feu, rassemblements nocturnes d’hommes revêtus de cagoules, tribunaux secrets siégeant au plus profond des forêts ou dans les ruines de quelque monastère, et prononçant d’implacables sentences. Il n’en fallait pas davantage pour investir ces « Invisibles » – car tels ils prétendaient être – de pouvoirs occultes et discrétionnaires. Une telle crédulité allait susciter, par tout le pays, de grands imposteurs qui, s’aidant de moyens appropriés, et ne reculant pas devant les mises en scènes les plus compliquées, berneraient avec profit leurs compatriotes. »[3]

La littérature allemande se fera une joie de parler très souvent de ces arnaqueurs, qui se retrouveront dans le jeune cinéma allemand. Le théâtre allemand en plein expansion était aussi reconnu pour être moins prude sur la représentation des crimes odieux visant à créer l’épouvante.

Des influences anglaises et allemandes, nous revenons avec Le Moine (1796) de Lewis au fantastique pur et dur, avec quelques éléments plus licencieux de tentation de la chaire, d’horreur bien réelle et de pacte diabolique. Ce récit montre un ecclésiastique tenté par une jeune personne amatrice des forces occultes, qui tentera lui-même de corrompre une autre jeune fille, avant de finir jeter du haut d’une falaise par le diable en personne, non sans lui avoir révélé que la jeune fille convoitée, qu’il a violé et tué, était sa propre sœur. Ce roman fera polémique à l’époque, tout d’abord pour ses scènes érotiques explicites, mais surtout pour la présence du diable, alors que le tabou voulait qu’on ne le représentait pas dans la fiction.

Ensuite vint Mathurin avec son Melmoth (1820), lui aussi dans la veine fantastique, narrant une série d’histoires liées par un seul et même personnage énigmatique ayant fait un pacte avec le Diable pour vivre des années de plus, mais qui doit trouver une âme charitable pour reprendre son pacte afin d’aller au Paradis.

Si on parle de l’aspect de classe du roman gothique, il faut d’abord se rappeler que Walpole, Radcliff et Lewis sont des aristocrates et qu’ils naviguent dans les plus hautes sphères de la société. Leur idée n’était guère de se mélanger à la populace, ni que leurs œuvres soient appréciées par le bas peuple. A noter que les romans gothiques ne se finançaient pas tout seul, et que dans les financeurs on trouve grand nombre de membres de l’aristocratie et de la bourgeoisie anglaise. Toujours dans le livre de Maurice Levy, nous trouvons une liste -qui « n’a rien d’exceptionnel » selon son auteur – des souscripteurs à une histoire gothique du nom de Mort Castle, a Gothic Story (1798) :

« Son Altesse Royale la Princesse de Galles, 2 exemplaires.

Son Altesse Royale la Duchesse d’York, 2 exemplaires.

Son Altesse Royale le Duc d’York, 2 exemplaires.

Sa Grâce la Duchesse de Rutland.

Sa Grâce la Duchesse de Devonshire, 2 exemplaires.

La Très Honorable Marquise de Devonshire.

La Très Noble Marquise de Townshend.

La Très Noble Marquise de Salisbury.

La Très Noble Marquise de Hertford.

La Très Honorable Comtesse de Harrington.

La Très Honorable Comtesse de Chesterfield.

La Très Honorable Comtesse de Chatham.

La Très Honorable Comtesse de Spencer.

La Très Honorable Comtesse de Dalkieth.

La Très Honorable Comtesse de Fauconberg.

La Très Honorable Comtesse de Jersey.

La Vicomtesse Dudley et Ward.

La Très Honorable Lady Melbourne.

La Très Honorable Lady Elisabeth Palk.

La Très Honorable Lady Horatio Seymour.

La Très Honorable Lady Caroline Beauclerk.

La Très Honorable Lady Almeria Carpenter.

La Très Honorable Miss Keppel.

Le Très Noble Marquis de Lorn.

Le Très Honorable Comte de Courteney, 2 exemplaires.

Le Très Honorable Comte Rivers. [4]»

Les prolétaires n’étaient pas les destinataires de ces œuvres, que ce soit dans la tête des écrivains que dans la distribution par les éditeurs. Et d’ailleurs, les couturières ou les ouvrier ne comprenaient pas forcément ces histoires et préféraient à tout prendre des romans réalistes. D’ailleurs, et c’est purement mon point de vue non sourcé, mais faire preuve d’autant d’imagination dans une période qui allait bientôt connaître la révolution industrielle, je pense qu’il fallait en avoir le temps, en avoir l’éducation (parce que si les contes et les superstitions peuvent se retrouver chez tout le monde, les connaissances sur les romans de chevalerie, la façon dont agencer une histoire fantastique pour la garder vraisemblable, etc, demande d’avoir une certaine éducation littéraire) et être bien né en ce qui concerne la fortune, c’est-à-dire ne pas avoir à être obligé d’aller vendre sa force de travail pour vivre. Et encore, le roman gothique commence un peu avant la Révolution industrielle, où la vie n’était déjà pas rose, mais cela s’accentuera par la suite, que tous ceux qui ont déjà lu La situation ouvrière de la classe ouvrière en Angleterre d’Engels et le Capital de Marx connaissent. Et d’ailleurs le fait que ces romans ne sont pas destinés « aux petites gens » se ressent même dans les personnages principaux : aristocrates, personnes ayant des titres nobiliaires à récupérer, princesse, etc.

En même temps vers la fin du 18ème-début du 19ème, le roman gothique se vendait très bien auprès des classes possédantes anglaises, l’écriture d’un roman pouvait facilement nourrir une famille. Comment ? En faisant beaucoup de livres, en recopiant tout simplement les mêmes intrigues (fantôme, château, kidnapping, etc) jusqu’à la nausée.

Quelques-uns interprètent le roman gothique anglais, à l’instar de Sade, comme une réaction à la Révolution française et au bouleversement qu’elle engendre, d’où le besoin de se réfugier dans une période où les classes et les hiérarchies sociales étaient bien respectées. Toutefois, le roman gothique serait surtout à rattacher à la Révolution Anglaise de 1688, aussi bien en terme religieux que politique, car les ruines gothiques sont avant tout les ruines de l’Ancien Régime anglais, donc elles consacrent le règne de la monarchie constitutionnelle sur les tyrannies du passé. Ainsi, selon Maurice Lévy, on pourrait voir le gothique comme exposant les tyrannies du passé pré-révolution anglaise :

« On comprend dès lors que les évènements du Continent aient suractivé le « marché de l’horreur » et accéléré le rythme de production du roman « gothique » dans les dernières années du siècle : c’était, de la part de la société anglaise, non pas l’approbation des thèses révolutionnaires, mais une réaction de défense face à l’agression idéologique venue de France, une régression à une époque antérieure de son propre passé national, une fixation au seul type de révolution dont elle eût fait l’expérience et où elle se sentit à l’aise. »

Le romantisme est un mouvement culturel d’origine anglais et allemand -via le mouvement Sturm und Drang- qui se diffuse en Europe au 19ème siècle. S’exprimant dans tous les arts, il s’agit d’une réaction du sentiment contre la raison, exaltant le mystère et le fantastique, cherchant l’évasion dans le rêve, le morbide et le sublime, le passé ou la mélancolie. Globalement, il s’agit d’arrêter de croire qu’on peut changer le monde pour préférer une sorte de rébellion individuelle, quand bien même celle-ci prend un caractère désespéré. Lorsqu’on regarde la classe sociale composant le romantisme, on constate qu’il s’agit de l’aristocratie, ayant perdu ou en voie de perdre son pouvoir. Là où avant on cherchait l’émancipation de l’homme par l’émancipation de tous les hommes, ici on organise un culte à l’individualité et aux sentiments les plus profonds de la personne. Les romantiques développent le thème du génie artistique, qui n’est plus animé par la raison, mais par une sorte de force intérieure brisant carcans et conventions. Mais l’éloge du passé permet surtout de ne pas parler du présent, dans le sens d’un réel changement. On aurait pu croire que le romantisme dépolitisait par principe, mais en réalité nombreux de ses auteurs s’affirmeront politiquement pour des causes nobles, à l’instar de Lord Byron dans la rébellion grecque ou Victor Hugo dans ses combats politiques. Simplement, nonobstant la diversité des auteurs et leur trajectoire biographique, la révolte est une fin en soi car s’il y a constat d’injustice cela ne signifie pas penser pouvoir réaliser ses idéaux dans le monde réel, ce qui aboutit à une sorte d’immaturité politique[5]. Parallèlement, le romantisme sera l’occasion d’une sorte d’affirmation nationale en allant chercher des origines artistiques jusqu’au Moyen-Âge.

Si le romantisme nait au 18ème siècle, comme le gothique, il ne connait vraiment sa grande diffusion qu’au 19ème, ce qui n’a rien du hasard, car c’est après la Révolution franaçaise et le début d’organisation des masses. Il fallait à la bourgeoisie cesser de porter un message de changement révolutionnaire et devenir réactionnaire. Et le romantisme venait lui apporter cela via une remise au centre de l’individu, de préférence bien né, au détriment de toute avancée collective. A la même période, nous assistons aux débuts de la philosophie irrationaliste contemporaine dénoncée par Georg Lukacs dans son ouvrage La destruction de la raison, par une bourgeoisie, voire par une survivance de l’aristocratie, contre les aspects les plus progressistes des Lumières, susceptibles de faire mouvoir le prolétariat naissant. C’est la philosophie de gens comme Schelling, Schopenhauer et Nietzsche.

