La planète sauvage : éloge de la connaissance

« Le monde n’a de sens que si on a le courage de le réinventer ».

Cette citation nous vient de René Laloux, cinéaste d’animation français spécialisé dans la science-fiction et grand humaniste. Elle personnifie bien son tout premier long-métrage La planète sauvage sorti en 1973, racontant la révolte des Oms contre l’oppression de géants bleus extraterrestre.

Pendant longtemps au cinéma deux genres furent sous-estimé, moqué et considéré comme bas de gamme, malgré une pléthore d’œuvres amenant petit à petit vers une certaine maturité : la science-fiction et le film d’animation. Le premier était souvent déconsidéré car vu comme un genre mineur, pour les rêveurs malgré les grands noms qui s’y sont essayés, et parce qu’à l’époque au cinéma les effets spéciaux n’étaient pas assez avancés pour donner autre chose que des films bis construits avec deux trois bricoles. Au sujet du second, avec le succès de Walt Disney, les films d’animations étaient davantage destinés aux enfants. En France, on atteignait son paroxysme de déconsidération pour les deux genres, malgré l’essor de la BD de SF dans les années 60 et 70[1], alors quand René Laloux décide de sortir en 1973 un film d’animation français, destiné aux adultes, de science-fiction et utilisant en plus une animation différente de celle des cartoons, c’était un pari risqué ! Ce pari fut donc La planète sauvage, deuxième film d’animation français après La bergère et le ramoneur de Paul Grimault dans les années 50, dessiné par l’artiste Roland Topor. Le film fut un petit succès en salle, en particulier aux Etats-Unis grâce à Roger Corman qui le diffusa sous le titre Fantastic Planet, et reçu de nombreux prix, comme le prix spécial du jury à Cannes en 1973[2] ou le prix Saint-Michel à Bruxelles en 1974.

Le film a influencé plusieurs cinéastes : le plus évident est bien sûr James Cameron dont les géants bleus d’Avatar (2009) sont inspirés des extraterrestres de Laloux. L’animation japonaise a aussi été très influencés par le long-métrage, à l’instar d’Hayao Miyazaki et de Katsuhiro Otomo.

Voilà l’histoire du film : les Draags, un peuple de géant bleu adepte de la méditation, possèdent une espèce appelée Oms récupérée sur une lointaine planète, dont les membres sont soit des animaux domestiques soit des nuisibles. L’un des Oms domestique, Terr, va par inadvertance apprendre des Draags et avoir accès à leur savoir, ce qui l’entrainera à se rebeller contre ses maitres.

Le film est tiré du roman Oms en série de Stefan Wul (1957), même si de nombreux éléments du roman ont été modifié dans le film, en premier lieu l’existence de la fameuse Planète sauvage et le nombre de personnages fut sensiblement réduit.

La première chose dont on doit parler dans le film c’est de la technique d’animation utilisée, assez peu banal : le papier découpé en phase[3]. C’est une technique qui permet aux animateurs de dessiner le décor et de faire bouger le personnage découpé en dessinant plusieurs phases de ses mouvements, afin d’assurer plus de fluidité que dans la technique du papier découpé articulé, qui est simplement un personnage que l’on fait bouger grâce à un fil[4]. Selon Laloux, c’est une idée du dessinateur tchèque Josef Kabrt de l’utiliser pour le film. Cette technique permettait de conserver la beauté graphique de l’univers de Topor tout en gardant une certaine animation fluide. Laloux détestait l’animation mainstream de Disney sur celluloïd qui selon lui ne permettait pas de conserver une animation riche et détaillée comme lui souhaitait le faire. Cependant le plus gros souci c’est qu’il s’agit d’une animation qui coûte cher à produire.

Le film est tourné du point-de-vue des Draags, dans le sens où le monde de La planète sauvage est vu de leur taille, ce qui permet d’accentuer le fait que l’Oms est tout petit dans un univers où il n’est qu’une fourmi à la merci de prédateurs géants.

