
« La peur fait monter la température à 370 degrés centigrades. Avec Suspiria, je voulais atteindre les 400 ! »
Cette phrase vient de Dario Argento[1], réalisateur italien des années 70 à nos jours, principalement connu pour ses giallos[2], à propos de son film Suspiria sorti en 1977. Celui-ci est le premier film fantastique et d’horreur réalisé par le cinéaste transalpin, mais aussi son plus connu et celui ayant le mieux marché à l’internationale, restant encore aujourd’hui une référence en termes de cinéma d’horreur.
Dans les années 70, le cinéma d’horreur revient en force après le succès international de Rosemary’s baby de Roman Polanski (1968). Les producteurs constatant l’intérêt du public pour les adaptations de best-sellers fantastiques, le genre est en explosion. Certains films à caractère religieux comme L’exorciste de William Friedkin (1973), connaissent un succès phénoménal, jouant sur le thème de la perte d’identité et de la foi. D’autres films font leur chemin, à l’instar de Les dents de la mer de Steven Spielberg (1975), du film Halloween de John Carpenter (1978) ou d’Alien de Ridley Scott (1979). C’est aussi la décennie qui marque le début de la fin pour le studio de la Hammer, célèbre maison de production anglaise de films de monstres. Parallèlement le cinéma d’horreur commence à être considéré et n’est plus seulement une constellation d’œuvres bas de gamme.
Durant la même période le cinéma italien connaît son apogée. C’est dans les années 60 et 70 qu’exercent (ou continue à exercer) des grands noms du cinéma comme Sergio Leone et ses westerns, Bernardo Bertolucci, Pier Paolo Pasolini ou encore Luciano Visconti, avec des films marquants comme Le conformiste, La classe ouvrière va au paradis, Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, Le guépard, Le désert rouge ou Œdipe Roi. A l’époque le cinéma italien est tellement puissant qu’il est autosuffisant financièrement. C’est dans ce cadre global que va commencer Dario Argento, avant de réaliser son long-métrage Suspiria en 1977.
Suspiria nous raconte l’histoire de Suzy Bannion, une Américaine venant à Fribourg en Allemagne étudier la danse dans une prestigieuse académie. Cette dernière cache de lourds secrets. Des évènements étranges ainsi que des meurtres sanglants lui feront prendre conscience que l’endroit abrite une communauté de sorcières aux pouvoirs incroyables et qui dirige le bâtiment d’une main de fer.
Ce premier film fait partie d’une trilogie sur les Trois Mères, trois sorcières maléfiques dirigeant le monde et rattachées chacune à une ville et un bâtiment en particulier. Nous y reviendrons, mais le premier volet parle de la Mater Suspirium (mère des soupirs), le second Inferno présente la Mater Tenebrarum (mère des ténèbres) et enfin Mother of Tears parlera de la Mater Lacrymarum (la mère des larmes, présente aussi dans Inferno).
Le film commence sur des notes de musique stridentes pendant que l’écran noir annonce le titre. La musique thématique de l’œuvre apparait en même temps que la voix-off, qui énonce ce qu’il y a à savoir de l’histoire (Suzy Bannion arrive à Fribourg apprendre dans une école de danse) mais elle est aussi vite étouffée par la musique du groupe Goblin, montrant l’ascendant de la partition musicale sur le fil du scénario.
La première scène du film nous montre un plan séquence partant du tableau des départs de l’aéroport vers la salle de sortie où nous voyons apparaître l’héroïne du film jouée par Jessica Harper. Nous avons le droit à un champ contre-champ de Suzy vers la porte automatique de l’aéroport. A chaque fois que celle-ci s’ouvre, la musique de Goblin apparait pour disparaître aussi tôt la porte fermée. Le spectateur a le droit à un plan montrant le mécanisme de la porte se refermant formant comme deux couteaux se croisant. Cela nous permet à nous spectateur en 1 minutes de long-métrage de savoir que derrière la porte se trouve un autre monde, une aventure que va vivre le personnage et celui qui visionne le film.