La littérature gothique anglaise, avec une touche de l’influence romantique, se poursuivra au cours du siècle de la Révolution industrielle. Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley (1818) relate la création par un jeune savant, Victor Frankenstein, d’une créature faite à partir de bout de cadavres, dont le malheur est d’être doté d’intelligence et de sensibilité rendant cruelle son aspect physique, ce qui l’amènera vers une sombre vengeance contre son créateur. L’histoire se présente avec un narrateur omniscient, tour à tour le créateur et sa créature. Le roman vient d’un séjour en Suisse de l’auteure avec son amant Percy Bysshe Shelley et Lord Byron. Ce dernier proposa que chacun rédige une histoire d’épouvante pour passer le temps. Inspirée entre autres par Lewis, l’auteur du Moine, Shelley est arrivée à créer l’une des plus célèbres œuvres littéraires d’horreur du début 19ème. Carmilla (1872) de Sheridan Le Fanu est un roman court qui exploitera un thème déjà évoqué en littérature, mais appelé à un grand succès futur : le vampirisme. Et dans le cas présent, celui-ci fleurte déjà avec l’érotisme, à travers cette histoire d’amour lesbien. Dracula (1897) de Bram Stoker est sans doute le plus célèbre livre sur les vampires. Présenté sous la forme épistolaire, le roman nous raconte la menace du comte de Transylvanie pour corrompre tout sur son passage, mais qui rencontre sur son chemin un groupe de personnes tentant de l’arrêter malgré son aspect quasi-omniscient. Du côté de l’Amérique, un auteur comme Edgar Allan Poe marque son influence durable dans le domaine de l’épouvante à travers ses histoires policières et fantastiques, à l’instar de La chute de la maison Usher, Le masque de la mort rouge, Le chat noir, Double assassinat de la rue Morgue[6] ou son poème Le corbeau. Son œuvre inspirera beaucoup le cinéma américain.


[1] Le roman « gothique » anglais 1764-1824 de Maurice Levy. C’est l’objet du chapitre premier.

[2] Dans son livre Le roman « gothique » anglais 1764-1824.

[3] Page 308 de Le roman « gothique » anglais 1764-1824 de Maurice Levy.

[4] Page 460 du livre.

[5] Dans le sens où elle se contente de contester sans proposer d’alternative.

[6] Cette nouvelle est bien plus policière qu’horrifique. Toutefois je la mets volontairement dans la liste car malgré tout elle comporte un crime horrible et un assassin animal.

Réflexions sur le mouvement ouvrier et le cinéma d’horreur

Un seul coup d’œil dans les programmations des cinémas (ou des plateformes) fera remarquer aux plus attentifs l’omniprésence du cinéma d’horreur. Il est vrai que le genre s’est particulièrement démocratisé. Les listes recensant sur les sites de cinéphiles les meilleures œuvres horrifiques sont devenues courantes. De même les vidéastes spécialement dédiés à l’horreur et les plateformes du type Shadowz. Hérédité (2018) d’Ari Aster a rapporté 80 millions de dollars. Get out (2017) de Jordan Peele en a lui rapporté 255 millions avec une critique unanime pour souligner les qualités et l’originalité du film. Le film Titane (2021) de Julia Ducournau a reçu la palme d’or l’année de sa sortie.  

En toute honnêteté pour le lecteur, l’auteur de cet article est un amateur de films d’horreur. Depuis l’adolescence, j’ai visionné un grand nombre d’œuvres d’épouvante[1]. La terreur, le suspense, le travail sur l’image et l’ambiance, sont des choses qui me plaisent particulièrement. Un temps je ne regardais que ça, aussi bien des vieux films expressionnistes comme Nosferatu de Murnau ou plus récent comme Ogre d’Arnaud Malherbe, avant de m’ouvrir à des œuvres aux thèmes plus divers. J’ai encore une grande pile chez moi de numéro de Mad Movies, la revue française de référence en matière de cinéma de genre, et qui me permettait d’agrandir ma liste de films bis. Mes premiers pas vers la cinéphilie se sont faits via ce biais-là. Si je cherche à comprendre pourquoi j’apprécie tant le cinéma d’horreur (alors que mon entourage familial n’en était pas forcément fan), je dirais que c’est pour trois raisons : un intérêt pour les choses étranges, dérangeantes, hors du commun ; le fait que ces histoires sont très faciles d’accès et attractives (ça compte) ; une esthétique particulière propre à ce cinéma.

Parallèlement, je me suis découvert une accointance de pensée avec le mouvement ouvrier français et international dans sa composante communiste. J’ai dévoré les ouvrages de Lénine, Marx et Rosa Luxemburg. Avec un peu de mal, j’ai compris (ou pense avoir compris) les fondamentaux de la lutte des classes, de la baisse tendancielle du taux de profit, de la dictature du prolétariat, de l’impérialisme et du centralisme démocratique. Bien sûr, le propre d’un communiste étant « d’étudier, d’étudier et encore d’étudier »[2], je ne peux pas proclamer savoir tout, mais je comprends mieux le monde, notamment grâce à l’analyse matérialiste. Et tout comme je comprends ce qui m’a intéressé dans les histoires d’horreur, je sais ce qui m’a poussé vers le communisme : la constatation des limites de la social-démocratie (réforme sociale contre révolution), aussi bien du PS moribond responsable de la répression des syndicalistes lors des manifestations contre la loi travail de 2016 que de la FI/UP trop molle en ce qui concerne la critique de l’Union européenne et de l’impérialisme. Le même constat d’échec chez l’anarchisme incapable de penser le réel et constamment miné par sa désorganisation, et aussi de la pensée type Lordon-Friot avec laquelle, comme beaucoup de jeunes politisés de ma génération, j’ai commencé vraiment à approfondir ma réflexion, mais qui par ses postures de donneurs de leçons et d’inculture du mouvement ouvrier va dans une impasse. Enfin il s’agissait de lutter contre les inégalités sociales, le capitalisme et réfléchir à l’action collective.

J’ai remarqué, à cause de mon amour du cinéma, que très souvent le mouvement ouvrier a ignoré le genre horrifique, voire l’a totalement dénigré. Je me suis donc posé naturellement la question de ce désamour, d’où l’étude dont il est question aujourd’hui.

Tout d’abord indiquons bien que par mouvement ouvrier nous entendons ici mouvement communiste. Secondairement, il ne sera pas question de parler de la représentation du communisme et du mouvement ouvrier dans le cinéma d’horreur, mais plutôt de la relation entre ces deux mouvements, du caractère de classe du cinéma d’horreur et des messages potentiellement subversifs des films.

Le mouvement ouvrier, qu’il soit anarchiste ou communiste, défend dans ses bases un système rationnel où la raison permet de libérer le genre humain de l’asservissement. Rappelons que ces courants de pensée sont directement issus de l’époque des Lumières et de la Révolution française. En effet, les premiers militants socialistes sont apparus à la suite de 1793, notamment avec Gracchus Babeuf. L’objectif du mouvement ouvrier est de créer une société harmonieuse basée sur la science, où les hiérarchies sociales, les superstitions et autres coutumes auraient disparues. Dans cette logique, tout ce qui paraissait inexplicable à un moment T devait pouvoir trouver une origine rationnellement acceptable.  D’un point-de-vu anarchiste et communiste cela tend vers la suppression du capitalisme et son lot de brutalité, d’exploitation de l’homme et de la nature[3]. La question se pose de savoir si le cinéma d’horreur pouvait ou peut aider à comprendre le monde, à lutter contre les vieilles superstitions, bref à avoir un contenu émancipateur fort. Et là se trouve tout le problème, que nous évoquerons dans la série d’articles, c’est que le lien n’est pas forcément évident et que même le cinéma d’horreur peut porter un discours bourgeois et réactionnaire malgré des apparences trompeuses. Les contenus politiques ne sont pas toujours explicites et ne laissent pas toujours présager des buts, s’il y en a, de l’auteur derrière son œuvre. Il est même possible qu’il accompagne une certaine tendance irrationnelle dans l’histoire récente.

Afin de faire une étude des plus complètes, nous allons d’abord retracer la généalogie du genre horrifique, en partant du roman gothique anglais, puis du cinéma expressionniste allemand jusqu’à nos jours, tout en étudiant les aspects de classe et historique derrière les œuvres. Il importera aussi de développer ce que nous avons vaguement évoqué dans l’introduction.

Afin de donner un cas concret d’horreur et socialisme, nous irons voir du côté du cinéma soviétique. Puis il sera nécessaire d’étudier les tentatives sociales et politiques dans le genre, tout en examinant au cas par cas l’aspect progressiste des différents sous-genres du cinéma d’horreur.


[1] Voir les critiques sur le blog de Suspiria et Candyman.

[2] Citation de Lénine.

[3] Je pense que cela explique pourquoi le genre préféré des auteurs « progressistes » mélangeant imagination, progrès technique et social, est davantage la science-fiction plutôt que le fantastique, le premier laissant moins de place aux superstitions et à la croyance, et plus en la confiance des hommes dans la science. Cela peut d’ailleurs sans doute expliquer pourquoi ce genre était très prisé dans le cinéma d’URSS.

Une parole pour la paix : Gilda Landini-Guibert

L’auteur de ce blog, conscient du danger récent manifesté par la guerre en Ukraine d’une destruction de l’humanité par l’usage de l’arme nucléaire, ne peut pas rester les bras croisés. Peu importe ce que nous pensons du conflit, de l’Ukraine et de la Russie, appeler les français à participer plus largemennt à un conflit armé, refuser une issue négociée à la guerre par un dialogue entre les bélligérants, ce serait tout simplement catastrophique pour notre avenir commun. C’est pour cela que ce blog accueillera les contributions écrites des personnes réellement partisanes de la paix. Nous publions aujourd’hui une participation de Gilda Landini-Guibert, agrégée d’histoire, auteur du « Fil rouge ».

Lorsque Aristide Landini et ses deux fils Roger et Léon s’engagèrent dès 1942 dans les combats des FTP-MOI (Francs-Tireurs et Partisans de la Main d’Oeuvre Immigrée) en risquant leur vie – que chacun d’eux a bien failli perdre dans les griffes de l’OVRA (la Gestapo italienne) ou dans celle de la Gestapo française et allemande (eh oui il y avait bien des assassins qui se présentaient comme « Gestapo française »), ils le firent en espérant que leur sacrifice et celui de tous ces jeunes camarades morts sous la torture ou les balles allemandes ne seraient pas vain et que le monde d’après serait un monde de paix, un monde de liberté et de justice sociale, dans une France démocratique, indépendante et souveraine.

Alors que Léon, qui n’avait que 17 ans en 1942, va fêter ce 9 avril 2022 ses 96 printemps et qu’il sait qu’il va bientôt monter dans le dernier train, il voit revenir le spectre de la guerre plus effroyable encore. Son dernier regret sera de ne plus avoir la force de défendre ses sublimes idéaux pour lesquels il n’avait pas hésité à ne jamais avoir 20 ans.