La première scène du film montre justement une femme courir avec son bébé entre les bras dans un territoire étrange et semblant hostile. Le paysage ayant l’air beaucoup plus grand qu’elle nous somme installé dans le fait qu’elle est toute petite. S’ensuit la rencontre avec un doigt de géant bleu qui la pousse elle et son enfant, avant de lui mettre des obstacles sur sa route et de la tuer par inadvertance. Une fois la mise à mort effectuée l’image remonte et nous nous rendons compte que ses bourreaux… ne sont que des enfants Draags qui pensaient jouer avec elle.

Le rythme est lent et poétique, ce qui peut faire penser à une autre caractéristique des Draags : leur vie s’écoule moins vite que les Oms, une année de ces derniers correspondant à une semaine des Draags. Un peu comme l’être humain et ses animaux domestiques.

La narration du film est à la première personne, celui du personnage principal Terr, que Laloux caractérise comme un « imbécile stalinien »[5]. Le fait que celui-ci parle en voix-off permet de nous attacher à lui et de comprendre ce qui se passe, mais a le contre-coup de nous faire sortir de cette histoire merveilleuse. Selon le réalisateur c’est parce qu’à l’époque l’équipe du film avait peur que sans voix-off le spectateur ne comprenne pas ce qui se passe. Toutefois, cela nous permet aussi en ayant une sorte de distance avec l’histoire de mieux réfléchir sur le sens du film.

C’est donc Terr que nous allons suivre et qui sera notre personnage en rébellion contre le sort fait aux Oms, du fait de son apprentissage des Draags. Dans une scène où les Draags forcent leurs animaux à combattre, Terr préfère résister et faire le contraire des ordres de ses maitres. Celui-ci finira par fuir, constatant que les relations avec sa maitresse Tiva se sont dégradées, non sans récupérer avec lui les écouteurs des leçons Draags lui permettant de faire connaître le savoir aux autres Oms. En cela, la parallèle est facile avec le titan Prométhée connu dans la mythologie grec pour avoir volé le feu de la connaissance des dieux pour les hommes afin qu’ils puissent se défendre face aux autres espèces[6].

 Le savoir est une forme de pouvoir et c’est d’ailleurs ce qui va permettre aux Oms de vaincre. La progression est nette dans le film : d’abord en apprenant à lire le langage des géants bleus, les Oms arrivent à éviter les pièges et à récupérer leurs aliments, puis grâce aux outils récupérés ils arrivent successivement à abattre une créature ailé mangeuse d’Oms et un Draags, avant de construire une fusée pour la Planète sauvage où ils découvrent le secret des Draags et leur point faible, ce qui oblige ces derniers à collaborer pour assurer leur pérennité en tant qu’espèce. A noter que le savoir est aussi indiqué comme moyen pour créer un rapport de force dans la résolution de conflit, ici celui entre deux espèces. René Laloux expliquait volontiers que pour lui l’opposition se trouvait plus entre intelligence et abrutissant plus qu’entre bon et mauvais[7]. Il faut dire que le réalisateur croyait au progrès humain par les sciences. C’est d’ailleurs par stupidité que les Draags font subir des violences aux Oms : ils ne se rendent pas compte qu’il s’agit d’une espèce intelligente.

Un autre point du film c’est l’extraordinaire cruauté, en particulier ceux des Draags (et encore certains rites humains ne sont pas mieux) et de certaines des bestioles de la planète, comme cette étrange créature en cage s’amusant à piéger les « oiseaux » sans autre but que de les tuer par plaisir, ou cette scène du bébé qui sort de l’œuf aussitôt pour être mangé par une créature. Les géants bleus font subir à leurs Oms (excepté les domestiques) des violences assez atroces, comme en atteste les fréquentes désomisation visant à gazer les Oms. Cette dernière fait référence à la Shoah. L’attitude des Draags doit nous amener en tant que spectateur à réfléchir sur la façon dont nous traitons nos animaux de compagnies et en général chaque vie sur terre. Il y a un certain éloge de la paix à la fin du film, les Draags et les Oms ne pouvant pas s’entredétruire sont obligé de vivre en harmonie en tant que deux espèces intelligentes.