Parlons tout de suite de la musique de Goblin, le groupe de rock metal gothique progressiste italien compositeur de la bande-original de Suspiria. Dario Argento dit dans son autobiographie Peur que « comme cela avait été le cas pour Les frissons de l’angoisse[3], la musique de Suspiria, loin d’être un simple accompagnement musical devait devenir une présence fondamentale, quasiment un personnage. » C’est tellement le cas que la musique du film est l’une des choses les plus marquantes du long-métrage dans chacune des critiques ! Marqué par une mélodie répétitive entre l’électro et le rock, doublée d’une voix répétant des paroles entêtantes, à la fois enfantine et sombre (répétition du mot « Witch »), qui donne aux scènes une atmosphère sombre où la magie est présente à chaque recoin même musical. Le groupe Goblin a composé la musique un peu avant le tournage[4] et s’est appliqué ensuite à ce que la musique colle parfaitement aux images du film. Les membres du groupe ont travaillé trois mois à faire des recherches sonores avec divers instruments (instruments ethniques, moog, orgue d’église) afin de créer leur composition, Argento leur laissant une liberté de création.
Le premier meurtre (ou double-meurtre) a lieu dans les 10 premières minutes du film. Le personnage de Pat vient de fuir l’académie de danse et s’est réfugiée chez une amie. Dans sa chambre, la fenêtre s’ouvre brusquement sans que rien n’explique la raison de cette soudaine action (aucune force extérieure visible dans le champ). Lorsque son amie vient fermer la fenêtre, de l’extérieur nous voyons la caméra reculer, comme si quelque chose épiait et dont le regard se confondait avec la caméra. Une fois l’amie partie, la caméra en extérieur se rapproche de la fenêtre et la musique avec nous indique une présence menaçante se rapprochant du personnage. Quand Pat s’approche pour voir à l’extérieur, elle ne voit rien apparaître, cependant deux yeux scintillants apparaissent puis disparaissent de manière mystérieuse. Après quelques secondes d’attente une main difforme brise la fenêtre et agrippe l’héroïne et donne lieu à une scène gore. Cette première scène de meurtre permet de nous installer 1) la violence graphique du film, 2) le fait que notre champ visuel ne nous permet pas forcément de voir la menace, et 3) que la musique et les mouvements de caméra pourront au contraire nous aider à la percevoir.

Après la musique, le plus marquant sont les images du film. Grâce à une vieille pellicule Technicolore, Argento et son équipe arrivent à pousser à fond les couleurs du film afin de lui donner une tonalité semblable aux dessins colorés des films Disney, Blanche-Neige et les sept nains étant la référence ici (Suspiria est d’ailleurs aussi un récit initiatique mais nous y reviendrons), ce qui participe à rendre le film irréel et à imprégner la pellicule du thème de l’œuvre : la magie. Les couleurs servent ici à signifier l’alliance dans un même espace d’éléments contradictoires. Le rouge sert à représenter l’angoisse, le bleu les moments de suspension et d’attente, le vert annonce la mort des personnages[5]. Cela permet aussi de donner au long-métrage des allures de peinture, ce qui n’est pas anodin lorsqu’on sait l’amour pour cet art de la part d’Argento[6]. Dans un interview au journal Mad movies en 2010, Dario Argento a dit qu’en tant que metteur en scène il s’exprimait plus par l’image que par l’écriture et les dialogues[7]. Le directeur de la photographie de Suspiria, Luciano Tovoli, a réalisé son travail d’un commun accord avec le réalisateur et considère encore le long-métrage comme une de ses réalisations préférées. On peut aussi remarquer une forme d’hommage à Mario Bava, notamment à son sketch « La goutte d’eau » dans le film Les trois visages de la peur sorti en 1963.
Le travail du peintre Maurits Cornelis Escher est une autre source d’inspiration de Suspiria. Celui-ci est un peintre hollandais du 20ème siècle, ayant même vécu en Italie pendant la période fasciste, connu pour ses œuvres représentants des constructions impossibles en plusieurs dimensions, défiant les perspectives et la vision de l’observateur (un peu comme Suspiria ?). Son influence se fait sentir de deux manières : 1) dans le papier peint du l’immeuble dans lequel se réfugie la première victime, présentant aussi des formes architecturales impossibles, mais aussi dans la salle de la directrice. 2) A travers des détails comme le nom des lieux du récit, par exemple Escher Strasse.