Il sait que la France pour laquelle il s’est battu est en voie de disparition, diluée dans une Europe de plus en plus fascisante dans laquelle la souveraineté et l’indépendance  sont déjà devenues obsolètes. Il sait que l’union sacrée à laquelle nous appelle nos gouvernants est le même leurre qu’à l’été 14 ou l’été 39. Il se souvient qu’en 1938 le Parti communiste français fut le seul à appeler à défendre la République Tchécoslovaque et il sait que les cris d’orfraie des sociaux-démocrates européens, appelant à soutenir une Ukraine dont ils minimisent l’influence nazie lorsqu’ils ne la supportent pas ouvertement, n’ont rien à voir avec le soutien à un Etat démocratique.

Il entend de nouveau les mêmes mots de haine, ceux qui étaient vomis par ces bouches indécentes des fascistes italiens, français, allemands, espagnols, hurlés par leurs descendants sans que cela ne semble heurter nos démocrates qui font tout pour faire croire qu’ils n’ont guère d’influence. Les mêmes saluts, main tendue, unissent des Allemands, des Ukrainiens, des Français, des Grecs, des Polonais, des Bulgares (au sein même de l’hémicycle de l’Union européenne), dans une Europe que n’aurait pas reniée Pierre Laval. Les mêmes défilés aux flambeaux illuminent sinistrement les sombres cieux ukrainiens, bulgares ou grecs. Les mêmes atrocités sont commises depuis des années dans le plus grand silence dans ces contrées éloignées de l’est de l’Ukraine, le Donbass, sans que personne à l’ouest ne s’en soit jamais offusqué et soudain, c’est le déversement hystérique de propagande, un bourrage de crâne intensif semblable à ceux de 1914 ou de 1939 déversé à chaque minute de chaque jour sur l’ensemble des médias. Les mêmes journalistes, intellectuels et artistes « flagorneurs distribuent, comme le disait Robespierre, leur plume vénale à cette odieuse entreprise ».

Mais comme en 1914, comme en 1940, il y a ceux qui mettent en doute ce ramassis de mensonges officiels légitimant la guerre et divinisant la tyrannie, ceux qui refusent, ceux qui se révoltent, ceux qui résistent, ceux qui savent que la guerre n’est bonne que pour les « saigneurs de la guerre », industriels, politiques ou militaires. Ils savent qu’elle n’est bonne « que pour les ministres, dont elle couvre les opérations d’un voile plus épais et presque sacré ; qu’elle n’est bonne que pour le pouvoir exécutif dont elle augmente l’autorité, la popularité, l’ascendant » (Robespierre).

Ils savent que même s’ils n’ont que leurs poings levés et leurs poitrines nues à opposer aux puissants de la terre, leurs cris peuvent monter jusqu’au ciel et faire chuter enfin tous ces murs qui empêchent la grande fraternité humaine.

Le village du péché : le système patriarcal de la paysannerie russe

En cette journée du 8 mars, jour de la lutte pour les droits des femmes, des milliers de nos compagnes sont en grève ou en manifestation pour des meilleurs conditions sociales, le respect de leurs droits et la fin des violences à leur encontre. Le mouvement MeToo a révélé plusieurs cas de violences sexuelles que subissent les femmes. Débuté en 2007 mais devenu viral une dizaine d’années après avec l’affaire Weinstein, il a permis de se rendre compte que les agressions sexuelles ou les viols sont plus courants qu’on le pense. Au vu de ce phénomène, on peut se demander, comme nos camarades féministes nous le répètent, si nous ne vivons pas dans une société patriarcale.

Une société patriarcale c’est une forme d’organisation sociale fondée sur la détention de l’autorité par les hommes, à l’exclusion explicite des femmes. Le père « fondateur » devient le propriétaire des biens de l’ensemble de la famille et le représentant de l’autorité sur son entourage, femmes et enfants, jusqu’à ce que ses fils prennent la relève. La femme est reléguée au rang de propriété comme une autre dont l’avenir dépend du père, du frère ou du mari.

En France, 86 % des femmes se disaient victimes d’agressions sexuelles en 2018. L’année dernière, c’était 94 000 femmes qui disaient avoir subi un viol ou une tentative de viol ; 213 000 femmes disent avoir été victimes de violences conjugales en 2019 (102 femmes ont été tués par leur conjoint en 2020)[1]. Bien entendu, comme la plupart des victimes ne portent pas plainte, il est fort probable que le chiffre soit sous-évalué.

Cependant, dans notre société occidentale moderne, en termes légaux, le père, le mari, l’homme, n’a plus tous les droits sur la propriété des biens, dans le mariage (la possibilité de divorce aidant) ou hors mariage, de même que sur le plan de l’autorité parentale. De nombreux postes traditionnellement masculins se sont féminisés. Le principe de la femme au foyer, qui doit rester à la maison et être exploitée par son mari, bourgeois ou prolétaire, a été ringardisé. De même, la contraception a permis aux femmes de mieux maitriser leur corps. En fait, la possibilité, pas totalement exploitée aujourd’hui, donnée aux femmes d’être indépendantes financièrement des hommes assure un minimum de liberté. Une liberté d’autant plus grande, évidemment, pour les femmes de la classe bourgeoise, dont on peut supposer qu’elles ne subissent plus, ou très peu, ce qui reste de l’oppression patriarcale…

Toutefois, l’exploitation des femmes, même dans une moindre mesure car débarrassée de ces injustices les plus criantes à l’œil nu, se maintient par un salaire plus bas que les hommes à compétence égale ou par la mainmise sur les corps des femmes par des hommes en position de force à un moment T dans leur domaine d’activité. C’est le cas du fameux producteur de cinéma Harvey Weinstein. Sans aller jusque-là, on pourrait citer la difficulté dans nos pays de pouvoir être à la fois mère et travailleuse, où encore pour la femme de s’occuper d’un foyer monoparental. Bien sûr, même si ce n’est pas exclusif, c’est surtout les femmes qu’on pourrait qualifier de prolétaires qui sont le plus touchées par cette domination, entendu que dans la classe bourgeoise on n’a pas eu forcément de mal à faire aussi venir des femmes à la tête pour maintenir l’exploitation capitaliste, et donc contribuer, directement, à l’exploitation et à l’oppression de leurs « sœurs » des classes populaires. C’est ce qui distingue le féminisme prolétarien (lutte pour les droits de la femme travailleuse afin de la libérer de l’exploitation capitaliste et patriarcale) et le féminisme bourgeois (lutte pour des droits égaux avec les hommes sans abolir toute exploitation, voire en souhaitant le maintien de celle-ci).

Si l’on veut observer une société purement patriarcale, cela va beaucoup plus ressembler à l’ancienne société paysanne russe. Or cette société existait toujours au début du cinéma soviétique. La jeune République des soviets a entendu lutter contre toutes les vieilles organisations sociales du passé féodal et, comme pour d’autres sujets, a souhaité passer par le cinéma pour le transformer.

Même si l’accès des femmes à la réalisation fut progressif, l’URSS avait dans les années 1960 plus de femmes cinéastes que dans d’autres pays[2]. D’abord cantonnée à des rôles plus « féminins » comme actrice, monteuse ou scénariste, elles accèdent peu à peu aux moyens de production. L’une des plus illustres du début de l’Union soviétique se trouve être Olga Preobrajenskaïa.

Et nous arrivons petit à petit à notre sujet, c’est-à-dire le film Le village du péché, réalisé par la réalisatrice précitée et son compère Ivan Pravov. Le film raconte l’histoire d’Anna, une jeune paysanne mariée au fermier Ivan, mais dont le père de ce dernier, le riche propriétaire de la ferme, convoite Anna. En parallèle, la jeune fille rebelle du fermier Wassilissa va aller à l’encontre du système patriarcal imposé par son père et vivre son amour avec un jeune ouvrier sans argent.

Le film s’ouvre sur des images d’arbres, d’animaux, permettant de situer l’action. On connait aussi cette œuvre sous le nom Les femmes de Riazan, car elle a été tournée dans le village du même nom. Les habits sont d’ailleurs inspirés de ceux de la population paysanne locale.

Première remarque, l’influence d’Eisenstein est palpable dans les gros plans des personnages, dans le but, comme chez le grandiose cinéaste, de faire ressortir ce qu’ils pensent, comme le sourire des amoureux ou le visage honteux du père[3]. Plusieurs scènes sont d’une beauté formelle impeccable, comme la scène de la moisson filmée en plan large en hauteur afin de mieux voir le blé onduler, dans une image quasiment documentaire. Ou encore la scène de la fête de l’assomption avec toute les images de festivité des paysans, se finissant par un tourbillon d’images marquant le désarroi lors du suicide de l’héroïne du film.

Les premières minutes du long-métrage vont donner lieu à deux rencontres décisives.

La première c’est celle d’Ivan et d’Anna. Leurs échanges de regards, leurs sourires, indiquent une vraie séduction réciproque. Ivan, sur le chemin de retour, pensera à nouveau à Anna et son visage lui apparaîtra en toute clarté. La seconde c’est la rencontre entre le fermier riche Chironine, le père d’Ivan, et Anna. Si l’on voit à travers le gros plan sur le visage du fermier que celui-ci est immédiatement attiré par la jeune femme, cette dernière ne le lui rend pas et semble gênée par ses regards insistants. C’est un présage sur la suite du film, d’un rapport non consenti entre les deux protagonistes. Le fermier aussi repensera à Anna sur le chemin, la voyant apparaitre, mais son visage est moins perceptible, transparent. Sans doute un moyen pour la réalisatrice d’indiquer qu’il n’y a pas de réciprocité dans cette relation et que le fermier sera davantage intéressé par la possession physique d’Anna.

Chironine incarne le père et il a ici toute puissance dans l’organisation sociale. Paysan riche, il domine son lopin de terre et a le pouvoir sur son fils et sa fille, y compris pour le choix de leur conjoint. De même il domine les femmes qui vivent sur sa propriété et qui font ses quatre volontés. Le mariage forcé d’Anna et d’Ivan démontre son poids dans cette hiérarchie. Originellement, le père veut forcer son fils Ivan à se marier avec diverses prétendantes, qui font une sorte de concours auprès du père pour qu’il autorise le mariage. La tante d’Anna amène cette dernière, quand bien même celle-ci ne souhaite pas être mariée à un inconnu. Si finalement le mariage la rend heureuse, le choix, la possibilité de se marier avec qui elle veut, n’est pas entre ses mains mais celui d’une tierce personne.

À noter que le patriarcat est soutenu par les femmes. Ainsi après la naissance de l’enfant d’Anna, issu du viol commis par le fermier, ce sont la tante d’Ivan et la maitresse du fermier qui jettent l’opprobre sur la jeune femme, ne cessant de répandre des commérages sur elle.