Le film marque une grande influence des surréalistes : Topor est un dessinateur très inspiré des surréalistes et les paysages du film font penser à des tableaux du peintre Salvador Dali. Certaines créatures ressemblent d’ailleurs à un cadavre exquis. La musique très psychédélique d’Alain Goraguer est là pour accentuer le caractère oppressif de l’œuvre, tandis que le musicien de jazz Jean Guerin a permis de créer un paysage sonore avec le bruit des diverses créatures peuplant la planète.

René Laloux est né le 13 juillet 1929 à Paris. Il découvre très tôt le dessin, le cinéma, la BD et le dessin animé. A 17 ans, il quitte sa famille et va vivre de divers métiers, montant quelques pièces et se découvrant même une passion pour les marionnettes avant de devoir brutalement arrêter. De 1956 à 1960, il sera moniteur au sein de la Clinique de La Borde à Cour Cheverny, clinique avec des nouveaux traitements plus humains des malades mentaux. Il montera divers projets artistiques avec les malades, dont le plus connu est le court-métrage Les dents du singe, scénarisé et dessiné par les patients eux-mêmes. C’est grâce à ce court-métrage qu’il fera la connaissance du dessinateur Roland Topor avec qui il réalisera le court-métrage Les Temps morts puis Les escargots. Ces deux films ayant été des succès, les producteurs les ont lancés vers la création d’un film, d’abord pensé comme une adaptation de Gargantua de Rabelais, avant que soit décidé le film que nous traitons aujourd’hui. Après 1973, René Laloux a pu tourner deux autres long-métrages dans les années 80, Les maitres du temps avec des dessins de Moebius et Gandahar avec les dessins de Philippe Caza.

Le scénario du film qui allait devenir La planète sauvage a été écrit en 3 semaines à la pointe de Belle-Île avec Topor, dans la maison de l’épouse du réalisateur Jacques Collombat. Topor et Laloux ont adapté une œuvre française de science-fiction pour au moins deux raisons : tout d’abord pour une question de facilité à obtenir les droits et parce qu’il est plus facile d’adapter un auteur français car ils partagent une culture commune.

Le film étant trop cher à produire en France, les producteurs ont décidé de délocaliser la création du film en Tchécoslovaquie, sachant qu’il s’agissait d’un haut-lieu de l’animation et qu’il venait juste d’être signé en 1967 un protocole d’accord de coproduction avec la France. Ils étaient d’abord en centre-ville, puis à cause d’un problème de métro, le studio fut déplacé à la périphérie de Prague[8]. L’un des gros points fort de Prague c’est d’avoir à disposition un banc-titre permettant de filmer image par image. En fait, le tournage dura six ans car Laloux a rencontré un problème de nature historique : le printemps de Prague de 1968 et le resserrement de la vis au niveau politique[9]. Suite à cela, la vie était désorganisée et les responsables administratifs et politiques tchèques ont menés la vie dure à Laloux, car il était le seul français sur le tournage, notamment en l’accusant d’anticommunisme afin de pouvoir récupérer la mainmise sur le film. Le tournage a même été stoppé pendant 6 mois parce que les tchèques voulaient arbitrairement changer les clauses du contrat, ce que refusait les producteurs français !

Malgré ses soucis avec les autorités tchèques, Laloux a pu compter sur les animateurs tchèques qui ont été conquis par le projet après la découverte des premières images du film. Il a pu aussi s’appuyer sur l’animateur tchèque Josef Kabrt qui a recopié les dessins de Topor, ce dernier n’étant pas sur place car refusant de passer plusieurs années de sa vie sur un long-métrage. D’après certains les relations de Laloux et de Kabrt n’ont pas été de tout repos[10], cependant le réalisateur reconnait volontiers son talent et son aide précieuse.