On retrouve aussi le goût du réalisateur pour l’architecture dans la façon dont il montre l’académie, celle-ci possédant une présence particulière, renforcée par la couleur rouge des couloirs, ou jaune dans le cas de la salle des sorcières[8]. Ce qui n’est pas inintéressant lorsqu’on sait que dans Inferno, le deuxième volet de la saga des Trois mères, les maisons des Mater sont devenues quasiment une partie d’elles et possèdent tout pouvoir dans leurs demeures.
Avec Suspiria, Dario Argento évite aussi deux écueils de sa filmographie : les invraisemblances d’écritures et la misogynie.
Les scénarios des films d’Argento sont souvent basique et composés d’incohérences, voire d’idées folles ! Malgré son passé de scénariste[9] ce n’est clairement pas l’écriture sur lequel il se concentre. La plupart des critiques sont unanimes là-dessus. Ainsi, nous avons souvent le droit à des scènes de faux-raccord et tout simplement impossibles, comme ce personnage qui surgit derrière l’héroïne du Syndrome de Stendhal alors qu’elle parle au téléphone avec lui, ou bien le tueur qui prend une voix difforme dans un moment où il ne lui sert à rien de masquer sa vraie voix dans Le sang des innocents. Au niveau de la caractérisation des personnages, et a fortiori des tueurs, les explications sont psychologisantes et sont tirées des théories les plus expérimentés des piliers de bars, à l’instar des tueurs de L’oiseau au plumage de cristal, Quatre mouches de velours gris, Les frissons de l’angoisse ou de Ténèbres. Les idées que l’on peut soit considérer comme folles, soit comme stupides, sont légion : la rétine qui capte les derniers éléments de la vie dans Quatre mouches, l’enfant tueur défiguré et la revanche du singe dans Phénomena, l’enfant qui se fait passer pour un nain tueur dans Le sang des innocents, le tueur qui décapite car fasciné par la révolution française dans Trauma[10], etc. Nous pourrions probablement en citer d’autres. La force de Suspiria c’est que l’histoire est délibérément faible pour mieux servir l’image et la musique. A la limite les quelques incohérences peuvent s’expliquer par le pouvoir des sorcières et n’en sont pas vraiment. En y regardant de près, le long-métrage pourrait presque être un film de la société anglaise Hammer, en enlevant la couleur particulière de Suspiria pour quelque chose de plus terne, en mettant une musique moins rock et plus classique, puis en demandant aux acteurs de surjouer.
Le deuxième écueil évité est donc la misogynie, un autre élément récurrent de la filmographie du réalisateur[11]. La mise à mort des femmes est montrée avec un soupçon d’allégresse et d’érotisme (usage du couteau dont on connait le sens métaphorique) propre au giallo de l’époque. Certes, mais on nous dira que la majorité des tueurs d’Argento sont des tueuses : c’est vrai, mais il faut voir que chacune d’entre elles souffrent de problèmes psychologiques proche de l’hystérie, à cause d’un viol ou d’un évènement traumatisant, donnant l’impression que ces personnages ne sont motivés que par la folie et que la femme se trouve, sauf rare exception, coincé entre deux rôles chez Argento. Soit il s’agit de la douce jeune fille en formation, soit celle dont la psychologie est devenue foncièrement dépravée et va commettre des crimes abominables. Chez Suspiria cet élément ne se trouve pas, ni chez le personnage principal, ni chez Helena Markos, la grande méchante du film (la Mater Suspirium). Le film est pensé comme un conte, un rite initiatique du passage à l’âge adulte, avec une Suzy Bannion qui souhaite qu’on la considère comme une adulte et qu’on ne décide pas à sa place, comme lorsqu’elle est outrée de se retrouver de manière obligatoire dans le dortoir de l’académie alors qu’elle souhaitait rester chez son amie. Le personnage même très superficiel s’affirmera en découvrant le secret des sorcières, puis en battant la méchante sorcière et en détruisant la maison de celle-ci.