Anna incarne la parfaite jeune fille douce et innocente qui reste globalement soumise à ce que les autres décident pour elle, que ce soit sa tante ou son beau-père. Heureuse au début, après le départ d’Ivan puis son viol et la naissance de l’enfant adultérin, elle tombera dans une torpeur d’autant plus grande que tout le monde rejette la faute de son malheur sur ses épaules. La seule échappatoire qu’elle trouvera face au rejet de sa famille et de son mari sera le suicide. Dans la construction scénaristique, son personnage est mis en parallèle de celui de Wassilissa, la fille du fermier. Cette dernière souhaite choisir son conjoint en la personne d’un maçon pauvre. Son père n’acceptera pas cette union et elle n’aura de cesse de lui tenir tête, quitte à se retrouver déshéritée. Elle affrontera aussi les bassesses des habitants de son village contre son union libre. Peu à peu, elle devient l’incarnation de la femme indépendante, labourant elle-même le champ pendant que son mari est à la guerre, puis gagnera en autorité auprès des habitants de son village et sera à l’origine de la construction d’un orphelinat.

Dans les personnages masculins du récit, il y a Ivan, fils du fermier et mari d’Anna. Comme sa sœur, il souhaite se marier avec qui il veut et ne supporte pas les réprimandes de son père. Cependant, contrairement à elle, il ne va pas jusqu’à rejeter cette société mais s’y plie mollement. Le fermier Chironine, vu son rôle social, a un rôle plus actif et n’a aucun mal à convoiter sa belle-fille. Après son forfait, il sera honteux et se contentera de ne pas aider Anna face à l’opprobre qu’elle subit.

En parlant de cela, la scène du viol d’Anna ne laisse aucune place au doute en ce qui concerne l’absence de consentement de cette dernière. Précédé de scènes où le père « drague » lourdement sa bru, il décide de passer à l’acte un soir. Dans la chambre de sa belle-fille, c’est d’abord son ombre menaçante à la manière d’un Nosferatu qui apparait. Puis il s’approche d’elle et bien qu’Anna le repousse, il la saisit. La scène n’est bien sûr pas montrée mais se trouve symbolisée par un seau d’eau qui tombe.

En toute fin du film, après le suicide d’Anna, Wassilissa dénonce son père à Ivan tandis qu’elle prend l’enfant avec elle pour l’amener dans son orphelinat. Au loin elle voit apparaitre son orphelinat fantasmé (parallèle avec la scène du début), qui sera créé dans l’avenir. Même si la fin est sombre, une lueur d’espoir est laissée, celui que cette société sera transformée et que ce drame ne se répètera pas. C’est une sorte de référence à la Révolution russe (la fin du film se passe en 1918), sans que cet évènement soit explicitement cité ou que l’aspect militant prenne le pas dans le film.

La réalisatrice Olga Ivanovna Preobrajenskaïa est née en 1881 avant de décéder en 1971. Tout d’abord actrice de théâtre au début du XXe siècle, elle devient actrice pour le cinéma dans le film Les clefs du bonheur (1913). Après 1917 elle devient scénariste puis réalisatrice. L’objet de notre chronique est son œuvre la plus connue. Elle fut l’une des fondatrices de l’école d’acteurs de l’Institut fédéral d’État du cinéma, où elle enseigna de 1918 à 1925. Le film a été tourné entre 1926 et 1927. Il connaitra un succès international et sera distribué dans de nombreux pays occidentaux. À partir de 1937, il commence à tomber dans l’oubli.

À qui est destiné le film ? Le long métrage ayant une portée pédagogique, il était destiné à un public rural. D’ailleurs les dialogues ont été volontairement simplifiés pour le rendre compréhensible des paysans russes[4]. C’était, comme nous l’avons exprimé au début, une époque où le cinéma soviétique cherchait à instruire et à modifier les anciennes coutumes, notamment par le médium du cinéma. Ce que ses réalisateurs cherchaient à construire, c’était un monde libéré de l’exploitation, aussi bien capitaliste que patriarcale.


[1] L’ensemble des chiffres viennent du site Arrêtons les violences.gouv., article intitulé « Les chiffres de référence sur les violences faites aux femmes ».

[2] « Pionnières du cinéma soviétique » sur le site de la Cinémathèque.

[3] Voir les critiques du film sur le site Sens critique.

[4] Voir la présentation du film sur le site de la Cinémathèque.

5 films pour comprendre les guerres

La guerre a lieu en Ukraine avec son lot de propagande des deux côtés. Si on se base juste sur ce qu’on entend dans les médias, nous risquons fortement de ne rien comprendre à la situation. A chaque nouveau conflit armé, la même mécanique se répète. Ici il ne sera pas question du conflit ukrainien mais de comprendre les guerres et leurs propagandes. Les Mutins de pangée, dont nous avions déjà réalisé un entretien sur ce blog, ont bien voulu faire une liste de 5 films, disponibles sauf un sur leur site, sur ce sujet là afin d’éclairer les lecteurs.

Chomsky et cie par Olivier Azam et Daniel Mermet, 2008

UN OUTIL D’AUTODEFENSE INTELLECTUELLE CONTRE LA PROPAGANDE DE GUERRE
Le travail de Noam Chomsky est un antidote radical pour tous ceux qui veulent en finir avec la fabrique de l’impuissance et ses chiens de garde intello-médiatiques. De Boston à Bruxelles, nous rencontrons chercheurs, journalistes, activistes tels que Jean Bricmont, ou encore Normand Baillargeon, auteur du « Petit cours d’autodéfense intellectuelle », ce qui pourrait être le sous-titre de ce film engagé contre le cynisme conformiste et la pensée molle des faux rebelles. Mais avant tout ce film milite pour l’ascension du Pic du Canigou.

Howard Zinn, une histoire populaire américaine d’Olivier Azam et Daniel Mermet, 2015

Au début du XXème siècle, les parents d’Howard Zinn débarquent d’Europe de l’Est à Ellis Island, comme des millions de migrants qui rêvent de terre promise, qui rêvent de fortune, qui rêvent simplement d’une vie meilleure… Ils découvrent l’Amérique. « Tant que les lapins n’auront pas d’historiens, l’histoire sera racontée par les chasseurs… »

Avec l’énorme succès de son livre Une histoire populaire des États-Unis, Howard Zinn a changé le regard des Américains sur eux-mêmes. Zinn parle de ceux qui ne parlent pas dans l’histoire officielle, les esclaves, les Indiens, les déserteurs, les ouvrières du textile, les syndicalistes et tous les inaperçus en lutte pour briser leurs chaînes. À la fin Zinn disait « Je veux qu’on se souvienne de moi comme quelqu’un qui a donné aux gens des sentiments d’espoir et de pouvoir qu’ils n’avaient pas avant ».

La stratégie du choc de Michael Winterbottom et Mat Whitecross, 2010

Un traumatisme collectif, une guerre, un coup d’état, une catastrophe naturelle, une attaque terroriste plongent chaque individu dans un état de choc. Après le choc, nous redevenons des enfants, désormais plus enclins à suivre les leaders qui prétendent nous protéger.
Naomi Klein qualifie ce phénomène de « stratégie du choc » dans un livre publié en 2007. En utilisant de nombreuses images d’archives, Michael Winterbottom et Mat Whitecross démontrent la puissance du texte de Naomi Klein et la nécessité de résister.

Itchkéri Kenti (Les fils de l’Itchkéri) de Florent Marcie, 2007.

Hiver 1996, la Tchétchénie entre dans sa deuxième année de guerre. Florent Marcie parcourt clandestinement le pays avec sa caméra à la rencontre d’un peuple en résistance.
Dans Grozny en ruine, occupée par l’armée russe, les Tchétchènes organisent une grande manifestation indépendantiste… Ce film emblématique témoigne de l’histoire méconnue des Tchétchènes. 25 ans après, il continue à être regardé en Tchétchénie. Après un parcours rocambolesque, les cassettes ont été enterrées, récupérées secrètement, puis montées longtemps après le flux de l’actualité , le film est finalement sorti au cinéma en 2007 et ressorti pour la première fois sur CinéMutins.

A.I at war de Florent Marcie, 2022.

Dans Mossoul et Rakka dévastées par la guerre, puis à Paris pendant le soulèvement des Gilets jaunes, le réalisateur confronte Sota, un robot doté d’intelligence artificielle, avec la tragédie des hommes. Au gré des péripéties, la relation qui se noue avec la machine interroge notre condition et notre avenir.

Une parole pour la paix : la Compagnie Jolie Môme

L’auteur de ce blog, conscient du danger récent manifesté par la guerre en Ukraine d’une destruction de l’humanité par l’usage de l’arme nucléaire, ne peut pas rester les bras croisés. Peu importe ce que nous pensons du conflit, de l’Ukraine et de la Russie, appeler les français à participer plus largemennt à un conflit armé, refuser une issue négociée à la guerre par un dialogue entre les bélligérants, ce serait tout simplement catastrophique pour notre avenir commun. C’est pour cela que ce blog accueillera les contributions écrites des personnes réellement partisanes de la paix. Nous publions aujourd’hui une participation de la Compagnie Jolie Môme.

Guerre à la guerre

En fait  » guerre à la guerre  » ça veut dire quoi ?

Avant la Première Guerre Mondiale, il s’agissait, pour les travailleurs des nations en rivalité impérialiste, de refuser de marcher au pas. La grève générale était à l’ordre du jour dans tous les pays à l’appel de l’Internationale Ouvrière. Ce fut un échec. Peut-être parce qu’on a assassiné Jaurès. Peut-être parce que les membres les plus radicaux de l’Internationale étaient surveillés, emprisonnés ou exilés. Et aussi, sûrement, parce que la propagande de guerre battait son plein.

Hé bien, nous pouvons nous souhaiter aux uns et aux autres bons courages parce que ça y est  » c’est reparti comme en 14  » comme dirait l’autre !

Non seulement, nous avons perdu l’Afghanistan et le Mali mais en plus l’Afrique de l’Ouest nous regarde de travers, sans oublier les échecs en Syrie, en Libye, etc.  » Nous « …  enfin… nos dirigeants. Et comble du ridicule, les Chinois et les Russes veulent nous remplacer en Afrique. C’est quand même un peu le  » grand remplacement  » ! Alors comment s’étonner que Poutine en profite pour reprendre l’Ukraine qui s’offrait à nous. Enfin…  » Nous « … l’Europe.  » Nous  » … l’Occident.