Malgré les gros soucis rencontrés en Tchécoslovaquie, arrangé en rien par le fait que Laloux ne savait pas parler le tchèque, il en garda tout de même une bonne expérience :

« Le jeu en valait la chandelle, même si ce fut réellement très pénible. (…), ce fut une expérience très excitante, artistiquement parlant. »[11] 

Au sujet du spectateur recherché, c’est René Laloux qui s’exprime le mieux là-dessus :

« Quand je fais un film, je cherche d’abord à me faire plaisir, sans viser de classe d’âge particulière. Quand nous avons débuté dans la profession, dans les années cinquante-soixante, nous étions un certain nombre de jeunes à vouloir rompre avec l’animation traditionnelle américaine destinée aux très jeunes enfants. Nous visions donc un public d’adultes que nous n’avons finalement pas tellement rencontré, sauf peut-être avec La Planète sauvage. Nous nous sommes rendus compte qu’il y avait un problème de public par rapport à l’imaginaire. Un enfant de cinq ou six ans dispose d’un extraordinaire appétit d’imaginaire. Curieusement, en devenant adulte, cet enfant va développer une certaine impuissance à gérer ses rapports à l’imaginaire. En fin de compte, pour moi, le public idéal de La Planète sauvage se situerait entre quatre et dix ans. (…) Quand je fais un film, je me dis qu’il faut surtout pas que le spectateur de quatre à dix ans regarde ce même film avec condescendance ou mépris en arrivant à l’âge de trente ans… Le malheur c’est que les adultes ont une conception fausse de l’enfance. Ils poussent les enfants à intégrer un monde aliéné et leur font perdre, ainsi, tout goût pour l’imaginaire. »[12]

En guise de conclusion, les tchèques ont été très réticent à sortir le film dans leur pays et il n’a d’ailleurs été diffusé que dans quelques salles du pays. En fait, ceux-ci ont eu peur après le printemps de Prague que les Draags représentent les soviétiques, ce qui n’était bien sûr pas l’objectif des créateurs du film ! C’est fort dommage et montre une pensée à courte vue, car au fond le message du film épouse assez bien leur idéologie, la philosophie marxiste et communiste en général puisant ses sources dans l’Humanisme et les Lumières. Le film fait l’éloge d’êtres intelligents sortant de leur obscurantisme par le savoir pour obtenir une société de « coopérateurs civilisés »[13], capable en s’unissant, comme le prolétariat contre le patronat décrit par Marx et Engels, de créer un rapport de force suffisant pour obtenir victoire. Les Draags peuvent être facilement assimilé aux capitalistes, même si la parallèle n’étant pas total, les capitalistes et les prolétaires étant de la même espèce contrairement aux Oms et aux Draags, mais la fin indique à peu de choses près le projet communiste : le rapport d’exploitation et d’oppression des Draags sur les Oms a disparu au profit d’une société harmonieuse.


[1] C’est tout de même l’époque de l’essor de Métal hurlant. « Les Chroniques de l’Animation – La Planète Sauvage », Coinkrand, 03/04/2017.

[2] Il s’agit du tout premier film d’animation à être primé à Cannes.

[3] « René Laloux à propos de La Planète Sauvage (7/15) », William Jones, 28/07/2018.

[4] Une technique utilisée pour son court-métrage Les escargots avec les dessins du même Topor.

[5] Selon lui c’est parce que Terr est monolithique comme personnage…

[6] La métaphore est bien entendu renforcée par la taille des Draags.

[7] « René Laloux – interview », Lacitebd, 07/01/2016.

[8] Studio qui sera nommé plus tard Studio Jiri Trnka, du nom du célèbre animateur tchèque.

[9] D’après André Valio-Cavaglione, producteur du film, le directeur de la cinématographie tchèque ayant donné son agrément pour le contrat de co-production a été arrêté suite au printemps de Prague.

[10] « La Planète sauvage / CPSM #21 », Eliot Mini, 06/03/2015.

[11] Les mondes fantastiques de René Laloux de Fabrice Blin, page 55.

[12] Les mondes fantastiques de René Laloux de Fabrice Blin, page 100.

[13] Une notion de Lénine caractérisant le communisme.

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