On comprend d’autant mieux cela que si le film se passe avec des jeunes adultes, les personnages étaient originellement des enfants de 12-13 ans avant que cela ne soit refusé par les producteurs. Afin de conserver cet aspect enfantin, Dario Argento a demandé à ses actrices d’agir comme des petites filles. Celles-ci ont donc des comportements infantiles et ne peuvent subir le point de vue misogyne du réalisateur. Pour accentuer le côté enfantin, le réalisateur a fait surélever les poignées de portes afin que les personnages semblent plus petits.
Au sujet de la sorcière, concrètement il s’agit de celle de Blanche-Neige, tout d’abord par son aspect grotesque et déformé, puis par détails comme le fait qu’elle ensorcèle le personnage principal par la nourriture à l’instar de la méchante sorcière de Disney offrant la pomme empoisonnée à Blanche-Neige. Helena Markos, la Mater suspirium, l’antagoniste principal du long-métrage, est caractérisée comme une ancienne sorcière d’origine grecque s’étant installée à Fribourg pour enseigner la danse et l’occultisme. Magicienne puissante, elle est surnommée la Reine noir[12] par ses fidèles. A l’instar des autres sorcières elle sert uniquement le mal dans le but de profiter d’avantages. Quasiment invisible à l’écran, sa présence se fait sentir par ses soupirs dans le dortoir, par la musique ou par les mouvements de caméra. Ses pouvoirs sont immenses et la rendent presque omnisciente, d’autant que malgré son corps âgé, elle peut par sa projection astrale se métamorphoser en qui elle veut afin de tuer, voire de prendre possession d’un corps. C’est dans Inferno que l’on découvrira qu’Helena Markos est encore plus puissante et plus ancienne que l’on pourrait penser, celle-ci faisant partie des Trois mères, une trinité de sorcières vieilles de plus d’un millénaire et dont les pouvoirs sont quasi-divin, l’une des sœurs de Markos, la Mater Tenebrarum, s’identifiant même à la Mort.
Un autre thème spécifiquement argentien du film est celui de la mémoire d’un évènement qui renferme un secret et dont il faut décrypter le sens afin d’avoir la clé de l’histoire. Il s’agit du thème récurrent du réalisateur et qui sert de trame narrative à une majorité de ses œuvres comme L’oiseau au plumage de cristal, Les frissons de l’angoisse, Trauma ou Ténèbres. Le réalisateur attend du spectateur qu’il cherche à décrypter l’image, à comprendre ce qu’il a vu, qu’il soit attentif et qu’il sache lire une scène. Ici, la mémoire du personnage lui permettra de découvrir la porte secrète derrière laquelle les sorcières font leurs rites.

Contrairement à d’autres cinéastes italiens de son époque, Argento n’est pas très intéressé par la politique et on ne peut considérer que Suspiria dans son ensemble possède un message. Cependant, l’une des scènes peut avoir un sens politique. En effet, lors du meurtre du pianiste aveugle et qu’il se trouve sur une grande place sombre, la Mater dont la présence se fait sentir, se pose sur une statue d’aigle sur l’un des bâtiments avant de fondre sur sa victime (grâce à la caméra), juste avant que le chien ensorcelé de l’aveugle ne lui saute dessus. La statue de l’aigle a été construite sous Hitler et la place était un endroit où Hitler faisait ses discours[13]. Selon Argento, c’est le fantôme du nazisme qui fond sur l’aveugle. Même si rien ne permet de l’étayer, on peut se demander la véritable nature du mal dans Suspiria et s’il ne s’agit tout simplement pas du fascisme. En effet, l’Italie a été le berceau du fascisme et à l’instar d’autres pays, à la fin de la guerre tous les fascistes n’ont pas été épurés, certains retournant à une vie normale et à des postes haut-placés sous le regard de leurs adversaires avec lesquels ils sont obligés de cohabiter. La question du fascisme est encore aujourd’hui brûlante en Italie et à l’époque, celle des années de plomb et des attentats fascistes, elle était encore plus chaude. Pour l’anecdote, l’oncle du réalisateur a lui aussi été fasciste sous Mussolini.