Tout ça pourrait être drôle s’il n’y avait pas des vies humaines en jeu. La mise en difficulté de l’Empire Occidental pourrait être sympathique si Poutine n’était pas un oligarque capitaliste effrayant au même titre que ceux bien de chez nous.

Alors  » guerre à la guerre  » c’est un joli slogan, c’est un peu comme  » tous ensemble, grève générale ! « . Ça peut faire du bien à entendre mais ce n’est pas une formule magique… alors en attendant re-politisons-nous, réorganisons-nous. L’avenir sera révolutionnaire. Tous ceux qui subissent la barbarie impérialiste en Afrique, en Asie, en Amérique Latine, en Europe de l’Est, partout dans le monde, n’attendent que ça.

Jolie Môme

Une parole pour la paix : le Gros Rouge qui Tâche

L’auteur de ce blog, conscient du danger récent manifesté par la guerre en Ukraine d’une destruction de l’humanité par l’usage de l’arme nucléaire, ne peut pas rester les bras croisés. Peu importe ce que nous pensons du conflit, de l’Ukraine et de la Russie, appeler les français à participer plus largemennt à un conflit armé, refuser une issue négociée à la guerre par un dialogue entre les bélligérants, ce serait tout simplement catastrophique pour notre avenir commun. C’est pour cela que ce blog accueillera les contributions écrites des personnes réellement partisanes de la paix. Pour la première publication, nous partageons un article des amis du site Le Gros Rouge qui Tâche.

1872 – Huile sur toile – L’oublié – Emile Betsellère

Paix perpétuée ou morts à perpète

“Bien creusé, vieille taupe!” Karl Marx, le 18 brumaire de Nicolas Bonaparte.

“L’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne se présente que lorsque les conditions matérielles pour le résoudre existent ou du moins sont en voie de devenir”. Karl Marx, préface à la critique de l’Économie Politique.

On prête à Freud l’idée que les instincts de morts travaillent en silence. Si tel est le cas, il faut croire que le silence, c’est fini. Ou, du moins, que “la vieille taupe” a si bien travaillé ses galeries que tous les progrès faits en art, en production et en science, sont menacés d’extinction. Car voilà que l’humanité s’est réveillée sous le choc, comme diagnostiquée d’un cancer, en apprenant ce 27 février 2022 que sa vitrification par le feu nucléaire fait désormais partie du champ du possible, sinon du probable.

Trente ans après avoir scalpé l’Union Soviétique dans le pire déshonneur, le bilan du capitalisme mondial est pitoyable. A bout de souffle, le Wind of Change is running out of change, et il ne peut plus échapper à la loi du dur paiement comptant. Bien loin d’avoir éprouvé la sérénité habermassienne des libéralismes communicationnels, notre Monde n’a pas connu une seule année sans crises financières, sans guerres, sans terrorismes transnationaux, sans famines, sans Troïka, sans FMI et tutelles budgétaires, sans violations du droit international, sans exploitations des Afriques, sans manoeuvres des assassins financiers du Pentagone et de la CIA, sans rapines moyenâgeuses, sans croisades contre  “L’Axe du Mal” et épurations ethniques dignes des pires accumulations primitives.

Si c’est désormais à l’invasion d’un voisin par Vladimir Poutine que se suspendent toutes les angoisses, il ne s’agira pas ici de produire de la connaissance ou de la science sur l’Ukraine, ce que bien d’autres ont fait ailleurs avec minutie et précaution. Il s’agit seulement d’avancer quelques propositions de conduites à tenir dans un tel déluge contre-révolutionnaire, et fournir des observations à partir desquelles le mouvement ouvrier puisse tirer son épingle d’un Jeu si dangereux. A ce titre, les six points qui suivent constituent une modeste contribution en ces temps où les élites occidentales sont sous l’emprise d’un unanimisme paniqué et destructeur :

1- Bref point d’histoire : le 11 septembre 2001 a servi d’alibi à l’Occident pour répandre la mort et la destruction en Irak, en Lybie, en Syrie, au Yémen et dans bien des pays. Cela s’est fait avec tant de violations du droit international que ce cadre de régulation n’est plus qu’une coquille vide, et sans légitimité. Les saloperies des uns ne sauraient jamais justifier celles des autres, mais ce préalable est à garder en tête si on veut retracer ce qui a conduit à un tel Far West géopolitique : car à quoi bon respecter un droit que personne ne se donne la peine de respecter ?

2- Comme l’écrivait Paul Valéry, une guerre n’est jamais qu’un “massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas”, et les enfants des classes laborieuses n’ont jamais d’intérêt objectif à mener entre eux les boucheries suscitées par les rivalités impérialistes. Il faut le dire et le redire : il n’y a pas, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de guerre propre.

3- Dans l’hypothèse où la France, dans le cadre de l’OTAN, entrerait en guerre ouverte avec la Russie, il nous faudra, en tant que français, méditer les principes du défaitisme révolutionnaire théorisés par Lénine et Zinoviev : citoyen d’un pays impérialiste, l’ennemi est dans ton propre pays, et le combat de classe est d’abord une guerre à “leur guerre”.

4- L’actuelle propagande otanesque adepte d’une démonisation psychologisante de la figure de Poutine n’explique rien du conflit de haute intensité en cours, qui doit bien davantage à l’extension délirante des frontières de l’Otan aux portes de la Russie, à l’enjeu de l’approvisionnement en gaz de l’Union Européenne et à la façon irresponsable par laquelle les USA ont excité le nationalisme ukrainien alors que, comme l’écrit Edgar Morin (auteur peu susceptible d’être au chevet de la lutte des classes), les USA “ont incité l’Ukraine à la fermeté tout en sachant qu’ils l’abandonneraient militairement  en cas de guerre”.

5- La paix mondiale ne pourra se perpétuer que dans le cadre d’un nouvel ordre international libéré de l’impérialisme messianique des Etats-Unis. La collaboration entre les peuples et la construction du socialisme sont plus que jamais ces horizons de luttes à même de balayer définitivement l’obsession du profit et la tyrannie mafieuse des grands consortiums mondiaux, qui nous mènent à l’abîme.

6- Pour finir, comme le disait le vieux Karl, il importe plus que jamais que tous les prolétaires du monde s’unissent : ils n’ont toujours à perdre que leurs chaînes quoique, cette fois, ils ont non seulement un Monde à gagner, mais à sauver.

Et que vive le communisme, et que vive la Paix !

Les bourreaux meurent aussi (4) : pour un cinéma antifasciste des temps modernes

Qu’est-ce que devrait être un film antifasciste aujourd’hui ?

Au vu de notre introduction, c’est quelque chose que nous aimerions aborder en guise d’ouverture. Si nous partons de ce que nous constatons, il parait invraisemblable de ne pas devoir conscientiser contre cette menace pour la communauté humaine que représente le fascisme. Mais comment le faire ? Tenter de conscientiser est une chose, mais encore il faut s’y prendre correctement et en sachant ce que l’on veut. Pouvons-nous dire qu’il s’agit du même antifascisme lorsque certains appellent à voter un candidat ultralibéral sous prétexte de faire barrage à tel autre, tout en soutenant les mesures les plus économiquement injustes, la destruction de nos services publics symbole du vivre ensemble et en applaudissant à chaque guerre impérialiste, et ceux qui font exactement l’inverse ? Un peu d’honnêteté intellectuelle fera répondre un grand NON à ce rapprochement contre-nature, qui risque de plus de pousser les plus déshérités du côté de l’extrême-droite aimant jouer sur une fausse apparence de proximité avec le peuple.

Mais venons-en à nos perspectives. C’est presque un cliché, mais un cinéma antifasciste doit dénoncer les persécutions des minorités, que ce soit religieuse, sexuelle ou en raison de la couleur de peau. Ce n’est toutefois pas suffisant car en faisant cela on reste, certes de manière juste, sur le terrain de la morale en disant que tel comportement est mal ou non, ce qui fait rarement avancer les choses. Il faut aussi dénoncer les racines économiques du fascisme. Qui se souvient par exemple que c’est le régime de Pinochet qui a en premier appliqué les mesures néolibérales reprises ensuite par Thatcher et Reagan ? Il faut parler dans un même élan de la baisse tendancielle du taux de profit[1] qui pousse les capitalistes au gouvernement politique qui leur sera le plus favorable pour garder leur profit, y compris si cela passe par la répression fasciste[2].

Ensuite, au regard des racines économiques du fascisme, un cinéma antifasciste ne pourra se passer d’une dénonciation en règle de la mainmise des moyens de communication par les milliardaires, ainsi que de la production cinématographique, qui permet aux riches de maintenir leur hégémonie culturelle dans les masses et de faire passer les candidats les plus réactionnaires, à l’instar de ce que fait Vincent Bolloré avec Eric Zemmour. Le documentaire Les nouveaux chiens de garde de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, sorti en 2012, a fait beaucoup pour ouvrir les yeux sur cette mainmise.

La fascisation s’accompagne partout des visées bellicistes et impérialistes contre certains territoires. Par exemple en Afrique, où l’Etat français et ses grands capitalistes ont des intérêts à défendre et peuvent favoriser les pires dictateurs tant qu’ils font le travail de maintien des intérêts français[3]. C’est aussi le cas des menées contre la Russie et la Chine, le département d’Etat américain visant de plus en plus ces deux pays simplement parce qu’ils tentent de limiter l’influence américaine[4]. Le haut-commandement français ne va pas à l’encontre de cette vindicte et se disant prêt à une guerre de « haute intensité »[5] avec ces pays. Note : cet article a été rédigé avant la semaine du 21 février 2022. Peu importe ce qu’on pense de l’action de la Russie en Ukraine, il y a un simple constat : nous sommes probablement déjà entré dans cette guerre de « haute intensité ».

Etant son corollaire, fascisme et anticommunisme vont de paires. Ce sont principalement les communistes qui ont vaincu le nazisme. Alors comment ne pas dénoncer les amalgames dans les livres d’histoire, à la télé et au cinéma, entre nazisme et communisme, qui va jusqu’à une résolution du Parlement européen en 2019[6]. La notion de totalitarisme a beau être risible[7] et de plus en plus critiqué dans les milieux universitaires anglo-saxons, elle est encore utilisée de nos jours, dés fois de manière ordurière pour nier la résistance des partis communistes dans la résistance à la menace hitlérienne, pour concrètement refouler le mouvement ouvrier aux portes du pouvoir et maintenir la division au plus grand profit de la bourgeoisie régnante.

Le but étant aussi de proposer autre chose que cette perspective glaciale, ce cinéma ne pourrait pas non plus rester dans l’opposition : il faudra aussi construire. Cela passe par la remise au gout du jour de l’organisation collective du peuple et des travailleurs dans l’imaginaire collectif en le déringardisant. C’est notamment ce qui s’est fait dans des mouvements comme les gilets jaunes. En conclusion, construisons dès maintenant car la tâche est difficile et nécessite de s’y mettre rapidement et fermement.


[1] La baisse tendancielle du taux de profit est un phénomène économique par lequel plus le poids des moyens de production est fort dans la production, plus le taux de profit à tendance à diminuer. La productivité peut augmenter mais le profit, ce qui revient dans la poche du capitaliste, baisse. Le capitaliste s’attaque donc au capital variable, les travailleurs, soit en baissant leur salaire, soit en augmentant leurs heures ou encore en faisant un licenciement de masse. Ce qui vient aggraver la baisse du taux de profit car c’est le travail qui est producteur de valeur. Pour aller plus loin, lire Le capital de Marx. Sur la chaîne de l’éditeur Aymeric Monville, une série de vidéo avec l’économiste Antoine Vatan l’explique très bien.

[2] Voir ce que disait Georgi Dimitrov au septième congrès de la Troisième Internationale.

[3] Voir les travaux de l’association Survie, ou la vidéo « Impérialisme : Total et l’Afrique », sur la chaîne des JRCF, 08/07/2019.

[4] Il y aurait beaucoup trop d’articles sur le sujet pour pouvoir les citer. Je vous invite à lire les articles sur le sujet dans le journal Le monde diplomatique.

[5] « Général Burkhard : « Nous devons être prêts à la haute intensité », Le Figaro, 08/10/2020.

[6] « Importance de la mémoire européenne pour l’avenir de l’Europe », résolution du Parlement européen du 19 septembre 2019.

[7] « Pour une critique de la catégorie de totalitarisme », Domenico Losurdo, Actuel Marx numéro 35, 2004.

Les bourreaux meurent aussi (3) : un projet politique commun

Fritz Lang

Fritz Lang est né en 1890 et mort en 1976. Il est un réalisateur austro-hongrois devenu plus tard allemand (avant de se faire naturaliser américain en 1935). Ses films varient du film noir à la science-fiction en passant par le fantastique. Dans ses œuvres les plus connus nous pouvons citer la trilogie des Docteur Mabuse, les deux parties des Nibelungen, Metropolis, M le maudit et Règlements de comptes. Cinéaste de l’ambiguïté, il en faisait tout autant preuve que ses personnages. En effet, si sa période américaine est clairement mise sous le signe de l’antifascisme, sa période allemande est plus souvent sujet à controverse. En premier lieu parce que sa co-scénariste et épouse Théa Von Harbou était une nazie notoire[1], ce qui jette un doute sur le « sens » progressiste de certaines œuvres comme M le maudit et le Testament du docteur Mabuse, qui selon le point de vue peuvent être une dénonciation de la peine de mort et de la montée au pouvoir des nazis, et de l’autre un appel à la justice « populaire » et à la dénonciation du cosmopolitisme juif. Mais c’est encore plus débattable sur les deux épisodes des Nibelungen (1924), qui reprend une vieille légende germanique et dont le portrait des fameux Nibelungen ressemble à s’y méprendre à la caricature faite des juifs[2]. Pour Metropolis, le sens nazifiant du film étant devenu tellement évident pour Lang lui-même qu’il reniera son film par la suite : en effet, à la fin du film, le jeune idéaliste fils du dirigeant de la ville de Metropolis invite l’ouvrier exploité et son grand patron de père à s’unir par le cœur. Si peut-être cela ne nous parait pas autant évident aujourd’hui, cette position correspond à celle des nazis souhaitant faire nation en oubliant les clivages de classe pour une politique d’union[3]. Concrètement, cela veut dire que l’exploitation a toutes les chances de rester – d’autant plus que dans Metropolis, les riches vivent littéralement grâce au travail des ouvriers du bas et risquent de connaître un changement radical de conditions de vie s’ils touchent à cette exploitation-, mais cette fois il y aura un supplément d’âme obligeant les travailleurs à continuer leur labeur. Toutefois pour sa défense Fritz Lang s’élèvera assez rapidement contre le nazisme, ne supportant plus ce qu’ils faisaient à l’art et à son pays. Il aimait à raconter qu’un jour Goebbels lui aurait demandé d’être le réalisateur officiel de l’Allemagne nazie. Fritz Lang lui aurait répondu fermement être juif, ce à quoi Goebbels aurait rétorqué que c’était les nazis qui décidaient qui était juif ou non. Après le Testament du docteur Mabuse, Lang quittera son épouse et s’exilera en France puis aux Etats-Unis. Vers la fin de sa vie, à force d’exil, il préférera se considérer comme « cosmopolite » plutôt que d’une nationalité particulière. 

Bertolt Brecht

Bertolt Brecht est né en 1898 et est mort en 1956. Célèbre dramaturge allemand, il a réinventé le théâtre grâce à son utilisation de la distanciation et par son théâtre épique dont nous avons parlé plus haut. D’origine bourgeoise, c’est son expérience d’infirmier durant la Première Guerre mondiale qui va provoquer chez lui ce dégoût du bellicisme. C’est dans les années 20 qu’il commence à s’intéresser au marxisme avant de l’adopter complètement comme philosophie. Nous lui devons des pièces comme Homme pour homme, L’Opéra de quat’sous[4], Mère courage et ses enfants et La vie de Galilée. Dans ses œuvres il défend la raison, la science, la compréhension du monde et surtout la révolte, en approfondissant à chaque fois sa réflexion et sans faire dans le pur manichéisme. Déchu de sa nationalité allemande par le régime nazi et la diffusion de son œuvre interdite, Brecht immigre dans plusieurs pays où il continue son activité théâtrale et son militantisme antifasciste. Il retournera en Allemagne en 1948, précisément en RDA, où il fonda avec son épouse l’actrice Hélène Weigel le Berliner ensemble. Bien que critiqué par les autorités de RDA[5] pour ses pièces manquant de héros positifs, il continuera à pouvoir exercer jusqu’à la fin de sa vie. 

Avant la Seconde guerre mondiale, il n’était pas forcément facile d’être anti-nazi à Hollywood. Le militantisme n’y ait pas interdit, ni le communisme intégralement, d’ailleurs certaines vedettes s’engagent contre le fascisme italien, à l’instar de Joan Crawford. Cependant la réaction en face existe. Celle-ci critique les mots d’ordre du type « arrêtons le fascisme » et « démocratie ». Des milices comme The Light Horse Cavalry (Victor McLaglen) et Hollywood’s Hussars (Gary Cooper) voient le jour pour défendre une certaine vision de l’Amérique, tout en étant financé par de grosses fortunes. En 1939, le film Les aveux d’un espion nazi provoque des mouvements violents chez les pro-hitlérien aux Etats-Unis et certaines salles de cinéma sont incendiées. Des commissions sont créées sous la direction des sénateurs Nye et Clark pour déclarer suspect certains films contre le nazisme. Cette attitude changera avec Pearl Harbor. Cependant, les fichiers utilisés contre les membres de l’industrie culturelle pendant le maccarthysme prennent en compte les activités antinazies des années 30.

En plein cœur de la machine hollywoodienne, Brecht n’est pas forcément tendre avec le « divertissement » proposé par cette grande usine à fabriquer des films :

« Le divertissement n’est pas un moment hors exploitation et aliénation du travail, mais un lieu où l’on fabrique l’individu standardisé, mobilisable dans ce travail comme sur le champ de bataille. Les éléments codifiés sont le résultat d’un processus de production quasi inquisitoriale dont la censure n’est que la caricature et qui aboutit à une illusion de réalité. »

Toujours sur le divertissement, Brecht ne pense absolument pas que la réflexion est synonyme d’ennui. Il manie toujours la recherche du meilleur divertissement et usage de la raison pour son spectateur. De même que Lang pour des films comme J’ai le droit de vivre.

Les bourreaux meurent aussi est produit aux Etats-Unis par Arnold Pressburger, producteur d’origine juive ayant vécu en Allemagne et qui fut lui aussi obligé de s’exiler à cause du nazisme. Tout se passe grâce à sa société Arnold Pressburger Films. C’est donc lui qui s’est occupé de récolter les fonds pour produire le film. Je n’ai toutefois pas retrouvé le montant qu’a coûté le long-métrage.

Lorsque Brecht et Lang se mettent au travail, divers titres sont pensés, comme Trust the people, 437 ou Never surrender avant que celui de Hangmens also die (Les Bourreaux meurent aussi en français) ne s’impose. Les deux artistes s’adjoignent un troisième scénariste en la personne de John Wexley (1907-1985), un dramaturge américain communiste ayant déjà rédigé des œuvres antinazies, qui avait l’avantage de parler allemand à un Brecht qui avait refusé d’apprendre l’anglais. C’est au musicien Hanns Eisler, communiste et collaborateur Brecht de longue date, de composer la musique des Bourreaux meurent aussi. Plus généralement, la plupart des membres de l’équipe technique étaient communistes.

Brecht, Lang et Wexley travaillent à raison de 10 h par jours sur le scénario. Wexley trouvant Lang trop peu à gauche, il réécrit le scénario avec Brecht sans Lang. Ce qui provoquera la fureur de ce dernier lorsqu’il apprendra la nouvelle. Wexley devra reprendre le script et édulcorer certaines scènes avec le peuple tchèque afin de convenir aux exigences idéologiques d’Hollywood (Lang veut que le film soit grand public), mais aussi ramener certaines scènes que Brecht avait voulu faire disparaître. Un quatrième scénariste, Gunsbourg, sera même un temps engagé pour réduire le scénario[6]. Cependant sa version détruisant l’aspect épique du film, elle fut refusée par Lang. Mise à part ces problèmes, plus ceux sur les invraisemblances du récit, il n’y a pas vraiment de divergences politiques entre Lang et Brecht dans la création de l’œuvre. Nous pourrions dire éventuellement que chez Lang il y a une sorte d’apologie plus ou moins prononcée pour la démocratie américaine qu’on ne trouve pas chez Brecht, mais c’est bien la seule.