Parlons un peu plus du réalisateur du film, Dario Argento. Celui-ci est né en 1940 du fruit de l’union du producteur Salvatore Argento (qui produira une partie de ses oeuvres) et de la photographe de mode brésilienne Elda Luxardo. Cela permet au jeune Dario de baigner dans le milieu de l’art dès son enfance. Etudiant en France, il découvrira la Cinémathèque. De retour en Italie, le jeune cinéphile deviendra critique dans le journal Paese Sera, ce qui l’amènera au gré de ses rencontres à devenir scénariste, notamment pour l’un des célèbres films de Sergio Leone avec son ami Bertolucci. Il passera enfin derrière la caméra en 1970 pour L’oiseau au plumage de cristal qui reçoit un bon accueil, marquant ses premiers amours avec le giallo, un genre cinématographique italien à la frontière entre policier, horreur et érotisme. Le père de ce genre est sans conteste le réalisateur Mario Bava, à qui on doit des films comme Le masque du démon, Six femmes pour l’assassin ou La baie sanglante. Giallo est en fait le nom utilisé pour désigner les romans policiers en Italie, à cause de la couleur jaune des romans. Le genre est de loin celui qu’Argento a le plus exploité au cours de sa carrière. Tous ses films surfent sur le policier ou l’épouvante, sauf la comédie Cinq jours à Milan, son quatrième film. L’oiseau est le premier d’une trilogie dites animales avec Le chat à neuf queues et Quatre mouches de velours gris, dont les seuls liens sont les titres faisant référence à un animal. Avec le chef d’œuvre Les frissons de l’angoisse il remporte assez de succès, notamment grâce à sa première collaboration avec le groupe Goblin, qui se poursuivra au film suivant, à savoir Suspiria. De sa carrière, la plupart des critiques s’accordent que sa période dorée va des années 70 à la fin des années 80, que les années 90 comportent quelques bonnes trouvailles, plus ou moins contestées par certains, mais annonçant déjà la chute du Maestro dans les années 2000, ses films étant tous des échecs commerciaux et critiques.
Pour revenir aux Frissons de l’angoisse, ce film marque sa rencontre avec une personne importante dans la suite de sa carrière : Daria Nicolodi. Actrice dans le film, elle deviendra sa compagne. Plus encore qu’une actrice récurrente dans sa filmographie, elle sera en quelque sorte la muse de ses futurs œuvres en l’initiant à sa passion pour l’occultisme et à l’une des inspirations du film, le livre Confessions d’un mangeur d’opium anglais de Thomas De Quincey (1821), où l’on trouve la référence aux Trois Mères qui servira de base pour la trilogie d’Argento. Une autre source d’inspiration est, selon Nicolodi, l’histoire de sa grand-mère s’étant rendue dans une école de piano dirigée par des sorcières dans sa jeunesse. Vraisemblablement les scénarios de Suspiria et d’Inferno lui doivent beaucoup mais Argento rechignera à le reconnaître, celle-ci devant batailler pour que son nom apparaisse dans le générique de Suspiria en tant que coscénariste. Elle pouvait d’autant plus le demander qu’elle a écrit le personnage principal pour pouvoir l’incarner avant qu’on ne lui refuse… Les relations se détérioreront peu après avec le réalisateur. Elle incarne tellement la saga qu’elle tentera avec le réalisateur Luigi Cozzi de réaliser le troisième volet officieux des Trois Mères avec le film The black cat. A noter que désormais Argento refuse de reconnaître le rôle prépondérant de Nicolodi dans la création du film…
En plus de De Quincey, comme nous l’avons dit le film s’inspire beaucoup de l’univers de Walt Disney, mais aussi des contes de Grimm. Il est aussi probable que l’inspiration vienne du passage du réalisateur durant son enfance dans une vieille école aux professeurs stricts, mais aussi de ses cauchemars. Afin d’écrire Suspiria, Argento et Nicolodi ont visité de nombreux lieux liés à la magie en Europe. Il a aussi selon lui été avec son frère Claudio Argento à Dornach, près de Bale, visiter la communauté ésotérique de Rudolf Steiner. Un endroit qui possédait d’étranges petites villas qui l’inspireront pour le film. La majorité du film a été tourné au studio De Paoli à Rome. La plupart des bâtiments du film ont été fait en studio, dont la façade de l’académie, inspiré de la Whale House de Fribourg. Suspiria est sorti en Italie le 1er février 1977. Le film rencontra un grand succès au box-office, notamment aux Etats-Unis et reste à l’heure actuelle le film le plus financièrement rentable d’Argento.