Wexley signa seule les pages coécrites avec Brecht, ce qui lui permit de toucher plus d’argent que ce dernier. Lorsque les conflits sur les droits remontèrent à la Screen Writers Guild, dans laquelle Wexley avait des bons contacts, celle-ci favorisa Wexley malgré le soutien apporté à Brecht par Lang et Eisler, sous prétexte qu’en tant que dramaturge reconnu Brecht aurait moins besoin de cette somme.

Qui est le spectateur visé par le film ? En priorité pour Lang c’est le peuple américain, dont le mode de vie est retranscrit à certains égards chez les tchèques du film, pour les conscientiser au problème nazi. Cependant, de part et d’autre, on sent à travers la façon dont est organisée la résistance tchèque, la volonté de donner la clé d’une organisation secrète.

Le film fut à sa sortie fut un échec commercial et ne parvint pas à convaincre. Le long-métrage a connu des coupures en France lors de sa diffusion en 1947, venant amoindrir les propos. Entre autres furent coupés la scène dans les caves de la gestapo où Macha se retrouve devant le corps mourant de la marchande de légumes Madame Dvorak, ainsi que la scène de Czaka aidant l’inspecteur Gruber à faire la liste des futurs otages.

Il semblerait que des dirigeants SS aient pu voir le film en décembre 1944, afin d’étudier la propagande de l’ennemi[7].

Le film va aussi être attaqué et censuré durant la période maccarthiste. Le film est considéré comme une apologie du mensonge et du bolchévisme. La plupart de ceux qui ont fait le film vont passer devant la commission McCarthy.

Enfin, terminons sur un absent qui aura sauté aux yeux de tout le monde aujourd’hui : l’antisémitisme. Ainsi il n’est pas fait écho au sort des juifs, quand bien même Heydrich fut un acteur de premier plan de la solution finale. Cela peut paraître surprenant, d’autant que ni Lang ni Brecht n’ignorait ce problème. Mais en même temps aujourd’hui on passe quasiment sous silence le caractère de classe du nazisme et la collaboration des grands industriels à la terreur nazie. Ce que justement Brecht et Lang voulaient rappeler : le capitalisme a créé le fascisme. Ce sont les origines économiques de la barbarie qui sont oubliées, et donc que des mini-Mussolini ou Hitler peuvent surgir à la faveur des crises économiques pour protéger la propriété privée contre les masses laborieuses.


[1] Une anecdote veut que lorsque on l’a retrouvée morte dans son appartement, il n’y avait que deux portraits chez elle, celui d’un de ses ex-maris et celui d’Adolf Hitler. Son décès date de 1954.

[2] « One shot #02 : Die Nibelungen (1924) film nazi ? », sur la chaîne TALK don’t SHOOT, 01/10/2020.

[3] Par ailleurs, dans ce film – comme dans d’autres de Fritz Lang – il y a une critique de l’argent et de l’industrie. Ce n’est pas forcément une critique progressiste. Dans le langage de l’extrême-droite, c’est assez courant de dénoncer la finance (dès fois associés aux juifs) contre le patron d’industrie bien plus « méritant », alors qu’il s’agit dans les deux cas d’une forme d’exploitation, pouvant être autant antagonique qu’en symbiose. De même, la révolution industrielle est critiquée par une certaine forme de réaction car elle créé le prolétariat qui menace ses intérêts, mais aussi car elle briserait certaines vieilles valeurs chrétiennes de la société féodale, à base d’autorité morale considérée comme le point central de toute société existante.

[4] Je vous invite à écouter la très bonne conférence sur cette pièce de Charles Méla. « Carte blanche à Charles Méla : « Brecht, l’autre théâtre », 08/03/2016.

[5] Il ne fait aucun doute qu’il existait chez les autorités de la RDA des conceptions trop sectaires sur l’art.

[6] « Les bourreaux meurent aussi », Ciné-club de Caen.

[7] Bernard Eisenschitz, Fritz Lang au travail.

Les bourreaux meurent aussi (2) : combattre la barbarie fasciste

Heydrich dans le film

Lors de la première séquence, la caméra descend sur le blason « La vérité vaincra » puis le portrait d’Hitler apparait. Juste après cette scène, nous voyons dans une grande salle les patrons tchèques et les militaires allemands discuter. A un patron tchèque disant qu’il faudrait peut-être mieux payer les ouvriers, un Allemand répond qu’ils sont sans doute trop payés pour des esclaves. Heydrich est annoncé par un officier. Un plan fixe montre son arrivée et le salut hitlérien des participants. Seul à ne pas le faire, un général tchèque préfère le salut militaire. Cela lui vaudra une scène d’humiliation, où Heydrich laissant tomber une canne forcera le général à se baisser pour la ramasser[1]. Heydrich est ensuite montré comme un hystérique voulant fusiller tous les ouvriers tchèques.

Heydrich est le reichprotektor de la Bohême-Moravie, c’est-à-dire représentant du Führer dans ses actions. Après son petit numéro, il s’en ira réprimer les ouvriers de l’automobile faisant la grève du zèle. Il se fera ensuite tirer dessus hors écran, car il ne mérite pas qu’on s’attarde trop sur ses derniers instants. D’ailleurs, la scène le montrant dans le noir souffrant le martyr après son attentat dure à peine 10 secondes. Il n’y a aucune dignité dans sa mort, pas plus que dans celle de l’inspecteur nazi Gruber et du collabo Czaka que l’on voit à l’écran. Le premier meurt étouffé sur une table par une tonne de papier, ses pieds pendouillant en l’air et son chapeau melon par terre permettant de comprendre qu’il est mort. Le second meurt criblé de balles par ses anciens alliés.

Face à l’occupation nazie et à la collaboration patronale, Lang et Brecht opposent la résistance organisée (inspiré des partis communistes clandestins) dont nous voyons les soubassements et les actions durant le long-métrage, ainsi que la résistance passive ou active du peuple tchèque. On remarque une différence de traitement concernant le peuple entre Lang et Brecht. En effet, pour Brecht on peut faire confiance au peuple qui corrige les erreurs commises par la résistance[2], tandis que chez Lang le peuple est celui qui peut être facilement détourné et commettre des injustices[3]. C’est visible dans la scène où Macha se rend à la Gestapo et où elle est quasiment lynché par la foule à cause de sa trahison.

Le film a une structure épique, dans le sens où il est composé d’un enchainement de situation qui ne s’arrête jamais et qui rendent difficile l’identification avec un personnage du film. Le montage sert comme moyen de mettre à distance, de créer certains sentiments, de la réflexion, afin de pousser à la conscientisation, ce qu’avait tenté de faire Eisenstein lors de ses premiers films[4].

Lang fait souvent usage du contraste entre ombre et lumière pour renforcer les dissonances et donner un côté suffoquant à certaines scènes. Typiquement, toutes les scènes dans les locaux de la Gestapo sont tournées comme ça, afin de présenter un lieu qui se referme sur les personnages.

On retrouve aussi dans le film un élément très languien, celui du détail révélateur. Ainsi la trace presque effacée de rouge à lèvre sur la joue de l’inspecteur Gruber lui permet de comprendre un subterfuge ; les premiers gestes de secours de Svoboda le trahissent en tant que médecin, etc. Comme lorsque dans M le maudit, un aveugle confondait un tueur en série grâce à la musique qu’il sifflotait avant son crime. On peut voir la même chose lorsque Macha et son père échangent un regard lors de l’arrivée de Svoboda à la maison, ce qui permet tout de suite au père Novotny de comprendre qu’il a affaire à l’assassin d’Heydrich et de lui offrir l’hospitalité sans poser de questions.

Svoboda

La première apparition de Svoboda se fait au détour d’une ruelle. On le voit changer de vêtement rapidement. A sa démarche, on comprend qu’il est en fuite, mais on ne sait pas encore pourquoi. Il demande à Macha si elle a vu un chauffeur, mais celui-ci a été embarqué par la Gestapo. Il se cache et on voit les nazis apparaître. On ne sait pas encore ce qui lui est reproché, mais le spectateur comprend que Svoboda doit faire partie de la résistance. Filmé de sa cachette (derrière une porte), on voit sur un plan Svoboda tétanisé et de l’autres les nazis qui ne le voient pas et demandent le chemin à Macha. Cela crée un étrange contraste entre le premier et le second plan, entre ce qui est connu par le spectateur et ce qui est ignoré par certains personnages. D’autant plus que Svoboda est dans la pénombre (mensonge, la dissimulation) et les nazis dans la lumière (la vérité). Dès que Madame Novotny a donné la mauvaise direction, Svoboda peut sortir et le reflet d’une flaque lui permet de voir où elle habite. Vient ensuite la scène du cinéma où on passe probablement un film de propagande nazie, ce qui fait peut-être un étrange écho à la volonté des deux auteurs de conscientiser les spectateurs sur le problème nazi (alors que la propagande du Troisième Reich souhaite endormir le spectateur). Le plus important dans la scène ne se passe pas sur l’écran mais dans la salle, qui murmure sur l’assassinat d’Heydrich et applaudit son meurtrier. Le visage livide de Svoboda indique sa culpabilité. C’est un peu le réveil des masses que recherche Lang et Brecht, qui ne se limite pas au plaisir du spectacle.

Au même titre que les autres personnages, le docteur Svoboda est décrit très sommairement en terme psychologique. Ce qui compte c’est son action. Danielle Bleitrach dans son ouvrage sur le film (Le nazisme n’a jamais été éradiqué) le compare au golem protégeant le peuple juif. Et c’est vrai qu’il agit en tant que protecteur et vengeur du peuple. En tant qu’assassin du bourreau, il a porté un grand coup au nazisme. C’est pour ça que son supérieur dans la résistance, Dedic, lui interdit de se rendre aux autorités pour sauver les otages, car cela signifierait un plus grand échec pour la résistance et le peuple tchèque.

Au sujet de Dedic, il incarne le chef de la résistance qui sait prioriser, qui comprend ce qu’il est nécessaire de faire, qui respecte une discipline militante et évalue les enjeux et les contradictions du peuple pour pouvoir les résoudre. C’est pour cela qu’il planifiera le complot pour donner un faux assassin et vrai collabo à la Gestapo afin de réunir un peuple désuni. C’est aussi grâce à cette compréhension qu’il refusera que Svoboda se rende, car la perte de 400 vies n’est rien face à une guerre qui en tue des millions. Il est aussi le personnage dont la mort est la plus digne : dans un lit après qu’on lui a tiré dessus, entouré par l’ombre protecteur de camarades qui vont continuer son combat après sa mort.

C’est lui qui incarne le mieux la discipline révolutionnaire :

« La discipline du révolutionnaire est une lutte contre soi-même par rapport à tout ce qu’il a formé dans le monde où il est né. La masse est forte parce qu’elle est composée de tous ces héros anonymes que met en évidence entre autre la pièce (à Brecht) La décision.»[5]

Elle va avec le principe d’une résistance collective, notamment d’un peuple mentant pour accuser un collaborateur d’un crime qu’il n’a pas commis. Discipline que l’on voit aussi chez le chauffeur préférant se suicider que de donner les noms de ses camarades.

Concernant les otages, les nazis tentent d’inciter à la dénonciation en incitant certains d’entre eux à demander publiquement à la radio l’arrestation de l’assassin d’Heydrich. Le film montre par une succession de courts instants la division du peuple sur le devenir des otages, ce qui peut tendanciellement favoriser les occupants. Ce problème sera réglé par Dedic de manière dialectique : livrer avec l’aide du peuple et d’un habile complot un faux coupable au meurtre d’Heydrich mais vrai collabo en la personne de Czaka, pour sauver les otages tout en protégeant le véritable assassin. Le début du complot est symbolisé par une succession d’images d’horloges et de la musique d’Hanns Eisler les accompagnant, pour signifier à la fois l’heure de la contre-attaque et le compte à rebours pour sauver les otages.

A l’inverse d’autres œuvres sur le nazisme, la question de la lutte des classes n’est pas mise de côté. Le régime nazi est montré comme un féroce régime d’exploitation qui pressure les salaires et les travailleurs dans le but d’engranger un profit maximum. Et si quelqu’un résiste, il faut le réprimer comme Heydrich en avait l’intention avec les ouvriers de Skoda. La grande-bourgeoisie tchèque en est parfaitement complice de ces actes malgré ses atermoiements paternalistes sur la dureté de la vie de leurs salariés. Gruber et Czaka font tous les deux l’objet d’un traitement particulier car ils représentent à eux deux ce qui peut être le pire du nazisme : le fonctionnaire pointilleux mettant son zèle au service de l’exploitation et le bourgeois collaborateur pour privilégier ses affaires[6].

Le film détourne aussi l’idéologie belliciste et les imageries combattantes, notamment au travers de l’enterrement d’Heydrich, étant donné que pour Brecht, c’est cette idéologie et son imaginaire qui amène à la guerre et à la barbarie.

Les nazis avaient souvent une vision vulgaire de l’art. Hitler et ses généraux aimaient les productions culturelles bas de gamme, en antagonisme avec la vision grandiloquente de l’art chez Fritz Lang. Le fascisme utilise les émotions pour les rattacher à certains intérêts, mais pas ceux de la majorité, d’une minorité et détournent certains principes, comme celui de patriotisme, vers une xénophobie extrêmement forte. Brecht rapportait une anecdote remarquable lui faisant prendre conscience du détournement par les émotions et l’art du peuple dans le nazisme :

« Quand, à l’arrière-plan, la masse apparaissait sur l’écran, le grand acteur près de la rampe perdait toute importance. Je me souviens alors distinctement de l’étonnement que je ressentis quand j’entendis pour la première fois Piscator[7] parler, en plein travail, de ce qu’il avait vécu au front. Rien en campagne ne l’avait autant déprimé que d’avoir été effacé en tant qu’être individuel, de n’avoir été qu’un numéro, quelque chose qui se jetait dans la boue sur ordre, et qui, sur ordre mais aussi sans ordre, obéissant seulement à l’instinct grégaire d’une troupe qui donne l’assaut, s’arrachait à la boue pour se projeter dans la trajectoire des projectiles. Je me disais irrité : « un vrai libéral, un individualiste ! » Mais en réalité, un instinct remarquable le dominait : il sentait que cette concentration d’hommes pouvait être quelque chose d’absolument effrayant si l’objectif ne profitait pas à chaque membre de cette masse. Surgissait ici l’idéal abominable de la collectivité artificielle qui tire son unité de l’égale violation des intérêts de tous : la collectivité fasciste. »[8]

Brecht et Lang ne sont pas dupes de la trahison du peuple allemand, y compris du prolétariat. C’est pour cela que Brecht pense que les émotions doivent être purifié et l’usage de la raison encouragé pour anéantir à tout jamais la barbarie nazie. Pour cela il utilise une méthode qui lui est très souvent associée : la distanciation. C’est une vieille technique de la dramaturgie que Brecht va remettre au goût du jour. Elle a pour but de mettre à distance le spectateur de l’histoire et des personnages, afin de casser toute forme d’identification possible. Cela veut dire qu’à la place de provoquer une catharsis, de ressentir ce que ressent le personnage et d’avoir de l’empathie pour lui, la distanciation nous permet d’avoir une vision panoramique, de réfléchir sur ce que fait le personnage et par là sur le monde dans lequel le spectateur vit, en lui faisant voir une chose semblant banal comme étant anormale. Cela passe par des effets techniques comme des écriteaux expliquant l’histoire, un dialogue avec le public, des extraits de films, le jeu des acteurs, etc[9]. Chez Brecht, c’est relié à sa théorie d’un théâtre épique opposé au théâtre dramatique plus littéraire. Le théâtre épique de Brecht est fondamentalement matérialiste et dialectique (qu’il considère comme étant le plus sûr moyen de connaitre la réalit), mais qu’il oppose au naturalisme, une simple description soi-disant réaliste de la misère humaine causée non pas par l’organisation économique de la société mais par la nature humaine elle-même. 

Le héros brechtien n’a pas un destin particulier, il est contradictoire à chaque instant parce que c’est un être vivant en proie au doute comme tout le monde. Il se transforme au cours du récit et transforme ceux qu’ils croisent. Sa destinée n’est pas connue d’avance. Svoboda en est un parfait exemple.

D’autre part le film détourne allègrement les codes d’Hollywood en refusant de nous offrir un personnage principal. C’est quelque chose que Lang avait déjà fait dans des films comme M le maudit ou Le testament du docteur Mabuse, mais qu’il n’avait pas repris aux Etats-Unis y compris dans ses autres films antifascistes.

Les techniques pour empêcher l’identification dans le film :

  • Le jeu des acteurs,
  • Les gros plans,
  • Les écriteaux au début et à la fin,
  • Les appels à continuer la lutte,
  • La multiplicité des points-de-vue.

A noter qu’à la fin, pour bien indiquer que la victoire du moment n’est pas la fin du combat, le mot « The end » est remplacé par « Not the end ».

Dans les problèmes rencontrés sur le tournage, il est bien connu que Brecht n’a pas apprécié l’invraisemblance de certaines scènes :

  • Tout d’abord, lorsque l’inspecteur Gruber vient fouiller l’appartement de Svoboda pour arrêter Dedic, sans pouvoir le trouver, alors qu’il est… caché derrière un rideau !
  • Lorsque dans une scène courte, l’héroïne se pouponne et essaye sa robe de futur mariage, ce qui la classe comme bourgeoise tout de suite.
  • Ou encore sur le poème de la torche invisible, qui n’est pas en réalité de Brecht et qu’il trouvait ridicule[10].

Pour un réaliste comme Brecht, la vraisemblance est quelque chose d’important, comme le démontre son casse-tête lors de la préparation d’une représentation des Fusils de la mère Carrar, le retournement du personnage principal semblant sortir de nulle-part[11].[12]

Ce qui a été beaucoup reproché au film, et qui fait encore débat aujourd’hui dans les milieux progressistes comme réactionnaires, c’est son apologie du mensonge. En effet, le collaborateur Czaka est bien accusé d’un crime qu’il n’a pas commis par tout un peuple pour protéger le véritable assassin. Le message c’est qu’on peut (et doit) vaincre le nazisme par tous les moyens, y compris la ruse. Le premier principe que l’on voit apparaitre c’est celui de « la vérité triomphera ». Or ici la vérité est celle d’un régime oppressif adepte par ailleurs du mensonge de masse, car ils souhaitent tout savoir sur tout le monde pour mieux asservir.  Face à cela, la résistance doit forcément être secrète, recourir aux subterfuges, aux fausses pistes, aux mensonges, afin de vaincre une injustice et un mensonge plus grand encore. Ce qui implique de laisser en berne la morale kantienne qui veut qu’on ne fasse pas à autrui ce que l’on n’aimerait pas subir. En fait, ce qui a choqué, notamment les maccarthistes, c’est que le film explique concrètement comment mener une lutte clandestine et les raisons de la mener. Cette attitude a été jugée comme faisant l’apologie du bolchévisme, ce qui n’est pas totalement éloigné de la réalité.


[1] Selon Danielle Bleitrach, dans son ouvrage Bertolt Brecht et Fritz Lang. Le nazisme n’a jamais été éradiqué, il est fort probable que ce général soit inspiré d’un vrai général tchèque ambigüe durant cette période.

[2] « Les bourreaux meurent aussi », Cinéclub de Caen.

[3] Comme dans son film J’ai le droit de vivre.

[4] On se souviendra notamment de la scène dans La grève qui alterne répression de la police et image d’un boucher en abattoir.

[5] Extrait du livre de Danielle Bleitrach sur le film.

[6] « Les bourreaux meurent aussi », DVDclassik, Antoine Royer, 22/09/2008.

[7] Erwin Piscator, grand dramaturge allemand créateur du théâtre prolétarien.

[8] Page 41 et 42 du livre Théâtre épique, théâtre dialectique de Bertolt Brecht.

[9] Au cinéma, on peut prendre l’exemple récent d’Arthur Rambo de Laurent Cantet par l’usage des tweets à l’écran.

[10] Voir page 79 à 81 du livre de Danielle Bleitrach.

[11] Page 228 de Théâtre épique, théâtre dialectique.

[12] On peut aussi voir cela dans la recherche de la meilleure vraisemblance en termes de jeu d’acteur et de décor dans ses notes pour la représentation au Berliner Ensemble de la pièce Bataille d’hiver de Johannes R. Becher, racontant l’histoire d’un jeune soldat nazi remettant en question l’autorité du Reich suite à la désertion de son ami chez les Russes.