Quel est le spectateur visé par cette œuvre ? Tout d’abord nous pourrions dire la masse, celle qui aime aller voir des films d’horreur au cinéma, mais on sent que le réalisateur s’adresse aussi spécifiquement aux adolescents en formation, aux passionnés de cinéma qui savent décoder une image et aux amoureux de la peinture. Encore maintenant c’est un très jeune public qui découvre le travail d’Argento au cinéma. Sur ce dernier point, selon le critique de cinéma Jean-Baptiste Thoret, les jeunes seraient attirés par Argento à cause du passage à l’âge adulte qui est le thème de la majorité des personnages des films du réalisateur, et tout simplement à cause de l’esthétique[14] particulière de sa filmographie.
Toutefois, on peut se demander si cela ne participe pas à mettre de côté les autres grands cinéastes italiens qui cherchaient à faire réfléchir leurs contemporains. Car à dire vrai s’il y a une chose qu’on pourrait reprocher au cinéma d’Argento c’est de se concentrer tout le temps sur les sensations plutôt que sur la réflexion, un peu à l’image de certains courants antirationaliste ayant gagné en importance ces dernières années et qui prônent la redécouverte du monde par les sensations et non la raison. C’est aussi un problème du genre horrifique en général qui montre l’affrontement avec des créatures non maitrisables et dont on doit avoir peur. C’est donc en quelque sorte abdiquer face à des forces occultes bien plus puissantes que nous. La résolution du mystère ou le fait d’arriver à vaincre la créature pouvant gâcher pour certains spectateurs l’aspect terrifiant du film ; alors que le mouvement progressiste rationaliste des Lumières a tenté de donner à la majorité le moyen de maîtriser son environnement, d’être libre et de réfléchir par soi-même grâce à la raison, en s’attaquant aux vieux mythes et aux origines de certaines autorités, tout cela dans le but de libérer l’homme de sa servitude. Cependant, l’auteur de ces lignes ne demande pas à ce qu’on jette le genre horrifique, certains réalisateurs ayant pu démontrer la possibilité d’utiliser celui-ci de manière progressiste. Il manque de réalisateurs et d’histoires – avec le budget qui va avec bien sûr- permettant de raconter une histoire d’horreur où les êtres humains ne sont pas forcément réduit sans fin à être victime d’une entité démoniaque invincible, mais capable de vaincre grâce à l’intelligence et à la raison, voire de remiser au placard toutes les vieilles légendes au passé.
[1] Voir Le rough guide des films d’horreur d’Alan Jones, page 164.
[2] Sous-genre du cinéma italien à mi-chemin entre le film policier et le film d’horreur.
[3] Son film précédent avant celui critiqué ici.
[4] Mad Movies hors-série, novembre 2010 : « Dario Argento, le maestro du macabre », page 137.
[5] Ciné-club de l’université de Genève, critique sur Suspiria par Diana Barbosa Pereira, janvier 2018.
[6] Par exemple le peintre Georges de la Tour pour le film Le fantôme de l’opéra.
[7] Magazine précité, page 8.
[8] Hommage au giallo (jaune en italien), le genre cinématographique qui a fait connaître Argento ?
[9] Il a coscénarisé Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone avec Bertolucci.
[10] Ce qui est d’ailleurs une incohérence, car son amour de la décapitation s’explique de manière plus rationnelle dans le long-métrage des années 90.
[11] Une misogynie pouvant se transformer en homophobie dans le cas des Frissons de l’angoisse, où l’un des personnels est clairement homosexuel par dégoût des femmes après que sa mère eut assassiné son père étant enfant.
[12] Encore une référence à Blanche-Neige.
[13] « [CINE-CLUB] Dario Agento et Christophe Gans à propos de Suspiria », LaCinetek, 05/07/2019.
[14] « Le cinéma est mort : Dario Argento par Jean-Baptiste Thoret », 12/07/2019.